Turquie : le pouvoir militaire en recul

Le rapport de forces est peut-être en train de changer entre l’armée et le pouvoir civil à Ankara. Mais ce changement n’est pas encore synonyme de démocratie. Source : deux articles publiés par le German Marshall Fund www.gmfus.org. Change management : deciding who is in charge in Turkey, par Soli Ozel. Receding power of Turkey’s military : a leap for democracy or another power struggle ? par Amberin Zaman.            

Les militaires turcs viennent de perdre une bataille face au pouvoir civil en Turquie : une loi votée par le Parlement interdit désormais aux tribunaux militaires de poursuivre des civils et autorise les tribunaux civils à poursuivre des militaires. Si la Cour constitutionnelle, saisie par le Parti républicain, principal parti d’opposition, n’y met pas son veto, un sérieux coup d’arrêt sera porté au pouvoir de l’armée. 

Deux études publiées par le German Marshall Fund, un centre de recherches américain, soulignent ce basculement dans le rapport de forces entre militaires et civils. Soli Ozel, professeur de relations internationales à l’Université Bilgi d’Istanbul, note que « l’armée se retire à contre-cœur de l’espace politique qu’elle occupait depuis longtemps et qui n’aurait jamais dû être le sien dans un régime démocratique ». 

Selon lui, les militaires ont perdu beaucoup de leur prestige en refusant de s’adapter aux nouvelles réalités de la Turquie et de ses alliances. Leurs interventions politiques ont accru leur « crise de légitimité ». Les plus lucides des chefs militaires n’ont pas été entendus. L’armée est aujourd’hui déconsidérée pour avoir longtemps « abusé de son pouvoir et freiné les avancées démocratiques ».

La révélation par le quotidien Taraf d’un plan d’action attribué aux militaires et visant à discréditer l’AKP, parti islamique au pouvoir, et l’un de ses principaux soutiens, le mouvement islamique Gülen, n’a fait qu’accroître la méfiance à l’égard de l’armée. « L’armée n’est plus intouchable », affirme Amberin Zaman, correspondant du Financial Times en Turquie. Aussi la nouvelle loi est-elle largement saluée comme un « grand bond en avant » pour la démocratie. 

Cet affaiblissement de l’armée est-il vraiment un progrès de la démocratie ? Ce n’est pas si sûr. Pour Soli Ozel, la mainmise du pouvoir civil ne suffit pas garantie la démocratisation, d’abord parce que les hommes politiques turcs ne se sont pas vraiment distingués dans le passé par leur esprit démocratique, ensuite parce que l’épisode révèle la puissance grandissante du mouvement Gülen, cible du plan d’action. Pour Amberin Zaman (Financial Times), la volonté du parti au pouvoir de réduire l’influence de l’armée traduit moins son attachement à la démocratie que son désir de renforcer son contrôle sur la vie politique.

On assiste surtout, selon les deux auteurs, à une bataille pour le pouvoir. Amberin Zaman parle d’une lutte entre les vieilles élites et une nouvelle classe d’entrepreneurs pieux d’Anatolie. Toutefois, le problème vient aussi de l’attitude du Parti républicain, qui est le plus ardent adversaire des réformes pro-européennes engagées par Ankara au lieu d’en être le fer de lance. 

Aussi apparaît-il comme l’allié privilégié des généraux, dont le seul but est de maintenir leur position dominante. La Parti républicain est « plus militariste que les militaires eux-mêmes », affirme Soli Ozel. Dans ces conditions, le chemin de la démocratie paraît encore incertain. Il appartient aux deux grands partis, concluent les deux auteurs, de s’entendre sur un vrai projet de démocratisation. Le public attend de ses dirigeants civils qu’ils s’engagent fermement à établit un Etat de droit et à mettre en place les institutions d’un régime démocratique.