Ukraine : la guerre est déclarée

L’attaque de l’armée russe contre l’Ukraine a commencé. On n’est qu’au début d’un conflit qui va durer et qui est fondamental. Après avoir reconnu comme républiques indépendantes deux régimes fantoches dans une partie de deux régions ukrainiennes, Vladimir Poutine, le président russe, a lancé une guerre contre toute l’Ukraine, une république indépendante reconnue dont il nie le droit à l’existence. Il le fait sur la base de mensonges qui ne sont pas seulement une offense à tous ses partenaires potentiels, mais surtout à ses compatriotes et à ses „frères et soeurs“ ukrainiens qu’il prétend vouloir sauver du „régime de Kiev“. Volodymir Zelensky, le président ukrainien, vient de déclarer l’état de guerre. Et on ne peut qu’espérer que les actes de guerre seront stoppés le plus vite possible. Le monde a droit à un spectacle mortel, mais aussi confus, humiliant et ridicule. Et il n’a que peu de moyens de s’y opposer, si ce n’est de soutenir l‘attaqué. A quoi faut-il s’attendre ?

D’abord la confusion va rester. Cela va rendre difficile la manière dont l’Occident va pouvoir réagir. Et c’est l’Occident, ce n’est pas l’Ukraine, qui est visé avant tout par ces mesures de l’ancien officier du KGB qu’est resté le maître du Kremlin. Semer la confusion, organiser des camouflages pour atteindre ses objectifs sans jamais les préciser ou les découvrir, cela fait partie, on doit le supposer, de la formation de base des agents des services secrets. Car c’est par le modèle de société occidental, aussi fragile qu’il soit, que le système du pouvoir poutinien („la verticale du pouvoir“) est menacé : par une société civile dans un État de droit ; par une liberté d’expression et de presse qui permet l’opposition au gouvernement ; par un contrôle parlementaire du pouvoir avec possibilité de changement pacifique de celui-ci après un vote démocratique.

Au sommet et dans l‘impasse

Après vingt-deux ans au pouvoir, Poutine se trouve au sommet et dans l’impasse. Au sommet, car il semble qu’il ait réussi à rétablir en quelque sorte l’ancienne autocratie des tsars russes. Un seul décide – c’est lui. Et il trouve plaisir à le démontrer à tout le monde – à regarder le spectacle qu’il a mis en scène quand il a réuni son „conseil de sécurité“ en séance publique au Kremlin (les membres de très haut rang comme des ministres ou des chefs de service étaient assis comme des élèves obéissants à grande distance devant leur professeur) et demandé à chacun, un par un, de se prononcer en public pour la décision qu’il avait prise, corrigeant le chef du renseignement extérieur qui avait donné la mauvaise réponse. Une procédure publique à la fois humiliante et ridicule.

Mais, en même temps, il semble dans l’impasse, car sans doute a-t-il peur que cette belle vie de tsar ne dure pas – comme cela s’est passé en Ukraine et en Géorgie où des autocrates ont été balayés du pouvoir. Les acteurs de l’Occident démocratique ont, quand même, affaire à ce président et à son équipe, clairement subordonnée, et ceci pour encore longtemps. Mais comment communiquer avec lui et sur quel sujet ? La Russie est une grande puissance. Et son président attend d’être traité comme un des Grands du monde. Il paraît obsédé par l’idée que l’Occident lui refuse le respect qui devrait aller avec ce statut de grande puissance.

Vladimir Poutine veut que la Russie soit traitée comme étant au niveau des Etats-Unis. C’est vrai pour la puissance militaire, le „hard power“, surtout calculée en têtes d’ogives nucléaires, ce n’est pas vrai pour tout le reste. En termes économiques, la grande Russie se trouve au même niveau que l’Italie. La majorité des Russes ne vivent toujours pas bien. Et en terme de mode de vie, de „soft power“, la Russie n’a rien à offrir. Si les Ukrainiens se sentent plus attirés par l’Ouest que par la Russie, et veulent en faire partie, c’est un refus du modèle de société à la Poutine. Aussi veut-il avoir son mot à dire sur les décisions politiques dans ce qu’il appelle „l’étranger proche“ et qu’il réclame comme zone d’influence.

Une demande inacceptable

Mais dans un système international de démocraties (et l’Otan, à laquelle il s’adresse, est un tel système), il n’y a pas de droit de regard de l’un sur les autres ; il y a influence, „soft power“, qui naît des sociétés, qui change et qui est fondée sur une certaine communauté des valeurs ; et il y a influence formelle réciproque sur la base d’accords conclus. Finalement, Poutine demande à l’Otan la „garantie“ qu’elle n’admettra jamais l’Ukraine – même si celle-ci le souhaite et si elle remplit les conditions posées par l’Alliance atlantique. Cette demande, comme les autres qu’il a présentées par écrit, n’est tout simplement pas négociable. Et il le sait.

De quoi, alors, et comment les acteurs de l’Occident devraient-ils parler pour négocier avec cet autocrate qui se déclare prêt au dialogue mais qui demande que ses demandes soient toutes satisfaites. La confusion persiste. La seule logique dans sa démarche semble être le recours à l’histoire millénaire de la Russie. Les Macron, Scholz, Biden, etc. auront du mal à tirer un sens de tout cela, à y trouver des sujets de discussion sérieux qui pourraient aboutir à des résultats raisonnables, avec un président qui ignore carrément tout appel à la modération, qui continue l’escalade, alors qu’il entend les demandes répétées d’une désescalade. De toute évidence, les conditions pour un dialogue sérieux ne sont nullement réunies.
Et pourtant, on ne peut pas ignorer ce qui se passe. Ce serait trop dangereux. Faut-il alors laisser tomber ? Ce serait dangereux, trop dangereux. Car les troupes russes attaquent le territoire ukrainien. 150.000 hommes étaient en attente aux frontières de l’Ukraine, on ne sait pas combien ils sont à l’intérieur de l’Ukraine, dans les „républiques“ fantoches ou bien, camouflées, au-delà ? Le Parlement ukrainien vient de déclarer l’état d’urgence. Une guerre plus large que ne l’attendaient, d’après ses renseignements, le président Biden, a commencé. La guerre hybride est en cours depuis déjà longtemps.

Trois défis urgents

Dans cette situation qui peut changer encore à tout moment, nos pays de l’Alliance atlantique se trouvent devant trois défis urgents – même s‘il y en a bien d’autres. Premièrement, il faut maintenir l’unité entre alliés qui a pu être réalisée jusqu’ici. Poutine peut se féliciter d’avoir remis le dossier „Russie“ sur la table des Américains qui avaient décidé de s’occuper davantage de leur vrai rival qui est maintenant la Chine. Mais il n’a pas réussi à diviser l’Alliance. Au contraire, il a contribué au renforcement des liens transatlantiques qui, après la période Trump, fonctionnent bien, aux plus hauts niveaux, au quotidien. Il serait important qu‘à Washington on retienne l’importance retrouvée de l’Europe pour la sécurité des États Unis, même s’il y avait changement de majorité.

Deuxièmement, le défi chinois pour les États-Unis n’a pas disparu. Ils continueront à s’en occuper. C’est aux Européens de s’organiser davantage pour bâtir leur structure propre de sécurité et de défense fiable. Ils doivent apprendre qu’il leur faut peser de leur propre poids pour être pris au sérieux, non pas tellement par les amis, bien que pour les Américains une Europe plus musclée serait une amie bien plus appréciée ; mais par les adversaires surtout qui ne comprennent que le langage de la force et du pouvoir. Les autocrates devraient comprendre qu’il faut qu’ils parlent avec les Européens unis.

Finalement, au sein de l’Alliance et de l’UE, en particulier en Allemagne, une réorientation des relations avec la Russie est urgente. On comprend bien pourquoi les nouveaux alliés de l’Europe de l’Est, qui sont également membres de l’UE, ont un regard différent sur la Russie que les alliés du sud. Il serait bien de redéfinir, ensemble, une nouvelle approche commune envers la Russie. Mais en Allemagne surtout il y a besoin d’un repositionnement. Il y a toujours eu un courant politique qui prône une relation „spéciale“ avec la Russie – pour des raisons historiques ou économiques. Ce courant a toujours une certaine influence au sein de La Gauche (issue du Parti communiste) et de l’extrême droite – ce que le gouvernement peut ignorer. Mais surtout le SPD, parti du chancelier, a un problème. Le parti de Willy Brandt et de sa politique de détente envers l’Union soviétique des années 1970 nourrit toujours une certaine nostalgie ; c’est dans notre ADN, disent certains. L’amitié personnelle entre Gerhard Schröder, l‘ancien chancelier SPD, et Vladimir Poutine, n’a pas aidé le chancelier Scholz à arrêter sa position dans le conflit actuel. Les événements qui se sont produits dans la nuit du 23 au 24 février permettront, du moins faut-il l’espérer, d’en finir avec cette nostalgie.

Le conflit va continuer. Il est devenu mortel ; il l’était déjà pour beaucoup dans l’est de l’Ukraine, depuis des années. Il est d’autant plus important que l’Ouest reste uni, que l‘Otan et l’UE décident, vite, dans quelle mesure ils peuvent se permettre de ne pas soutenir fortement leur proche partenaire, l’Ukraine, même s’il ne fait pas encore partie du club. En même temps il faut que l’Occident tout entier définisse sa position à l’égard de la Russie, aujourd’hui et pour demain – afin d’être prêt quand le tsar aura quitté la scène et qu’il sera possible de reprendre des relations de dialogue et d’amitié avec Moscou.