Il y a cinq ans, Vladimir Poutine avait soutenu Viktor Ianoukovitch, chef du Parti des régions (prorusse), en prenant publiquement position en sa faveur et en lui assurant le soutien de ses propres conseillers en communication et en organisation des élections. Mal lui en avait pris. Cette ingérence n’avait pas été étrangère à la victoire de Viktor Iouchtchenko, le candidat pro-occidental, propulsé à la présidence au troisième tour, à la suite de la « révolution orange ». Des dizaines de milliers d’Ukrainiens avaient campé dans le froid pendant des semaines sur la place centrale de Kiev, la capitale du pays, pour protester contre les fraudes et les manipulations qui, dans un premier temps, avaient assuré le succès de Viktor Ianoukovitch.
La Russie n’aura pas besoin cette fois de recourir à des manœuvres douteuses – encore moins à la force des armes, comme en août 2008, en Géorgie —, pour rétablir son influence politique sur l’Ukraine. En cinq ans, la situation a en effet bien changé. Il s’agissait alors pour la majorité des Ukrainiens, en particulier ceux qui vivent dans la capitale et dans la partie occidentale du pays, de se défaire d’un régime dit postsoviétique, marqué par la corruption, l’autoritarisme, l’imbrication du monde politique et des affaires, la complicité entre les dirigeants et les oligarques ayant confisqué à leur profit les grands complexes industriels. Il s’agissait aussi d’affirmer l’indépendance de l’Ukraine, sa volonté de se rapprocher de l’Europe au risque de distendre ses liens avec la Russie, contre le souhait d’une forte minorité russophone qui est installée principalement dans l’est du pays et qui a toujours le regard tourné vers Moscou.
Or le bilan de la « coalition orange » issue de la révolution éponyme ne plaide guère en sa faveur. Les alliés de 2004 se sont déchirés pendant cinq ans. Le président Iouchtchenko a été incapable de gérer sa rivalité avec l’égérie du mouvement, Ioula Timochenko, qui d’alliée est devenue une concurrente. Les deux se retrouvent candidats à l’élection présidentielle de cette année. Très impopulaire, Viktor Iouchtchenko n’a aucune chance de l’emporter. Ioula Timochenko est un peu mieux placée dans les sondages mais sa gestion en tant que premier ministre ne lui a pas assuré un grand soutien dans l’opinion. L’Ukraine est au bord de la faillite. Elle ne vit que sous perfusion du Fonds monétaire international. Le FMI lui a accordé un crédit record de 16,4 milliards de dollars (plus de 10 milliards d’euros) mais il refuse de lui verser la troisième tranche car loin d’engager des réformes de structure, les dirigeants ukrainiens continuent de creuser le déficit de l’Etat en accordant des hausses de salaires et de retraites incompatibles avec la situation financière du pays.
Le Kremlin a habilement exploité les divergences entre les politiques ukrainiens et a même jeté de l’huile sur le feu en déclarant, à plusieurs reprises, une guerre du gaz. En janvier 2009, la Russie a coupé les livraisons de gaz pendant deux semaines, amenant l’Ukraine au bord de la ruine et laissant dans le froid plusieurs pays européens. Gazprom a accepté de renégocier le contrat avec l’Ukraine – par laquelle passe actuellement la quasi-totalité des approvisionnements en gaz russe de l’Europe occidentale – tandis que Vladimir Poutine et Ioula Timochenko affichaient leur bonne entente. De là à penser que le Kremlin soutient discrètement la chef du gouvernement à l’élection présidentielle, il n’y a qu’un pas, qu’il faut se garder de franchir trop rapidement. Il n’a pas abandonné l’idée d’une victoire de Viktor Ianoukovitch. Au moins a-t-il deux fers au feu.
Et les pressions se poursuivent. Gazprom a rappelé que l’Ukraine lui devait, pour les livraisons du mois de décembre, 900 millions de dollars que la compagnie ukrainienne de gaz est bien incapable de verser. En septembre, le chef de Gazprom, Alexeï Miller, ne s’est pas gêné pour dire ce qu’il pensait de l’élection présidentielle : « J’espère qu’il n’y aura pas de catastrophe cet hiver », a-t-il déclaré.
Pas plus que celle de la Géorgie, Moscou ne remet pas en cause l’indépendance de l’Ukraine, même si la "Rus", ou « Russie kiévienne » du IXème siècle, est considérée comme le berceau historique de la Russie. L’objectif de ses dirigeants est d’avoir, à Kiev comme à Tbilissi, soit des gouvernements amis, soit des gouvernements suffisamment affaiblis pour ne plus représenter un risque pour le grand voisin. Le risque n’est évidemment pas militaire. Il est politique. Lors de la « révolution des roses » en Géorgie en 2003 et de la « révolution orange » en Ukraine l’année suivante, Vladimir Poutine a craint que les mouvements démocratiques ne fassent tache d’huile dans l’ensemble des républiques postsoviétiques, y compris un jour en Russie, remettant en cause le pouvoir de la nomenklatura qui s’est parfaitement adaptée au passage du communisme au capitalisme autoritaire.
Avec la guerre de l’été 2008, la Russie a réduit la Géorgie de Mikheil Saakachvili au silence en la dépeçant. En Ukraine, elle n’aura pas besoin de tirer un seul coup de feu pour que le vainqueur de l’élection présidentielle quel qu’il soit, respecte le rapport de forces. D’autant plus que les Occidentaux, qui ont soutenu avec plus ou moins de vigueur les révolutions de couleur, ont eux aussi compris la leçon. L’entrée de ces deux pays dans l’OTAN a été ajournée sine die depuis l’arrivée au pouvoir de Barack Obama. Les relations avec Moscou sont stratégiquement plus importantes que le sort des Géorgiens ou des Ukrainiens, surtout si ceux-ci se sont incapables d’avancer sur la voie de la transition démocratique. L’Union européenne a mis en place le « partenariat oriental » pour les Etats de l’ancienne URSS qui n’ont pas vocation à être intégrés rapidement mais ces derniers mois Moscou a avancé dans la reconstitution de sa zone d’influence. Quel que soit le résultat, l’élection présidentielle en Ukraine, dont le deuxième tour devrait avoir lieu le 7 février, devrait confirmer cette tendance.