Un Iran doté de l’arme nucléaire ne "stabiliserait" rien

Certains experts prétendent qu’un Iran doté de l’arme nucléaire serait une force stabilisatrice au Moyen-Orient. L’argument a été avancé récemment dans un essai provocateur par le professeur américain Kenneth Waltz dans le numéro de juillet-août du magazine américain Foreign Affairs. Une telle affirmation fait fi des leçons tirées de l’histoire, des réalités de la région, et des idiosyncrasies du régime iranien, estime Bruno Tertrais, maître de recherches à la FRS, Fondation pour la recherche stratégique.

Certains experts prétendent qu’un Iran doté de l’arme nucléaire serait une force stabilisatrice au Moyen-Orient. L’argument a été avancé récemment dans un essai provocateur par le professeur américain Kenneth Waltz dans le numéro de juillet-août du magazine américain Foreign Affairs.

Une telle affirmation fait fi des leçons tirées de l’histoire, des réalités de la région, et des idiosyncrasies du régime iranien.

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La leçon tirée des six dernières décennies de programmes nucléaires reste que la prolifération est sans aucun doute dangereuse. 

Une fois dotés de l’arme nucléaire, de nombreux pays ont montré une propension à la prise de risques et à la provocation. En 1950, l’Union soviétique a soutenu l’invasion de la Corée du Sud ; en 1961, elle a déclenché une crise majeure à Berlin ; et en 1962, elle a presque causé une guerre nucléaire (encouragée par le régime cubain qui était disposé à se sacrifier pour la victoire de la révolution socialiste). En 1969, la Chine a aggravé son conflit frontalier avec l’URSS en faisant traverser à son armée la rivière Oussouri. En 1999, le Pakistan a cherché à modifier le statu quo sud-asiatique en envoyant des militants armés au Cachemire. En 2010, la Corée du Nord a coulé un navire de guerre sud-coréen et a bombardé l’île de Yeonpyeong.

Prétendre que la capacité nucléaire est par essence stabilisatrice fait également fi de la fragilité intrinsèque de la dissuasion. Une dissuasion stable nécessite un minimum de parallélisme entre les capacités des adversaires, qui n’existerait pas – du moins pas pour longtemps – entre Israël et l’Iran. Elle implique également une période de transition ou d’apprentissage au cours de laquelle le risque d’un conflit majeur est élevé, comme autrefois entre l’Union soviétique et les États-Unis, et encore aujourd’hui entre l’Inde et le Pakistan (où une autre attaque comme celle de Mumbai pourrait facilement déclencher un conflit majeur).

Et peut-on supposer que l’Iran révolutionnaire serait un bon gardien de ses armes nucléaires ? L’histoire du voisin pakistanais, par exemple, devrait faire réfléchir à deux fois ceux qui pensent que ce serait nécessairement le cas.

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De même les optimistes ignorent-ils les réalités régionales du Proche-Orient, qui ne peuvent pas être comparées au conflit Est-Ouest ou même à la situation en Asie du Sud.

Tout d’abord, il ne s’agit aucunement d’un face à face bilatéral. Rien n’indique que les politiques d’Israël, ou de son programme nucléaire, déterminent la conduite nucléaire de l’Iran. Et si la République islamique a adopté une rhétorique belliqueuse contre Israël depuis sa création, Israël n’avait jamais menacé l’Iran avant que celui-ci ne s’approche du seuil nucléaire. Les deux pays entretenaient même, à une certaine époque, une coopération stratégique. On pourrait également noter que les ambitions nucléaires iraniennes existaient à l’époque du Shah, qui entretenait de bonnes relations avec Israël. En somme, l’hostilité stratégique entre Israël et l’Iran est unilatérale. 

Deuxièmement, les optimistes négligent une différence fondamentale entre le contexte Est-Ouest ou l’Asie du Sud : sa nature polynucléaire. Le Proche-Orient présente déjà une scène stratégique complexe qui ne se prête pas aisément à une stabilisation des relations de dissuasion nucléaire. Elle n’implique pas une seule puissance nucléaire mais quatre : les États-Unis (avec des armes nucléaires en Turquie), le Pakistan et la Russie, outre Israël. La France, autre puissance nucléaire, a une présence militaire permanente dans le Golfe. Mais, surtout, il est presque inconcevable que la prolifération au Proche-Orient s’arrêterait avec l’Iran. Contrairement à ce que l’intuition peut suggérer, le monde arabe tolérerait encore moins (ou bien moins) un Iran doté de l’arme nucléaire qu’il ne tolère un Israël nucléaire. Pour des raisons aussi variées que les préoccupations en matière de sécurité, la rivalité chiite-sunnite, et la fierté nationale, un Iran nucléaire provoquerait presque inévitablement une prolifération, d’une manière ou d’une autre, sur la péninsule arabique et en Afrique du Nord (et peut-être en Turquie). Évidemment, cela n’arriverait pas du jour au lendemain. Mais ignorer ces scénarios revient à fondamentalement mal interpréter les dynamiques stratégiques actuelles de la région ainsi que l’effondrement du Traité de non-prolifération qui résulterait d’une Bombe iranienne.

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Troisièmement, les optimistes ignorent les idiosyncrasies de la République islamique d’Iran.

Il s’agit d’un régime des plus singuliers, que l’on ne peut comparer à aucune puissance nucléaire existante. Il est vrai que l’Iran a généralement agi jusqu’à présent comme un acteur rationnel (bien que son comportement au cours de la guerre Iran-Irak ait montré qu’une telle rationalité impliquait une aptitude à sacrifier une grande partie de sa jeunesse). Mais l’on ne saurait négliger l’importance des croyances religieuses et l’état d’esprit apocalyptique au sein du leadership actuel, notamment chez des conseillers influents. Et si de telles dispositions prédominaient à Téhéran une fois l’Iran doté de l’arme nucléaire ? En outre, malgré la concentration actuelle du pouvoir entre les mains du Guide Suprême, la République islamique demeure un régime fragmenté qui, derrière les atours de la démocratie, implique une concurrence intense entre les centres du pouvoir : le dialogue dissuasif serait certainement difficile et incertain avec un tel régime. 

L’Iran se distingue également des autres Etats dotés de l’arme nucléaire par son attitude revancharde, désireuse de bousculer le statu quo à son profit, qui a fermement l’intention de projeter son influence dans la région et d’y défier la présence occidentale. Il perçoit l’influence américaine et européenne comme illégitime, et méprise les monarchies sunnites. La République islamique reste un acteur révolutionnaire qui utilise le terrorisme, les détournements et la prise d’otages comme moyens privilégiés d’influence, de marchandage et de chantage. Quelques exemples au cours des six dernières années : en 2006, Téhéran a encouragé le Hezbollah à attaquer des soldats israéliens de l’autre côté de la frontière ; en 2007, des marins britanniques dans le Golfe ont été détenus par les Gardiens de la révolution ; en 2011, l’ambassade du Royaume-Uni à Téhéran a été attaquée et il y a eu une tentative d’assassinat contre l’ambassadeur saoudien aux États-Unis ; en 2012, des attaques terroristes ont été commises ou déjouées en Géorgie, en Inde et en Thaïlande. Le comportement de l’Iran, une fois doté de l’arme nucléaire, serait probablement le même, mais dopé aux stéroïdes. En particulier, parce qu’il verrait alors les puissances occidentales comme faibles, n’ayant pas réussi à l’empêcher d’obtenir des armes nucléaires.

Et comment une relation de dissuasion stable entre l’Iran et Israël pourrait exister lorsque l’un des deux protagonistes ne reconnaît pas l’existence de l’autre ?

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Enfin, certains ont soulevé des espérances extraordinairement irréalistes quant aux conséquences hypothétiques d’un Iran nucléaire sur le processus de paix au Proche-Orient. Loin d’aider la résolution du conflit israélo-palestinien, une telle situation forcerait Israël à se concentrer davantage sur l’Iran. Et vu qu’un Iran nucléaire renforcerait très probablement le Hezbollah et le Hamas et encouragerait leurs actions, Israël devrait concentrer ses efforts pour endiguer et combattre ces deux entités.  

Un Iran doté de l’arme nucléaire serait un danger pour la région et pour le monde. Pariez dessus à vos risques et périls.