Le sentiment selon lequel le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE risque d’échouer de manière imminente, largement partagé parmi les observateurs, est présent depuis le tout début de ce processus. Toutefois, contrairement à ce qu’en dit la sagesse populaire, le risque d’un « déraillement » des négociations d’adhésion est minime. La raison de cela est à la fois manifeste et rassurante : il n’est ni dans l’intérêt de la Turquie, ni dans celui de l’UE, de faire dérailler le train de l’adhésion.
Nous prédisons que même dans dix ans, le processus d’adhésion sera toujours en marche, à moins que la Turquie n’ait rejoint l’UE d’ici-là. Au jour d’aujourd’hui, la relation entre la Turquie et l’UE ressemble en effet à un mariage catholique : le divorce n’est envisageable pour aucune des deux parties. La seule question pertinente est alors de savoir si le couple sera ou non heureux, et la seule forme de partenariat spécial acceptable aux yeux de la Turquie et de la grande majorité des États membres de l’UE est celui qui les lie à l’heure actuelle : un processus d’adhésion ouvert.
Les négociations actuelles ne pourront prendre fin ou être suspendues que de deux manières possibles : soit la Turquie abandonne et se retire de la table des négociations, soit les États membres de l’UE décident d’une suspension. Le premier scénario supposerait au préalable une réorientation politique interne majeure en Turquie, qui est très peu probable. Il est tout aussi difficile d’imaginer un scénario dans lequel les États membres opposés à l’entrée de la Turquie parviennent à suspendre les négociations – ce qui non seulement irait à l’encontre de leurs intérêts, mais n’est en outre pas en leur pouvoir. Les voix combinées de l’Allemagne, de la France, de la Grèce, de Chypre, des Pays-Bas et de l’Autriche (pour citer quelques-uns des pays où le scepticisme vis-à-vis de l’entrée de la Turquie dans l’UE a joué un rôle important dans les débats) seraient insuffisantes pour atteindre la majorité de 255 voix au Conseil nécessaire à la suspension du processus de négociation. A moins d’un retour aux atteintes aux droits de l’Homme pratiquées dans les années 1990, de la réintroduction de la peine de mort ou d’une prise du pouvoir par les militaires en Turquie, l’UE ne peut pas unilatéralement interrompre un processus dans lequel elle s’est engagée conformément au cadre de négociation. Toutes les cartes se trouvent ainsi entre les mains des politiciens turcs.
Il y a un sentiment largement partagé en Turquie que l’UE a continûment exercé une certaine discrimination envers ce pays. Pourtant, depuis 1999, la Turquie s’est plus qu’à son tour vu accorder le bénéfice du doute. Elle a ainsi obtenu le statut de candidat en 1999 sans avoir rempli les critères fixés par l’UE en matière de droits de l’Homme. En 2004, alors qu’elle ne remplissait que « suffisamment » les critères politiques de Copenhague, la Turquie a été autorisée à entamer les négociations d’adhésion – devenant le premier et le seul pays candidat à bénéficier d’une telle largesse. Il s’agissait là d’une politique active d’encouragement qui a porté ses fruits, dans l’intérêt européen.
Dans le même temps, toute évaluation objective conclurait que la Turquie est encore assez loin de remplir toutes les conditions préalables à l’adhésion. Le bilan du pays en matière de droits de l’Homme – quoique grandement amélioré par rapport à la dernière décennie – est encore bien loin de satisfaire aux critères européens. Les restrictions apportées à la liberté d’expression, le nombre de mineurs en prison (2 460 en juillet 2010) et la situation des femmes (la Turquie a été classée par l’ONU à la 101ème position sur 110 pays au niveau de l’indice de la participation des femmes en 2009, et à la 126ème position sur 134 au niveau de l’Indice d’inégalités de genre en 2010) sont toutes des causes d’inquiétudes sérieuses. L’UE s’inquiète aussi de la situation économique et sécuritaire en Anatolie du sud-est, de loin la région la plus pauvre d’Europe.
Dans le domaine de l’abrogation éventuelle du régime des visas, l’UE a par contre fait preuve de discrimination à l’égard de la Turquie. Dès lors, une manière simple de montrer que la conditionnalité de l’UE vis-à-vis de la Turquie demeure « stricte, mais équitable » s’impose : offrir à Ankara une feuille de route en matière de visas similaire à celles qui ont été données aux pays des Balkans occidentaux. Une fois que les conditions fixées par la feuille de route seront remplies, les citoyens turcs devraient pouvoir voyager au sein de l’UE sans visa. L’exemption de visa est un droit dont bénéficient les citoyens d’Europe centrale (depuis le début des années 1990), et la plupart des habitants des Balkans (depuis 2009). L’UE a déjà promis un tel régime à la Turquie dans l’Accord d’Association de 1963. Une telle procédure crédible de libéralisation des visas fournirait une preuve tangible aux citoyens ordinaires que l’UE demeure engagée dans une perspective d’intégration future. Elle pourrait aussi s’avérer être un outil utile pour promouvoir la mise en œuvre de politiques antidiscriminatoires et encourager des améliorations supplémentaires de la situation des droits de l’Homme en Turquie. Ceci contribuerait également à faire baisser le nombre encore élevé de demandes d’asile accordées de nos jours à des citoyens turcs par des pays de l’UE. Un tel processus de réforme s’inscrirait dans une approche gagnant-gagnant, autant pour l´UE que pour la Turquie, et donnerait aussi un coup de fouet au processus d´adhésion.
I. L’apocalypse reportée
En octobre 2005, l’Union européenne a ouvert des négociations d’adhésion avec la Turquie, quinzième économie mondiale. Depuis, la Turquie s’est efforcée d’adapter une immense partie de sa législation aux quelques 130 000 pages de règles et règlements s’appliquant à tous les pays membres. Le rythme des négociations d’adhésion, mesuré à l’aune du nombre de chapitres ouverts et refermés, a été lent. Depuis 2005, la Turquie a ainsi ouvert 13 chapitres, et n’en a refermé qu’un seul. La Croatie, qui a entamé ses négociations d’adhésion au même moment, a ouvert 33 chapitres, et en a déjà refermé 25. Il n’est alors guère étonnant que les dernières années aient assisté à une montée des craintes de voir le processus d’adhésion de la Turquie s’interrompre.
Dans la plupart des cas, les opposants à ce processus ont mentionné une des quatre « idées communément partagées » suivantes :
Le processus va « exploser » (un désaccord fondamental au sujet des politiques à mettre en place va faire « dérailler » les négociations). Le processus va « agoniser et rendre son dernier soupir » (les deux camps ne trouveront plus de chapitres à négocier). Le processus est voué à l’échec en raison de l’islamophobie des Européens, de leur partialité à l’égard de la Turquie, et de l’opposition populaire envers la Turquie dans certains États membres importants. Le processus est voué à l’échec parce que les élites turques ne sont pas disposées à faire de concessions sur des questions politiques clés et à adopter effectivement les standards européens.
Ceux qui croient en un ou plusieurs de ces scénarios concluent que le processus d’accession est déjà lettre morte, et que s’il peut continuer, aucun des deux camps ne le prend plus suffisamment au sérieux pour consentir de faire les efforts nécessaires à sa réussite.
En réalité, de telles conjectures sont déplacées. Le processus d’adhésion de la Turquie est bien plus résistant que ce qui peut apparaître au premier abord, que ce soit aux chocs extérieurs, à la rhétorique politique, ou à la fatigue de l’élargissement. La relation actuelle entre la Turquie et l’UE ressemble à un mariage catholique. Le divorce ne constitue aucunement une option. La véritable question, qui importe manifestement aux deux camps, est de savoir si le couple peut être heureux ensemble. Et la seule « relation particulière » acceptable aux yeux de la Turquie et de la vaste majorité des États membres est celle qui est aujourd’hui en place : un processus d’adhésion ouvert.
II. Sagesses populaires et adhésion de la Turquie
1. Premier scenario : le déraillement
Le sentiment largement partagé parmi les observateurs – en Turquie et ailleurs – selon lequel le processus d’adhésion pourrait être voué au désastre est présent pratiquement depuis le début. En juin 2006, le Commissaire à l’élargissement lui-même, Olli Rehn, a parlé d’un possible « déraillement » des négociations à cause de la question chypriote. Dans un article de septembre 2006, la BBC a de son côté annoncé : « Un accident turc menace l’Europe ». Une étude du European Policy Centre a de son côté posé la question : « Catastrophe ferroviaire ou déraillement temporaire ? » A peu près au même moment, la Chambre de commerce d’Ankara écrivait dans un rapport : « la Turquie a été happée sous le train ».
Le scénario de l’apocalypse a ressurgi à la fin de l’année 2008, avec la publication en ligne SETimes indiquant que « la Turquie pourrait faire face à un "déraillement" de sa perspective européenne l’année prochaine. » En octobre 2009, Mehmet Ozcan, de l’Organisation pour la recherche internationale et stratégique d’Ankara (USAK) a mis en garde contre un possible « déraillement du processus d’adhésion en décembre ». Les métaphores ferroviaires ont ainsi connu un grand succès auprès des commentateurs. Une recherche Google avec les termes « Turquie », « déraillement », et « adhésion » recueille entre 7 500 (en anglais) et 7800 (en français) résultats.
En dépit de ces conjectures, le risque réel d’un « déraillement » est minime. Au cours des dernières années, un certain nombre d’événements ont provoqué ces propos sur un déraillement imminent : la non-ratification du Protocole d’Ankara par la Turquie, qu’elle avait pourtant signé en 2005, et qui étendrait l’union douanière Turquie-UE à Chypre, les élections présidentielles de 2007 en France, qui ont porté au pouvoir Nicolas Sarkozy, les élections parlementaires en Allemagne de 2005 (à la suite desquelles Angela Merkel est devenue chancelière) et de 2009 (qui ont vu le SPD, favorable à l’adhésion de la Turquie, passer dans l’opposition). Toutefois, aucun de ces événements n’a engendré le désastre annoncé.
La raison de cela est d’une évidence rassurante. Si le déraillement n’a pas eu lieu, c’est tout simplement qu’il n’est ni dans l’intérêt de la Turquie, ni dans celui de l’UE, de mettre un terme aux négociations d’adhésion avant longtemps. La vaste majorité des États membres de l’Union conçoit encore l’adhésion de la Turquie comme une aubaine potentielle pour l’Europe. Le gouvernement turc, quant à lui, conçoit encore le processus d’adhésion comme une aubaine pour la Turquie.
Les négociations ne peuvent en tout état de cause prendre fin ou être suspendues que de deux manières possibles : soit la Turquie abandonne et se retire de la table des négociations, soit les États membres de l’UE décident d’une suspension. Le premier scénario nécessiterait au préalable un changement politique majeur en Turquie. Même si les Turcs peuvent commencer à ne plus croire en ce processus d’adhésion, un tel changement demeure très improbable. Dans le futur proche, on verrait difficilement l’AKP – ou même l’opposition actuelle – tourner le dos à la priorité du pays en matière de politique étrangère fixée depuis longtemps et s’aliéner les nombreux Turcs qui continueraient de préférer le processus d’adhésion.
Les raisons pour lesquelles aucun gouvernement turc ne considérerait qu’il est dans son intérêt de se retirer de la table des négociations sont nombreuses. La première est évidente : l’arrêt du processus serait perçu, en Turquie et dans le monde, comme un échec. S’il n’y a pas de raison d’admettre sa défaite, pourquoi le faire ? La Turquie n’a pas quitté le Conseil de l’Europe au cours des années 1990, alors que le pays se trouvait sous le feu d’intenses critiques liées à des violations massives des droits de l’Homme. Elle n’a pas non plus mis fin à son statut de pays associé à l’Union européenne à une époque de critiques mutuelles et de tensions majeures avec la Grèce. Pourquoi alors maintenant se détourner d’un processus qui a rehaussé sa stature dans son voisinage et dans le monde ?
La seconde raison est économique. Le processus d’adhésion, entamé avec la candidature turque en 1999, a coïncidé avec une période de croissance économique sans précédent. Entre 2002 et 2008, le PIB du pays a connu une croissance d’environ 6 pourcent par an. Entre 2002 et 2006, le PIB par habitant a plus que doublé, de 3 400 USD à 7 365 USD (2 417 € à 5 236 €). En 2009, le PIB par habitant est estimé à 8 248 USD (5 863 €). Bien que la Turquie ait eu des échanges commerciaux avec l’UE et ses États membres depuis des décennies, et ait fait partie de l’Union douanière depuis 1995, ce n’est qu’au cours des dernières années qu’elle a commencé à attirer des investissements directs étrangers (IDE) substantiels. Les IDE – dont plus des deux tiers proviennent de l’UE – ont monté en flèche, de moins de 1 milliard de dollars US en 2000 à 20 milliards en 2007. Ils se sont maintenus à 8 milliards de dollars US en 2009, malgré la crise économique mondiale.
S’il est toujours difficile de quantifier la corrélation entre le processus d’adhésion à l’UE et une croissance économique durable – le boom récent n’aurait pu avoir lieu sans une série de réformes économiques lancées en 2001 et entretenues depuis – le lien entre les deux est indéniable. Ce n’est ainsi pas une coïncidence si tous les autres pays candidats, de la Pologne à la Bulgarie, ont connu de fortes hausses de leurs PIB et IDE après avoir accédé au statut de candidat.
Le processus de rapprochement avec l’UE a grandement réduit l’incertitude des investisseurs. Comme l’explique l’économiste Mehmet Ugur : « la conditionnalité du FMI et de l’UE, la manière explicite dont le gouvernement AKP a déclaré vouloir « faire siennes » leurs prescriptions, et la perspective de commencer les négociations d’adhésion en 2005 ont été autant de facteurs qui, ensemble, ont contribué à créer un environnement unique favorisant le redressement et la croissance économique depuis 2002. » Il y a aussi les problèmes concrets de l’accès de la Turquie aux capitaux et du coût de l’emprunt. Comme le souligne Ugur : « Toutes les grandes organisations internationales (FMI, Banque mondiale, OCDE, etc.) ainsi que toutes les principales banques internationales et les agences de notation ont favorablement accueilli le processus d’adhésion à l’UE, comme socle de stabilité et de croissance économique pour la Turquie. » Comme l’a fait observer un autre économiste, Refik Erzan, en 2007, le respect par le gouvernement de la voie de l’adhésion a été perçu comme une garantie par les milieux d’affaires turcs et internationaux. De plus, en grande partie grâce à l’impact du processus d’adhésion,
« la Turquie a obtenu les meilleurs résultats sur l’Indice des obligations des marchés émergents (EMBI) depuis 2003, malgré son fort déficit budgétaire. Jusqu’à très récemment, le pays a bénéficié d’un moins grand écart de taux actuariel [spread de crédit] que le Brésil. Ceci est généralement interprété comme le bonus apporté par l’UE. »
Une période de croissance économique sans précédent, 20 milliards de dollars supplémentaires d’IDE, un accès facilité de manière significative aux marchés de capitaux… Au-delà des facteurs politiques, il serait tout à fait déraisonnable pour la Turquie de mettre tout ceci en danger en se retirant de la table des négociations – et une telle manœuvre semble donc très improbable.
Certains avancent que la croissance récente – en 2010, les estimations indiquent une croissance du PIB turc de 8 pourcent, soit la plus forte en Europe – tendrait à montrer que la Turquie « n’a plus besoin de l’UE ». Il ne s’agit en fait là que de démagogie. La Turquie est encore parmi les pays les plus pauvres d’Europe (et demeure le membre le plus pauvre de l’OCDE en PIB par habitant). Qui plus est, le pays a connu des périodes de forte croissance dans le passé (au cours des années 1950, des années 1960, et au milieu des années 1980), mais il a à chaque fois vu ses efforts visant à rattraper son retard avec l’Europe anéantis par l’instabilité. Cette série de cycles d’expansion et de récession depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est trop récente pour qu’une interruption des négociations d’adhésion ne vienne pas troubler les investisseurs sérieux. Le mois dernier, une étude publiée dans The Economist a vanté la transformation de la Turquie. Toutefois, une autre étude de l’hebdomadaire, consacrée à la Grèce en 2002, qui avait pour titre « Prométhée défait de ses liens » était tout aussi optimiste. Dans les temps difficiles, un point d’ancrage crédible est toujours bienvenu – et l’ancrage fourni par le processus d’adhésion à l’UE a un coût tout à fait modeste.
Il est tout aussi difficile d’imaginer un scénario où les adversaires de l’adhésion turque au sein de l’UE parviendraient à suspendre les négociations – pas simplement parce qu’une telle suspension irait contre leurs intérêts : elle n’est simplement pas en leur pouvoir. Prenons le « scénario catastrophe » : les négociations sur Chypre échouent complètement, le Parti pour la liberté de Geert Wilders commence à dominer le débat sur l’élargissement aux Pays-Bas, les gouvernements turco-sceptiques français, allemand et autrichien restent en place, et la Grèce rejoint (ou retrouve) le camp anti-Turquie dans un geste de solidarité avec Chypre. Les opposants à l’adhésion turque pourraient-ils alors unir leurs forces pour mettre un terme aux négociations d’adhésion ?
Selon le Traité de Lisbonne, la décision de suspendre les négociations nécessite le soutien d’une majorité qualifiée des États membres de l’Union européenne. Etant donnée la pondération actuelle des voix au sein du Conseil de l’UE, les votes combinés de l’Allemagne, de la France, de la Grèce, de Chypre, des Pays-Bas et de l’Autriche – soit 97 voix au total – sont très loin des 255 voix qui seraient nécessaires pour forcer la clôture du processus de négociation. Quand bien même plusieurs autres pays viendraient à se joindre à ce groupe, on serait encore loin d’obtenir une majorité qualifiée.
Selon les dispositions transitoires du traité, le système décrit ci-dessus doit expirer en octobre 2014. Après cette date, les sceptiques auront besoin d’une majorité d’au moins 55 pourcent des États membres, représentant au moins 65 pourcent de la population de l’Union, pour obtenir une suspension du processus d’adhésion de la Turquie, soit une éventualité aussi peu probable que précédemment. Comme l’a fait observer Marc Pierini, Chef de la délégation de la Commission européenne en Turquie, au cours d’une conférence organisée en octobre 2010 : « La vaste majorité des États membres de l’UE ne veut pas que ces négociations s’arrêtent. C’est aussi simple que cela. »
Il faudrait plus qu’un revers politique sur la question de Chypre – ou même l’ascension d’un nouveau dirigeant politique européen important opposé à l’adhésion turque – pour changer la donne. Même pour les politiciens chypriotes les plus intransigeants, l’arrêt du processus d’adhésion de la Turquie serait contre-productif. Après tout, le processus constitue le seul moyen de pression tangible de Nicosie sur Ankara.
Il se peut que les négociations durent très longtemps. La Turquie sera confrontée à de nombreux autres obstacles. Une fois les négociations terminées, le traité d’adhésion n’entrera en vigueur qu’une fois qu’il aura été ratifié par tous les États membres. Nul ne sait si cet ultime obstacle sera surmonté. D’ici-là, toutefois, aucun État membre – ou groupe d’États membres – ne peut pousser la Turquie sous le train.
2. Second scenario : une mort naturelle
S’il est peu probable que les négociations soient suspendues, ne risquent-elles pas plutôt de disparaître de « mort naturelle » ? Si le processus d’adhésion de la Turquie n’explose pas en vol, ne va-t-il pas discrètement agoniser et rendre un dernier soupir ? La lenteur alambiquée avec laquelle les négociations avec l’UE ont progressé, combinée au sentiment que de nouveaux obstacles vont bientôt apparaître, a engendré la peur que le processus d’adhésion pourrait bien, pour reprendre la métaphore ferroviaire, venir à manquer de charbon. Alors, la Turquie et l’UE « n’auront plus de sujet de conversation ».
Cette perspective peut sembler réelle. Les négociations d’adhésion entre l’UE et les pays candidats sont aujourd’hui divisées en 35 chapitres, dont chacun correspond à un domaine politique et à un pan de droit national devant être modifié pour répondre aux standards européens. Depuis le début des négociations en 2005, la Turquie a ouvert 13 chapitres. Sur ces 13 chapitres, un seul a été refermé : Science et recherche. Vingt-deux chapitres n’ont pas encore été ouverts.
Au cœur du problème de l’ouverture de nouveaux chapitres se dresse la question de Chypre. La décision d’Ankara d’interdire l’accès à ses ports aux navires chypriotes est demeurée une question bilatérale entre 1987, date où la décision a été prise, et 2004, date de l’adhésion de Chypre à l’UE. Après la tentative manquée de réunification chypriote en avril 2004, c’est divisée – avec une partie grecque au sud et une partie turque au nord – que Chypre est entrée dans l’UE. En conséquence, le sommet européen de décembre 2004 a ajouté une clause à sa décision d’ouvrir des négociations d’adhésion avec la Turquie : pour que les négociations commencent, Ankara devait d’abord étendre son union douanière avec l’Europe à tous les États membres, y compris Chypre. Si une telle extension ne signifiait pas, comme le côté turc l’a affirmé à de nombreuses reprises, une reconnaissance formelle de la République de Chypre, elle impliquait cependant bien une ouverture de ses ports au trafic en provenance de ce pays.
De fait, la Turquie a signé le protocole additionnel aux accords d’Ankara en juillet 2005. Cela a ouvert la voie au lancement officiel des négociations d’adhésion en octobre 2005. Toutefois, elle n’a pas par la suite ratifié le protocole. Ses ports demeurent inaccessibles aux navires de la République de Chypre. En réaction, le 11 décembre 2006, le Conseil de l’UE a gelé l’ouverture de huit chapitres « correspondant à des domaines politiques relatifs aux restrictions de la Turquie vis-à-vis de la République de Chypre ». Il a aussi décidé qu’aucun chapitre ne serait provisoirement fermé tant que la Turquie ne mettait pas pleinement en œuvre le protocole.
Six mois plus tard, le gouvernement français a bloqué quatre chapitres supplémentaires au motif que leur ouverture contrecarrerait les projets français de proposer une relation alternative entre la Turquie et l’UE – qui serait donc en deçà du statut de membre à part entière. Enfin, le 8 décembre 2009, Chypre a bloqué six chapitres de plus.
L’effet cumulé de ces décisions ne laisse que quatre chapitres susceptibles d’être ouverts : Marchés publics, Politique de la concurrence, Politique sociale et emploi, et Questions diverses. (Ce dernier chapitre est généralement ouvert à la toute fin des négociations.)
Une certaine anxiété concernant la signification de ces actions pour le futur du processus d’adhésion est depuis perceptible. En janvier 2010, Katinka Barysch, du Centre for European Reform, a mentionné « une impasse imminente dans la candidature de la Turquie auprès de l’UE », avertissant que les négociations encouraient « le risque de mourir de mort lente, alors que la Turquie et l’UE vont tout bonnement bientôt avoir épuisé les éléments susceptibles d’être négociés ». Comme l’a écrit Amanda Paul dans le journal Today’s Zaman : « Une fois que les quelques chapitres non encore bloqués seront ouverts, il n’y aura plus rien, et la Turquie et l’UE se retrouveront complètement enlisées ».
Ces craintes sont-elles justifiées ? Il n’y a aucun doute que l’incapacité à ouvrir de nouveaux chapitres contribue à un intense sentiment de frustration, non seulement parmi les politiciens (et négociateurs) turcs, mais également chez tous ceux qui travaillent à l’adhésion de la Turquie au sein des institutions européennes. Mais que se passerait-il vraiment si la Turquie et l’UE n’avaient plus de chapitres à ouvrir d´ici la fin de l’année 2011 ?
Si un tel scénario peut poser problème d’un point de vue politique, il ne signifierait pas pour autant la fin du processus d’adhésion. La raison en est simple : le processus est loin de se limiter aux chapitres à négocier. Il y aurait toujours des réunions régulières à tous les niveaux entre experts turcs et européens. Il y aurait toujours des rencontres régulières sous l’égide du Conseil d’association UE-Turquie. Le travail continuerait aussi sur les chapitres (particulièrement exigeants) déjà ouverts. Il continuerait d’y avoir des évaluations régulières conduites par des équipes de l’UE en vue des rapports annuels de progrès. Il y aurait toujours un versement de l’aide (importante et en augmentation) de préadhésion.
Dans le même temps, il n’y a pas de raison de penser que le processus menant à l’adoption de normes européennes en Turquie s’arrêterait. Même si l’ouverture et la fermeture des chapitres étaient interrompues, les progrès dans les domaines recouverts par ces chapitres peuvent progresser de manière indépendante. Les responsables politiques turcs en sont bien conscients. Comme le chef des négociations auprès de l’UE, Egemen Bagis, l’a clairement indiqué à l’occasion de sa présentation en 2010 de la nouvelle stratégie de la Turquie vis-à-vis de l’UE :
« La Turquie va poursuivre son travail dans le cadre de tous les 35 chapitres… sans se soucier de savoir s’ils sont suspendus ou bloqués par certains États membres de l’UE. Une fois que l’UE aura décidé d’ouvrir les chapitres bloqués pour des raisons politiques, les progrès accomplis par la Turquie dans les domaines concernés faciliteront la fermeture des chapitres en question. »
Une telle stratégie est facilitée par l’examen analytique (screening) auquel procède l’UE – procédure par laquelle, au tout début des négociations d’adhésion, la Commission européenne souligne les réformes qu’un pays candidats devra mener pour aligner sa législation et ses politiques avec celles de l’UE. Au cours de l’examen analytique, la Commission a déjà préparé des pré-rapports évaluant la préparation de la Turquie en vue de l’ouverture de la plupart des chapitres de la négociation, et a indiqué si des critères supplémentaires sont nécessaires en vue de l’ouverture. Comme le reconnaît l’Ambassadeur Volkan Bozkir, du Secrétariat général aux Affaires européennes, cela a permis au côté turc de travailler sur les chapitres suspendus en faisant comme s’ils étaient ouverts. « Nous n’avons pas le luxe de pouvoir suspendre », explique Bozkir, « nous devons travailler sur ces chapitres, et nous pouvons le faire car nous savons, grâce à l’examen analytique, ce qui est attendu de nous. »
Ces efforts ne sont pas passés inaperçus. Depuis 2005, les rapports annuels de progrès de la Commission concernant la Turquie ont porté sur tous les domaines politiques couverts par le processus de négociation, indépendamment du rythme des débats. Le fait que la Turquie ait fait passer des réformes dans des chapitres non encore ouverts a été explicitement mentionné par la Commission dans le rapport de progrès le plus récent, en 2010. Sur les 23 chapitres au sujet desquels la Commission a noté des progrès « certains » ou « bons », 11 sont pour le moment bloqués.
De la même manière que rien n’empêche la Turquie de commencer à travailler sur les chapitres bloqués, rien n’empêche la Commission de faciliter ces progrès. Malgré la crise qui se joue autour de l’ouverture des chapitres, l’UE a augmenté ses ressources dédiées aux relations avec la Turquie. Avec une équipe de 137 personnes, la délégation de la Commission à Ankara est désormais la plus importante des 130 bureaux et délégations de l’UE à travers le monde. Celle-ci a également augmenté son soutien financier annuel au processus de réforme de la Turquie dans tous les domaines – y compris là où les chapitres sont bloqués – pour atteindre 900 millions d’euros en 2012. En comptant les engagements passés, l’UE soutient à l’heure actuelle la mise en œuvre de quelque 250 projets en Turquie, pour un coût total d’environ deux milliards d’euros. Il est fort probable que l’aide financière européenne à la préadhésion augmente encore au cours des années à venir, et ce que de nouveaux chapitres soient ouverts ou non. L’argent n’a certainement pas été dépensé pour rien. Même si la Cour des Comptes européenne a critiqué l’absence de « mécanisme permettant de s’assurer que les projets représentent le meilleur usage possible des ressources financières de l’UE en vue d’atteindre les priorités du partenariat d’adhésion », elle a aussi noté que « les projets audités ont très largement atteint leurs objectifs de production et les résultats ont de bonnes chances d’être pérennes. »
Les fonds issus des Instruments de préadhésion (IPA) sont gérés directement par la Turquie, en concertation avec la Commission européenne. Selon le Directeur des Affaires politiques de l’EUSG (Secrétariat général pour les Affaires européennes), Alp Ay, les principaux ministères turcs ont su efficacement tirer profit des fonds disponibles :
« La Turquie a reçu les premiers fonds de préadhésion en 2002. A l’époque, des rumeurs couraient voulant que les capacités d’absorption de la Turquie étaient si limitées qu’elle ne serait en mesure de dépenser qu’environ trois pourcent des fonds – en fait, 95 pourcent de ces fonds ont été dépensés. De plus, lors du dernier appel à projets du Composant I de l’IPA, nous avons dû faire un choix difficile parmi les 130 projets qui nous ont été soumis, parmi lesquels nous ne pouvions en sélectionner que 30 à 40. »
Une telle aide financière, associée aux directives, aux benchmarks et aux projets de jumelage de l’UE, a permis à la Turquie de progresser dans un grand nombre de domaines. Dans des chapitres comme les services financiers, la politique économique et monétaire, l’union douanière et la libre circulation des marchandises (tous bloqués), la Turquie est parvenue à aligner sa législation de manière significative avec celle de l’UE. Selon une source de la Commission : « Si la volonté politique d’ouvrir ces chapitres était là, les progrès seraient rapides. »
Lorsque les circonstances politiques permettront l’ouverture de nouveaux chapitres, la Turquie pourra dès le départ fonctionner à plein régime. Comme elle aura déjà adopté l’acquis de l’UE dans la plupart des domaines, l’ouverture et la fermeture de nouveaux chapitres seront plus faciles. Il ne s’agit en rien ici de supputation sans fondement. Une fois que l’alignement législatif est en place, le processus d’adhésion peut se dérouler très rapidement. La Conférence d’Adhésion – une rencontre qui se déroule à l’échelon intergouvernemental entre un pays candidat et les États membres, et au cours de laquelle les négociations sur un nouveau chapitre sont officiellement lancées – peut être organisée n’importe quand. De plus, une conférence peut décider d’ouvrir plusieurs chapitres à la fois. Dans le cas de la Croatie, six chapitres ont été ouverts en une journée en juin 2007. De même, plusieurs chapitres peuvent être fermés au cours d’une même conférence. Le 2 octobre 2009, la Croatie en a ainsi clos cinq. Plusieurs chapitres peuvent même être ouverts et fermés le même jour, comme ce fut le cas des chapitres sur Science et Recherche au cours des négociations avec la Turquie et la Croatie. Egemen Bagis estime que « si les chapitres sont débloqués, la Turquie peut ouvrir et refermer douze chapitres en six à neuf mois ».
Un progrès rapide dans les négociations d’adhésion est certes improbable, mais pas complètement inconcevable. Après tout, la Turquie peut “dégeler” huit chapitres de négociation d’un simple claquement de doigts. L’ouverture de ces chapitres, de fait, n’est pas conditionnée à une solution complète du problème de Chypre – qui pourrait prendre des années – mais simplement à la décision politique de ratifier et de mettre en œuvre le Protocole d’Ankara. Politiquement, la décision est très sensible, mais elle est techniquement simple. Et elle sera rendue bien plus simple politiquement si, et lorsque, l’UE adopte le Règlement sur le Commerce Direct (DTR) avec Chypre Nord, que la Commission européenne a récemment transmis au Parlement européen. Les perspectives d’une adoption rapide du DTR ont certes connu un revers le 20 octobre 2010, lorsque la Commission parlementaire aux Affaires Juridiques (JURI) du Parlement a émis l’avis que le fondement juridique du DTR devait être le Traité d’adhésion de Chypre (qui ne prévoit aucun rôle pour le Parlement européen et nécessite l’unanimité du Conseil), et non pas l’article 207 du Traité de Lisbonne (qui prévoit la « codécision » avec le PE et une majorité qualifiée au Conseil, permettant de surmonter un éventuel véto chypriote). Malgré la décision de la JURI, le PE n’a pas encore dit son dernier mot sur la question. Le dossier a maintenant été transmis aux présidents des groupes politiques du parlement, auxquels il revient de fixer une date pour qu’il soit soumis au vote en session plénière. En d’autres termes, même si ce n’est probablement pas pour demain (étant donnée l’absence d’accord sur la question entre les groupes politiques et en leur sein), le DTR sera soumis à un vote du PE en session plénière.
Les choses pourraient aussi changer rapidement au sein de l’UE. Il n’y a pas si longtemps, le Président français, Nicolas Sarkozy, opposant farouche de l’adhésion turque, semblait avoir toutes les chances d’être réélu en 2012. Aujourd’hui, cependant, avec le taux de popularité de Sarkozy au plus bas, il n’est pas inconcevable que l’élection de 2012 puisse priver le camp anti-Turquie de son membre le plus virulent.
En l’absence de progrès rapides, une question sera inévitablement soulevée : pourquoi la Turquie devrait-elle continuer à adopter l’acquis européen si elle n’est pas sûre d’être admise un jour ? Après tout, les réformes dans des domaines tels que les marchés publics et l’environnement sont souvent coûteuses, politiquement ou en termes des investissements nécessaires. « L’industrie turque ne va pas accepter de commencer à payer si le retour sur investissement n’est pas garanti », affirme Cengiz Aktar, Directeur du Département des Relations avec l’UE à l’Université Bahcesehir. Dans ces conditions, pourquoi continuer ?
Pour dire les choses très simplement, ce sera aux Turcs de répondre à la question. La plus grande partie de l’acquis, y compris les parties les plus coûteuses à mettre en place, va directement dans l’intérêt de la Turquie, et offre une chance de moderniser l’économie et l’administration du pays. Pour une partie de l’acquis, ce n’est cependant pas le cas. En gardant cela à l’esprit, la Turquie peut composer ses réformes à la carte en attendant que les chapitres correspondant soient ouverts, en remettant à plus tard les réformes particulièrement coûteuses ou difficiles politiquement, tout en faisant des progrès rapides dans les autres domaines.
Pendant ce temps, la société civile turque doit s’assurer que le gouvernement du pays n’invoque pas le ralentissement du processus d’adhésion comme une excuse pour faire obstruction aux réformes auxquelles s’opposent de puissants intérêts établis. Pour reprendre les exemples cités par Aktar, les réformes des marchés publics et des règlementations environnementales sont réellement difficiles et coûteuses. Dès lors, des groupes industriels entretenant des liens avec le gouvernement, ou de forts pollueurs, peuvent y être opposés : les premiers luttant pour maintenir en place un système leur permettant de bénéficier de réseaux népotiques et d’accords passés en coulisses, les seconds appréhendant d’avoir à consentir les investissements nécessaires pour se conformer aux règlements environnementaux européens. Chacun n’aimerait rien plus que de voir les politiciens turcs maintenir le statu quo et répéter que les réformes ne « valent pas la peine » à moins qu’elles garantissent l’adhésion à l’UE. Il revient dès lors aux groupes d’intérêts partisans de l’adhésion à l’UE de contester une telle logique – de soutenir publiquement, en d’autres termes, que les réformes des marchés publics et en terme de protection de l’environnement sont nécessaires, non seulement afin de se conformer aux règlementations européennes, mais surtout afin de rendre l’économie turque plus transparente, de faire de la Turquie une destination plus attrayante pour les touristes, et où il fait bon vivre.
Les obstacles qui ont empêché jusqu’à présent l’ouverture du chapitre sur les marchés publics sont, à cet égard, un bon exemple. Alors que certains en Turquie estiment (à tort) que la Turquie serait contrainte d’ouvrir son lucratif marché d’attribution des marchés publics aux étrangers avant même l’adhésion (c’est une question qui fait partie des négociations, et qui n’aurait de toutes façons lieu que de manière réciproque), les benchmarks d’ouverture ne nécessitent que l’introduction d’un régime transparent traitant des exceptions à la loi lors de l’attribution des marchés publics. Tout ce que la Turquie a à faire consiste à dresser la liste des exceptions actuellement en place. Cela bénéficierait tant à l’économie qu’aux contribuables turcs. Le fait que pour certains chapitres, de tels benchmarks d’ouverture soient intentionnellement gardés confidentiels – permettant ainsi aux groupes d’intérêts en Turquie de prétendre agir pour la protection des intérêts du pays – est un élément que les médias et la société civile turcs seraient bien inspirés de contester énergiquement.
3. Préjugés européens et Islamophobie
L’idée que l’adhésion de la Turquie à l’UE serait rendue impossible du fait d’un préjugé européen envers un pays de 70 millions de musulmans a commencé à exercer une certaine influence bien avant le démarrage formel des négociations d’adhésion. Le 8 novembre 2002, l’ancien Président français Valéry Giscard d’Estaing a ainsi saisi l’occasion d’un entretien dans le journal Le Monde pour faire connaître ses positions sur le futur européen de la Turquie. Laisser entrer le pays, expliquait-il, « serait la fin de l’Union européenne ». « La Turquie a une culture différente, une approche différente, un mode de vie différent », ajoutait-il. « Sa capitale n’est pas en Europe, 95 pourcent de sa population vit hors d’Europe. Ce n’est pas un pays européen ».
Les déclarations de Giscard ont à l’époque donné lieu à de vifs débats : en premier lieu, parce qu’il avait récemment été nommé Président de la Convention sur le Future de l’Europe, et en second lieu du fait que, pour reprendre les mots d’une source de l’UE citée par le Washington Post, il « exprim[ait] en fait ce que pense la plus grande partie de nos élites ». Les dirigeants européens ne se sont toutefois pas inclinés devant ces mises en garde. A la fin de l’année 2004 (et une nouvelle fois en 2005), la Commission européenne dans son ensemble, deux tiers du Parlement européen, et les 25 États membres de l’UE se sont prononcés en faveur de l’ouverture des négociations avec la Turquie. Cela a montré, et continue de montrer, qu’Ankara a plus d’amis et de soutiens au sein de l’UE qu’elle ne l’admet elle-même parfois.
L’ouverture des négociations n’a pas toutefois mis un terme au débat autour de l’adhésion turque dans certains États membres importants. La campagne française pour les élections européennes de 2009 a offert une vitrine aux opposants à l’adhésion turque. L’UMP de Nicolas Sarkozy a fait de la Turquie son principal thème de campagne, et il est allé jusqu’à exiger des principaux candidats de son parti qu’ils publient des déclarations formelles contre l’adhésion turque. Le 5 mai 2009, Sarkozy a une nouvelle fois exprimé très clairement ses propres vues sur le sujet en déclarant lors d’un rassemblement à Nîmes :
« Il faut qu’elle [l’UE] cesse de se diluer dans un élargissement sans fin… Il y a des pays, comme la Turquie, qui partagent avec l’Europe une part de destinée commune, mais qui n’ont pas vocation à devenir membres de l’Union européenne ».
Quelques jours plus tard, la chancelière allemande Angela Merkel, s’exprimant aux côtés de Sarkozy lors d’un rassemblement de campagne à Berlin, a suggéré que l’UE devrait offrir à la Turquie un « partenariat privilégié », et elle a dans le même discours avancé qu’il était « hors de question » que la Turquie devienne membre de l’UE à part entière. Une telle posture collait parfaitement à la position de l’Union chrétienne démocrate (CDU) de Merkel, dont le programme pour les élections européennes en appelait à « une phase de consolidation, au cours de laquelle le renforcement des valeurs et des institutions de l’UE devrait se voir accorder la priorité devant de futurs élargissements ».
Merkel et Sarkozy ont certes été les opposants les plus éminents à l’adhésion turque lors de la campagne de 2009, mais ils n’étaient pas seuls. Aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté de Geert Wilders, qui a fait campagne autour d’un programme anti-musulman et anti-Turquie, a reçu 17 pourcent des voix. En Bulgarie, le parti Ataka a obtenu 12 pourcent des suffrages après une campagne entièrement orientée autour du slogan « Non à la Turquie en Europe ». Enfin, en Autriche, le Parti autrichien de la liberté, favorable à « un Occident entre des mains chrétiennes », a reçu 12,8 pourcent des voix.
Cet ensemble de prises de position – ainsi que des sondages d’opinion indiquant un soutien à l’adhésion de la Turquie à l’UE situé à 19 pourcent en France, 16 pourcent en Allemagne, et 31 pourcent dans l’UE dans son ensemble – a inévitablement alimenté les supputations sur de supposés préjugés de l’UE à l’égard de la Turquie, et sur une supposée détermination à rendre le chemin vers l’adhésion turque aussi compliqué que possible. Après avoir noté les arguments publiquement exprimés contre l’adhésion de la Turquie, Mehmet Ali Birand, un éditorialiste influent, cite également un argument « implicite » : « La Turquie est un pays musulman. Et l’Europe n’est pas encore prête à accepter un pays musulman au sein de l’UE. »
Les accusations de discrimination, de partialité et de règles du jeu fluctuantes selon les participants ont été présentes dans les débats en Turquie sur l’Europe depuis que le processus d’adhésion a démarré. Dès décembre 2004, quelques jours avant le sommet historique qui a donné le feu vert aux négociations d’adhésion avec Ankara, Recep Tayyip Erdogan accusait déjà les dirigeants européens de manquer de sincérité. « De notre côté, nous ne tentons d’imposer aucune condition nouvelle. Cependant, nous voyons que de nouvelles règles sont introduites alors que le jeu a déjà commencé. » Cinq ans plus tard, il déclarait ressentir « quelque chose d’assez étrange » à propos du processus d’adhésion. « C’est en 1959 que nous avons entamé nos discussions avec l’Europe. Nous sommes en 2009. Cinquante années ont passé et aucun autre pays n’a eu à attendre aussi longtemps que nous. » En 2010, il a déclaré à Euronews : « Malheureusement, certains États membres de l’Union n’agissent pas honnêtement… Ils tentent d’acculer la Turquie avec des conditions qui n’existent pas dans l’acquis communautaire. »
Néanmoins, une grande partie de ce que les politiciens turcs décrivent comme des préjugés européens à l’égard de leur pays recouvre en fait de réels problèmes dont il est important de s’occuper. Le bilan de la Turquie en matière de droits de l’Homme – quoique très largement amélioré au cours de la dernière décennie – demeure extrêmement préoccupant mesuré à l’échelle européenne. Aucun des pays des Balkans n’a ainsi par exemple un bilan aussi négatif que la Turquie en terme du nombre de cas transmis devant la Cour européenne des Droits de l’Homme (la Turquie a été jugée coupable d’infractions à la Convention internationale des Droits de l’Homme dans 553 cas entre octobre 2009 et novembre 2010, pour seulement 24 cas pour la Croatie), les restrictions à la liberté de parole, le nombre d’enfants en prison (2460 en juillet 2010) et la situation des femmes (la Turquie est classée au 101ème rang sur 110 pays dans l’indice de l’ONU sur la participation des femmes et 126ème sur 134 dans l’indice des inégalités de genre 2010).
En observant le comportement réel de l’UE depuis 1999, on atteint cependant une conclusion contre-intuitive : la Turquie s’est en réalité souvent vu accorder le bénéfice du doute. En 1999, elle a reçu le statut de candidat alors qu’elle n’avait pas rempli les critères de l’UE en matière de droits de l’Homme. En 2004, alors qu’elle ne respectait que « suffisamment » les critères politiques de Copenhague, elle a pu ouvrir les négociations d’adhésion – seul pays à avoir jamais bénéficié d’une telle largesse. Dans le cas turc, une tendance positive, et non la réalisation réelle des conditions, a souvent semblé suffire. Même la Grèce s’est jusqu’à présent abstenue de prendre en otage le processus d’adhésion de la Turquie avant la résolution de différents bilatéraux (alors qu’elle l’a fait avec son voisin du nord, la Macédoine).
La situation délicate de la Turquie, et son sentiment d’être traitée de manière injuste, ne sont pas uniques. Comme l’explique l’ancien eurodéputé Joost Lagendijk, au cours des dernières années « les Grecs ont bloqué les Macédoniens, les Néerlandais ont bloqué les Serbes, et les Slovènes ont bloqué les Croates ». Il n’a jamais été facile de devenir membre du club. La Turquie n’est vraiment pas le premier pays à rencontrer des difficultés lors de son processus d’adhésion. Les espoirs d’adhésion espagnols et britanniques ont été retardés par la France, qui a opposé son véto par deux fois à la candidature britannique. L’Autriche n’a pas pu même signer un accord d’association pendant plus d’une décennie au cours des années 1960, car le processus était bloqué par l’Italie en raison d’un désaccord autour du Tyrol du Sud. La candidature actuelle de la Croatie pour entrer dans l’UE a également connu son lot de contretemps. Jusqu’à octobre 2009, la Slovénie a ainsi bloqué plus de chapitres (14) dans les négociations avec Zagreb que le Conseil de l’UE et la France réunis ne l’ont fait dans les négociations avec la Turquie.
L’exemple espagnol permet à lui seul d’écarter les allégations selon lesquelles, comme l’a récemment exprimé le Premier ministre Erdogan, et comme de nombreux politiciens turcs sont prompts à répéter : « Depuis 50 ans, l’UE se joue de la Turquie, et elle continue de le faire ».
Le 9 février 1962, trois ans après que la Turquie a soumis sa candidature pour devenir membre associé de la Communauté économique européenne, le gouvernement espagnol a demandé à Bruxelles d’« ouvrir des négociations en vue d’un accord d’association avec la perspective de devenir membre à part entière ». L’Espagne était alors une dictature gouvernée par le Général Franco, et son bilan en matière de droits de l’Homme était exécrable. De manière tout à fait compréhensible, toute discussion relative à sa candidature comme État membre fut gelée pendant plus d’une décennie. Malgré la signature d’un accord commercial préférentiel en 1970, ce n’est pas avant la mort de Franco en 1975 – et la démocratisation qui s’en est suivie en Espagne – que la Communauté a décidé de remettre l’Espagne sur la voie de la candidature. Et ce n’est qu’en 1986 que l’Espagne est finalement devenue membre.
Si les dirigeants européens ont ignoré les tentatives de l’Espagne de se porter candidat au cours des années 1960 et 1970, ce n’était pas en raison d’un quelconque parti pris ou préjugé à l’encontre des Espagnols, mais en raison de leur profonde conviction qu’une dictature militaire n’avait pas sa place à la table européenne. De même, ils avaient toutes les bonnes raisons de congeler les aspirations turques (y compris sa candidature déposée en 1987). P