Cette initiative relève à première vue d’un nouvel accès d’idéalisme américain, voire de l’inexpérience du président récemment élu. Elle appelle a priori sympathie -Obamania oblige- et distance : on ne va ni éliminer ni, a fortiori désinventer les armes nucléaires. Avant d’en arriver là, il convient de rappeler deux données : la première est qu’avant Obama, Ronald Reagan avait dessiné un avenir où les armes nucléaires seraient rendues « impuissantes et obsolètes » grâce au progrès des défenses antimissiles, réalisés par l’initiative de défense stratégique qu’il avait lancée en 1983. En octobre 1986 à Reykjavik, il avait failli tomber d’accord avec Gorbatchev qui venait de proposer le 15 janvier de cette année un plan d’élimination complète des armes nucléaires : Gorbatchev voulait en contrepartie confirmer l’interdiction des défenses anti-missiles, ce que Reagan refusa, proposant en retour de partager l’initiative de défense stratégique avec l’URSS. Les Soviétiques répondirent, sans rejeter l’offre, qu’ils n’y croyaient pas. C’est pour peu de chose au total, que les deux leaders partirent de la capitale islandaise sans s’être mis d’accord pour éliminer les armes nucléaires ou, à tout le moins les plus nombreuses et les plus dangereuses, les missiles balistiques.
Un thème en vogue
La deuxième donnée est que l’élimination des armes nucléaires est redevenue depuis deux ans un thème en vogue aux Etats-Unis. Dans un article retentissant, deux anciens secrétaires d’Etat républicains, Henry Kissinger et George Schultz, et deux démocrates de poids dans les affaires de sécurité, Bill Perry et Sam Nunn, ont constaté que la dissuasion nucléaire ne contribuait plus à la sécurité internationale comme au temps de la guerre froide, alors que de nouveaux candidats à la possession de l’arme nucléaire se profilaient, candidats imprévisibles qui, groupes terroristes ou Etats voyous, ne se laisseraient pas enfermer dans les règles de la dissuasion. Rappelant la convergence intervenue entre Reagan et Gorbatchev pour condamner les armes nucléaires, ils estimaient urgent de rallier les Etats nucléaires à la vision d’un monde dénucléarisé, et de prendre à cette fin des mesures telles que la réduction des arsenaux, l’interdiction des essais et de la production de matière fissile, le renforcement du contrôle du cycle du combustible nucléaire civil, etc. L’ idée de faire de l’élimination des armes nucléaires un objectif de la politique de sécurité américaine a été reprise par des experts démocrates, puis par le candidat Obama lui-même au cours de sa campagne.
C’est donc une promesse formelle et une position mûrie du côté républicain et démocrate dans le débat américain que le président Obama a développées à Prague. Elles ne sont pas improvisées et leur généalogie interdit de les mettre sur le compte de la « candeur » : ni les quatre auteurs de l’article du Wall Street Journal, ni les membres de l’équipe de campagne d’Obama qui ont développé de leur côté ces positions ne sont des idéalistes (pas davantage que leur lointain inspirateur, Ronald Reagan). Ce sont des hommes de gouvernement, défenseurs sans état d’âme des intérêts américains, qui croient à la persistance des menaces et au jeu des rapports de forces dans le monde de l’après-guerre froide. Ils reflètent une aversion historique des Etats-Unis pour les armes nucléaires, les seules susceptibles de les menacer directement depuis qu’ils sont devenus vulnérables aux fusées soviétiques à la fin des années cinquante.
Vu du strict point de vue de l’intérêt, dans ce monde où l’Amérique jouit d’une position militaire et stratégique sans égale, les armes nucléaires sont plus que jamais le seul facteur susceptible de faire peser une vraie menace militaire sur elle. Ivo Daalder et John Holum, deux des experts démocrates qui ont pris position tôt en faveur d’une élimination totale des armes nucléaires, l’écrivent sans détour : « pendant la guerre froide (...) nous faisions face à un adversaire supérieur sur le plan conventionnel en Europe et ailleurs, que nous souhaitions dissuader en le menaçant d’une escalade nucléaire. Aujourd’hui nos forces classiques prépondérantes peuvent défaire n’importe quelle nation n’importe où sur terre ». Nous n’avons encore des armes nucléaires que parce que d’autres en ont, disent-ils en substance, et cet intérêt résiduel est disproportionné au regard du danger croissant que pose la prolifération des armes nucléaires.
Une analyse lucide des intérêts américains
De fait, les mesures détaillées proposées dans le discours de Prague relèvent bien davantage de la non-prolifération que du désarmement nucléaire : pour le désarmement, on trouve la promesse de conclure avec les Russes cette année un nouveau traité de réduction des armements stratégiques (START), ce qui créera les conditions de réductions ultérieures plus importantes : à ce stade, « nous chercherons à inclure toutes les puissances nucléaires » , indique Obama, sans dire en quoi consisterait cette nouvelle étape, ni quelles puissances seraient concernées-les puissances déclarées ou tous les possesseurs de fait de l’arme nucléaire ?- ni à quelle échéance.
Pour le reste, le discours de Prague est un plan de non-prolifération : en relèvent la mise en oeuvre du traité d’interdiction complète des essais nucléaires, la négociation d’un traité d’interdiction de la production de matière fissile de qualité militaire, le renforcement du traité de non-prolifération, notamment des contrôles sur le cycle du combustible et la mise en place d’une banque internationale de combustible destinée à garantir l’approvisionnement des industries nucléaires civiles des Etats non-nucléaires, la formalisation des initiatives de la précédente administration destinées à contrer les trafics proliférants (Proliferation Security Initiative) et compliquer l’accès de groupes terroristes aux technologies proliférantes (Global Initiative to Combat Nuclear Terrorism).
Au passage, Barack Obama stigmatise la Corée du Nord, renouvelle l’offre de dialogue faite à l’Iran et confirme le lien qu’il avait déjà établi entre cette affaire et le système anti-missile en cours de déploiement en Europe centrale : celui-ci sera rendu inutile dès lors que la menace iranienne aura disparu, ce qui est une ouverture à destination de la Russie et une incitation pour elle à contribuer positivement à la résolution du dossier iranien.
Le discours de Prague reflète en réalité les priorités stratégiques maintenues de l’Amérique (la prolifération nucléaire était et reste la donnée la plus menaçante pour sa sécurité) et une conviction propre que la nouvelle administration rend explicite, mais que partageaient les Républicains les plus lucides : le régime de non-prolifération, affaibli par les essais indiens et pakistanais et les affaires nord-coréennes et iraniennes, ne sera conforté dans sa légitimité que si les puissances concernées (les Etats-Unis au premier chef) montrent qu’elles prennent au sérieux leurs obligations de désarmement. Au rebours de l’administration Bush, qui faisait de la non-prolifération un objectif central tout en décriant le désarmement et se réservant toutes les options militaires possibles, ses successeurs ont compris que sans un minimum de réciprocité des droits et des obligations, le régime global de non-prolifération n’est pas soutenable à terme. On ne relégitimera la non-prolifération qu’en diminuant le nombre des armes nucléaires et le rôle de la dissuasion. Cette conviction lucide, et la décision des Etats-Unis de reprendre en conséquence le chemin du désarmement nucléaire doivent être saluées, et c’est ce qu’ont fait leurs partenaires, à commencer par les Européens.
Démagogie
Là où le bât blesse, c’est que cette attitude lucide et positive est placée sous le signe d’un slogan a priori utopique, l’élimination complète des armes nucléaires. S’agit-il de frapper les esprits, de mobiliser l’opinion ? Les Américains restent-ils désespérément eux-mêmes et ne peuvent-ils draper leurs objectifs les plus réalistes (et l’analyse ici l’est à tous égards) que dans l’étendard de la croisade et de l’avenir radieux ?
L’objectif d’élimination des armes nucléaires risque d’adresser de mauvais signaux. D’une part, ce maximalisme ressemble à celui que suscite l’énergie du désespoir : s’il faut en passer par l’élimination des armes nucléaires pour sauver le régime de non-prolifération c’est que celui-ci est fort atteint et c’est d’ailleurs ce que pensent la plupart des experts américains. D’autre part, le lien entre non-prolifération et désarmement nucléaire que fait Obama reflète une vision simplificatrice et biaisée du contrat entre Etats nucléaires et non-nucléaires inscrit dans le traité de non-prolifération : il y est dit en effet que les Etats nucléaires s’engagent à poursuivre le désarmement nucléaire dans le cadre du désarmement général et complet ; ils doivent donc réduire leurs armes nucléaires au niveau le plus bas compatible avec l’état des forces armées dans le monde et les exigences de leur sécurité. L"idée qu’en contrepartie du renoncement des autres à ces armes, les Etats nucléaires se seraient engagés à éliminer les leurs est un argument démagogique qui flatte l’esprit d’égalité mais risque de servir de prétexte aux proliférateurs pour échapper à leurs obligations : les Etats-Unis ont tort de le reprendre à leur compte.
Bien sûr, l’objectif d’élimination des armes nucléaires place tactiquement les Américains en position de force : ils se donnent le beau rôle sur le plan des principes, alors qu’en termes de sécurité, ils auraient plus à gagner que n’importe quelle autre puissance à un monde dénucléarisé, car ils sont ont sans rivaux et à peu près invulnérables dans tous les autres compartiments de la puissance militaire. Tel n’est pas le cas des autres possesseurs ou aspirants au statut d’Etat nucléaire : le Pakistan a ces armes pour se prémunir contre la suprématie classique de l’Inde, Israël parce qu’il se défie des intentions de tous à son égard dans sa région, la Russie parce qu’elles sont le dernier élément de son ancien statut paritaire avec les Etats-Unis et une garantie de sécurité vis-à-vis d’eux, la parité de statut avec la Chine motivant semblablement l’Inde. Pour la France, la Grande-Bretagne et la Chine elles sont un élément de statut, un gage d’indépendance (un peu moins pour la Grande-Bretagne) et une assurance ultime de sécurité. Enfin, si l’Iran et la Corée du Nord aspirent à se doter de ces armes, c’est pour servir leurs ambitions régionales et se doter d’un instrument d’intimidation, mais aussi pour se protéger des Etats-Unis.
Au contraire des Etats-Unis, pour beaucoup des possesseurs ou candidats nucléaires actuels, leurs armes nucléaires ne répondent pas seulement à celles des autres, mais correspondent à des motivations de sécurité autrement plus larges et complexes. L’Amérique les met ainsi sur la défensive, mais à quelle fin ? Car elle sait bien qu’elle n’obtiendra pas leur renoncement aux armes nucléaires sans leur donner des garanties sur ses intentions et ses armements, ainsi que sur leur propre sécurité, qu’elle n’est vraisemblablement ni en mesure ni désireuse de leur donner.
Un autre monde
Pour beaucoup, un monde sans armes nucléaires aux conditions d’aujourd’hui serait un monde encore plus dominé par les Etats-Unis, où certains des possesseurs actuels de l’arme nucléaire verraient leur sécurité sensiblement diminuée par-rapport à leur situation actuelle. Un monde sans armes nucléaires à des conditions de sécurité acceptables pour tous supposerait réglée la tension indo-pakistanaise et la place d’Israël dans sa région, apaisée l’inquiétude de la Russie sur sa place dans le monde et évacuée la perspective historique, pour les autres possesseurs de l’arme, d’un péril existentiel possible, enfin, tous rassurés sur l’innocuité de la puissance américaine : ce serait véritablement un autre monde.
Reste le bon instinct qui a fait estimer aux Etats-Unis qu’il fallait reprendre le chemin du désarmement pour conforter le TNP. C’est cela qu’il faut en retenir pour l’instant. L’élimination des armes nucléaires est-elle uniquement une clause de style destinée à colorer de la façon la plus favorable cet important tournant stratégique ? Ou est-elle un objectif plus sérieux à leurs yeux ? On peut mettre de côté cette question, car elle restera très longtemps et sans doute toujours sans impact pratique. Certes, il n’est jamais bon de placer sa politique sous le signe de promesses irréalisables, ce qu’est à l’évidence l’élimination des armes nucléaires. Mais d’ici à ce que la question ne se pose sérieusement, des réalisations aussi essentielles et problématiques qu’une réduction effective des arsenaux russes et américains, la résolution des crises iranienne et nord-coréenne, l’entrée en vigueur du traité d’interdiction des essais et la négociation d’un traité d’interdiction de la production de matière fissile et, ultérieurement, la prise en compte des arsenaux des autres puissances, dotées d’armes et non-déclarées, auront dû être accomplies.
On peut parier qu’alors, beaucoup de la "candeur" aura été dissipée : les difficultés rencontrées à chacune de ces étapes auront obligé l’administration Obama à inscrire le programme d’action au fond raisonnable et nécessaire énoncé le 5 avril, dans une vision d’ensemble plus réaliste. L’important est d’accompagner le tournant salutaire que viennent de prendre les Etats-Unis, pas de disputer de l’horizon improbable qu’ils ont inventé pour le justifier.