Devant les vieux passages à niveau français était naguère accrochée une pancarte : « Attention, un train peut en cacher un autre ! » Le voyageur était ainsi averti qu’il ne fallait pas croire que le passage d’un convoi abolissait tout danger. Il en va des murs comme des trains. Un mur peut en cacher un autre. La chute du mur de Berlin a été, à juste titre, accueillie avec enthousiasme. Cependant elle a parfois fait oublier tous les autres murs qui courent toujours sur la plupart des continents, y compris en Europe. Elle a occulté les autres divisions entre les hommes, les peuples, les ethnies, les religions, les communautés, les familles. Ou bien les plus optimistes l’ont prise pour le symbole, le signe avant-coureur de la destruction de tous les autres murs. Ils ont été démentis par les faits. Non seulement les murs existant en 1989 sont bien souvent encore debout mais d’autres ont surgi là où on en les attendait pas. Erigés par ceux-là même qui dénonçaient l’ « inhumanité » du mur de Berlin. Ils avaient raison de le faire et de lancer, comme le président américain Ronald Reagan au chef de l’Union soviétique, devant la porte de Brandebourg en 198X : « Monsieur Gorbatchev, si vous êtes vraiment sérieux dans votre volonté de paix, détruisez ce mur ! » Et pourtant, qu’a-t-il de plus humain, le mur qui va séparer le Texas du Mexique, ou celui qui coupe en deux la capitale de Chypre, Nicosie, ou encore celui qui isole les territoires palestiniens d’Israël ? Existe-t-il des bons et des mauvais murs, selon les intentions qui animent leurs concepteurs ? Ou selon la nature du régime, démocratique ou dictatorial, qui les construit ?
A travers l’histoire, ces murs ont toujours existé, depuis la Grande muraille de Chine, dont les premiers bastions auraient été jetés par l’empereur Qin Shi Huangdi, au IIe siècle avant notre ère, ou le limes romain, censé protéger l’empire contre les Barbares. Ils ont rempli des fonctions diverses et complémentaires : empêcher les étrangers d’entrer ou les autochtones de sortir, interdire les communications entre les groupes humains vivant de part et d’autre, contrôler les territoires, lever des taxes.
Les murs modernes, qu’ils soient réels ou virtuels, bétonnés ou informatisés, n’ont pas d’autres buts. Il y a quelques dizaines d’années des gares de péage limitaient la circulation automobile dans la ville d’Oslo, capitale de la Norvège. La technologie moderne a rendu superflue la matérialisation physique du mur. Dans certains cas au moins. En 2005, la mairie de Londres a introduit le péage urbain pour les mêmes motifs que les Norvégiens mais en utilisant un système combiné de vignettes et de caméras.
Le « rideau de tortilla »
Les Etats-Unis, qui veulent éviter que la main d’œuvre immigrée vienne grossir les rangs des 11 millions de travailleurs clandestins déjà sur leur sol, ont recours aussi bien à des moyens primitifs qu’à des technique sophistiquées. Leur objectif ultime est de rendre étanche leur frontière avec le Mexique. Pour tenter cette gageure, ils ont développé plusieurs programmes. Depuis le 1er octobre 1994, le programme « gatekeeper » (portier) prévoit le renforcement, le long de la frontière entre la Californie et le Mexique,dans la région de San Diego, d’un mur de 65 km qui utilise comme matériaux des surplus de la guerre du Golfe de 1991. Les travaux avaient commencé à la fin des années 1980, au moment où justement tombait le mur de Berlin. Le premier ouvrage est monstre rouillé de 4 m de haut, fait de tôles rapiécées et de clôtures à vaches.
Le SBI-Net (Security Border Initiative), décidé le 4 octobre 2006, vise à créer une « barrière virtuelle » le long de 3200 km séparant les Etats-Unis de son voisin du sud… et du nord. Le Canada est aussi visé, pas en tant que tel mais comme lieu de transit éventuel de terroristes ou de travailleurs clandestins. Avant les attentats du 11 septembre 2001, la frontière entre le Canada et les Etats-Unis était la moins défendue du monde. Après, les « Etats-Uniens », comme disent les francophones du Canada, ont voulu la normaliser. trois possibilités ont été envisagées. Un durcissement des contrôles, mais il a été refusé par les milieux d’affaires étant donné l’étroite imbrication des deux économies, renforcée encore par le NAFTA. Un régime du type appliqué en Europe entre les pays de l’espace Schengen, mais le Canada s’y est opposé, voyant dans la création d’un périmètre de sécurité nord-américain une atteinte à sa souveraineté. Enfin, un contrôle harmonisé des deux côtés de la frontière. C’est le choix qui s’est imposé.
Au sud, la situation est radicalement différente. Le mur a pour but de « protéger » les Etats-Unis contre la main d’œuvre clandestine en provenance du Mexique, même si elle n’est pas toute mexicaine. C’est surtout une deuxième ligne de défense, disposée à l’intérieur du pays, à une vingtaine de kilomètres de la frontière. Avec ses 1800 tours équipées de détecteurs, de cameras, de liaisons satellite, elle a pour objet de repérer les immigrés qui ont échappé aux premiers contrôles en contournant le mur « physique ». Celui-ci, quand il sera terminé, ce qui n’est pas pour demain, courra sur 1200 km. On l’a baptisé « rideau de tortilla ». La moitié seulement est vraiment programmée et moins encore est financée. Les travaux ont pris du retard et le budget est déjà dépassé. Parfois, le mur coupe en deux des bourgades. Comme à Naco, dans l’Arizona, où 800 Américains vivent au nord et dix fois plus de Mexicains au sud. Ici on a surnommé le mur la « barrière Normandie », parce qu’il est fait de vieux rails de chemin de fer plantés en X, comme sur les plages françaises du débarquement allié en 1944. Les commerçants, des deux côtés de la frontière, se plaignent. Le mur freine non seulement le passage des candidats à l’immigration mais aussi les chalands qui sont soumis à des contrôles tatillons. Ils passent plus de temps au poste-frontière que dans les magasins. S’ils ne peuvent plus traverser la frontière en voiture, ils achètent de plus faibles quantités.
Mais le propre des murs, c’est qu’ils peuvent être contournés. Les Français en savent quelque chose. En 1939, ils se croyaient à l’abri d’une attaque de l’Allemagne nazie derrière leur ligne Maginot, constituée de fortins réputés imprenables. L’armée est allemande est passée par le nord, par la Belgique. L’armée des Mexicains et autres Latinos qui cherchent à gagner clandestinement les Etats-Unis utilisent la même tactique. Ils contournent le mur ou passent là où il est le plus perméable. Le SBI-Net est supposé les coincer plus loin. Car comme le dit le chef d’une patrouille de garde frontière à l’envoyée spéciale du journal Le Monde : « Le mur n’est pas là pour empêcher les gens d’entrer. Il est là pour les ralentir. Il nous permet de gagner du temps pour les arrêter. » En dix ans, le nombre de garde-frontière a été multiplié par trois.
Le renforcement des contrôles et des moyens de répression a des effets pervers. Les clandestins passent par le désert, bravant la chaleur et les serpents. Dans les années 1990, 125 personnes sont mortes en essayant de traverser le désert. Depuis 2000, ce sont mille personnes qui ont trouvé la mort. La violence augmente et avec elle le prix du passage que les candidats à l’immigration doivent acquitter aux passeurs professionnels. Le coût atteint 1500 dollars, un peu plus de 1000 euros.
Des enclaves espagnoles en Afrique
Mille euros. C’est étrangement la même somme qu’il faut verser au passeur pour traverser le détroit de Gibraltar sur des embarcations de fortune, appelées pateras par les Espagnols. Comme s’il existait une internationale des passeurs qui fixent les tarifs. Ici, pas de mur au milieu de la mer, mais un système de surveillance mise en place par la police espagnole des frontières : le SIVE, service intégral de vigilance électronique. Le gouvernement de Madrid a investi plus de 200 millions d’euros dans des installations qu’il prétend uniques au monde. Les embarcations sont détectées à plus de dix kilomètres des côtes, identifiées par des tours de contrôle fixes ou mobiles réparties le long de la mer. La Garde civile peut alors suivre le trajet des embarcations et appréhender les occupants quand ils accostent.
Le problème est rendu plus aigu par le fait que l’Espagne a un pied en Afrique. Ses deux enclaves de Ceuta et Melilla, au nord de la côté marocaine, attirent les immigrés en puissance. Ces deux villes qui, à elle deux, ne dépassent pas 30 km2 et 150 000 habitants, sont « protégées » par des clôtures hautes de plusieurs mètres, surmontées de fils de fer barbelés et surveillées par des miradors qui rappellent de fâcheux souvenirs. En septembre 2005, des migrants venus de l’Afrique sub-saharienne se sont littéralement jetés sur ces clôtures, essayant de les enjamber pour atteindre la terre promise. Ils espéraient qu’une fois passés en territoire espagnol, il leur serait plus facile de gagner l’Europe, leur but ultime. Ils ont été repoussés à la fois par la Garde civile espagnole et par les forces de l’ordre marocaines. Sept cents sont toutefois parvenus à passer dans les enclaves. Les affrontements avec la police marocaine ont fait au moins six morts. Des milliers d’autres ont été envoyés dans des camps de fortune en attendant d’être réexpédiés dans leurs pays d’origine.
Depuis ces véritables émeutes, les autorités espagnoles ont renforcé la « protection » des enclaves. Une troisième clôture a été ajoutée aux deux précédentes qui courent parallèlement autour des deux villes. De 6 mètres de haut, couronnée de barbelés, cette troisième enceinte est suffisamment éloigné de la deuxième pour que les voitures de police puissent patrouiller. Les travaux ont été financés, à Ceuta comme à Melilla, par l’Union européenne, pour un investissement de 60 millions d’euros. Les experts remarquent que cette frontière entre le Maroc et les deux possessions espagnoles est « la plus inégalitaire » d’Europe, sinon du monde (à l’exception sans doute de la ligne de démarcation entre les deux Corées). La différence de niveau de vie moyen entre le Maroc d’une part, Ceuta et Melilla d’autre part, est de un à quinze. Elle est « seulement » de un à six entre le Mexique et les Etats-Unis. Un économiste espagnol, Inigo Moré, généralise le propos en parlant d’une « ceinture d’inégalité » autour de l’Union européenne, qui sépare les Etats membres de ceux qui sont restés en dehors. Ce mur invisible explique les mouvements migratoires auxquels il est impossible de répondre par la fermeture des frontières. Le vrai remède, à savoir le développement des régions périphériques, demande des investissements plus levés que l’érection de barrières incertaines. Qui est prêt à les payer ?
De Bagdad à… Padoue
Il n’y a pas que les villes qui sont parfois encerclées, comme au Moyen-Âge. Il peut y avoir aussi des quartiers à l’intérieur des villes. On pense à Belfast en Irlande du Nord, où les murs persistent malgré la paix retrouvée entre les catholiques et les protestants. Ou à Bagdad depuis la guerre américaine. Il n’est pourtant pas nécessaire de quitter l’Europe. A Padoue (Italie), en août 2006, le maire centre-gauche de la ville a fait monter en quelques heures un mur de 84 m de long et de 3 m de haut, des plaques d’acier avec une seule entrée, autour d’un quartier de la via Anelli. Six immeubles habités essentiellement par des immigrés, nigérians et tunisiens, étaient réputés abriter un vaste trafic de drogue, qui évidemment troublait la quiétude des occupants huppés des villas environnantes.
Rien de comparable toutefois avec la capitale irakienne depuis l’intervention américaine et la chute de Saddam Hussein. Les étrangers, les administrations, les ambassades, le quartier général américain, les Nations unies, le gouvernement irakien, sont concentrés dans la zone verte à l’abri de mur et de chicanes de béton, pour les protéger des attaques des diverses milices. Les mesures de sécurité ont été renforcées après l’attentat à la voiture piégée qui, en août 2003, a coûté la vie à des fonctionnaires de l’ONU, parmi lesquels Sergio Melho de Vieira, représentant spécial du secrétaire général en Irak.
Séparer des Arabes d’autres Arabes
La situation irakienne suscite des craintes chez ses voisins. Afin d’empêcher l’infiltration d’extrémistes islamistes et le trafic d’armes, l’Arabie saoudite a décidé en 2006 d’équiper d’une barrière électronique les 900 km de sa frontière avec l’Irak. Le système composé d’équipements de surveillance radar et de détecteurs électroniques devrait être totalement opérationnel en 2011. Le coût devrait être de 12 milliards de dollars (un peu plus de 8 milliards d’euros). En attendant elle a tracé une route pour permettre le déplacement de patrouilles motorisées et érigé une mur de sable.
Mur de sable dans le Rio de Oro
Le mur de sable est une technique plus rudimentaire mais moins coûteuse. C’est celle qui a été employée sur 2500 km dans le désert saharien par le Maroc depuis 1975 afin d’empêcher les combattants sarahouis du Front Polisario de pénétrer au Sahara occidental, ancienne colonie que les Espagnols appelaient Rio de Oro. Les Sarahouis demandent l’indépendance alors que Rabat le considère comme partie intégrante du royaume chérifien. Il s’agit en réalité de six murs successifs. le premier a pour fonction de protéger les « triangle utile », El Aouïn, Smara et les mines de phosphate de .Boucraa. Le dernier, le plus oriental, court près de la frontière avec l’Algérie. Les constructions de sable sont ren forcées par des radars, des moyens de surveillance électronique, des mines et une armée de 130 000 soldats marocains.
L’Onu n’en finit pas de se pencher sur ce conflit qui connaît des périodes d’apaisement suivies par des brusques montées de tension. La dernière trouvaille de l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies, Peter van Walsum, est de n’accorder ni aux Sarahouis le référendum sur l’indépendance qu’ils réclament, ni au Maroc la souveraineté sur le Sahara occidental qu’il revendique.
Sur le 38e parallèle, la DMZ
Il est difficile, pour le Sahara, de parler de « conflit gelé », comme il est devenu commun de le faire pour des situations internationales inextricables et insolubles depuis des décennies. Les relations entre la Corée du nord et la Corée du sud appartiennent à cette catégorie. La guerre de Corée, premier affrontement entre les deux blocs au début de la guerre froide, a duré trois ans, de juin 1950 à juillet 1953. Depuis l’armistice de Panmunjon, les deux pays sont séparées par la DMZ (Demilitarized Zone), un no man’s land de 250 km de long et de 4 km de large de part et d’autre de 38e parallèle. Les ennemis d’hier se rencontrent épisodiquement dans la JSA (Joint Security Area) pour régler les problèmes d’intérêt commun. Sinon, il est dangereux de s’aventurer, même involontairement, dans cette zone. Une touriste l’a appris à ses dépens en 2008. Quand elle s’est aperçu de sa méprise, elle s’est mise à courir. Ce qui l’a perdu. Des soldats nord-coréens ont tiré sur elle. Peut-être serait-elle encore en vie si elle s’était calmement rendue.
Depuis le sud, il est possible de visiter les abords de DMZ, de monter sur des promontoires dont la vue plonge sur la République populaire de Corée, ou de visiter des tunnels creusés sous la zone tampon par des Nord-Coréens qui espèrent fuir au sud ou qui sont chargés officiellement de s’infiltrer chez les frères ennemis. Les Sud-Coréens ont construit une gare ultra-moderne à la limite de la DMZ. Les voies ne mènent pour l’instant nulle part mais tout sera prêt pour le jour où la frontière sera rouverte au trafic ferroviaire. A travers la Corée, la Chine et la Russie, le train reliera Séoul, la capitale de la Corée du sud, à Berlin et même à Londres, par le tunnel sous la Manche. Ce sera la revanche de la libre circulation des personnes et des biens sur les murs.
Les partitions du sous-continent indien
La partition de l’empire des Indes, en 1947, qui a grossièrement séparé les Hindous et les musulmans, puis l’indépendance du Bangladesh en 1971, ont amené le gouvernement de New Delhi à fortifier ses frontières. D’abord dans le Cachemire, une province coupée en deux que se disputent Indiens et Pakistanais. Une double rangée de barbelés court parallèlement à la « ligne de contrôle » fixée en 1972. Sur plus de 500 km, elle est en partie électrifiée et équipée de radars, de capteurs thermiques, toute une technologue moderne que l’armée indienne a acquise auprès des Israéliens. Il s’agit d’interdire les incursions de combattants cachemiris depuis les secteurs sous contrôle pakistanais.
De plus, les autorités indiennes ont décidé en 2000 un programme qui s’étend sur plusieurs années pour contrôler sur 2000 km l’ensemble de la frontière avec le Pakistan. Des barrières, des systèmes d’éclairage, des rocades sont construites, représentant un investissement de 1,7 milliard d’euros. Ces mesures de séparation physique empêcheront-elles les affrontements armés entre deux pays détenteurs de l’arme nucléaire ?
Au nord est, l’Inde cherche aussi à protéger sa frontière avec le Bangladesh (plus de 4000 km), avec un clôture métallique, un éclairage nocturne, des patrouilles de police, pour empêcher l’immigration et plus récemment les infiltrations de militants islamistes radicaux.
Israël, exclusion, inclusion, séparation
Le mur que les Israéliens sont en voie d’achever entre eux et les Palestiniens a des fonctions plus complexes. Les protestations qu’il suscite aujourd’hui feraient presque oublier qu’à l’origine il s’agit d’une idée de la gauche. « Un palliatif navrant mais nécessaire », comme le dit l’historien Elie Barnavi. L’objectif était de sauver des vies en empêchant les auteurs d’attentats suicide de pénétrer en Israël mais aussi de marquer les limites entre l’Etat juif et le futur Etat palestinien que la gauche appelait de ses vœux. La droite israélienne était contre, précisément parce que la clôture risquait de donner un coup d’arrêt à l’expansion d’Israël. Puis en 2001, Ariel Sharon, alors premier ministre, s’est laissé convaincre sous la pression de l’opinion publique, soucieuse de sécurité. Il a utilisé le projet initial pour non seulement englober les colonies juives dans les territoires occupés après la guerre des Six jours de 1967 mais mordre plus encore sur les terres palestiniennes.
Il ne s’agit donc pas seulement de protéger une frontière existante mais d’en créer une. Cependant, en marquant les limites orientales d’Israël, les dirigeants israéliens reconnaissent implicitement que leur Etat est achevé et que le mouvement d’expansion est terminé. Même si dans le tracé de la clôture, ils englobent des terres palestiniennes qui étaient dans les territoires occupés après 1967. C’est un long serpent bétonné qui court sur près de 900 km, avec des incursions chez les Palestiniens pour entourer les colonies. Il est large de 60 m. il comprend des tranchées, deux routes parallèles pour les patrouilles de l’armée et de la police, des rangées de barbelés, une barrière de détection ainsi que des postes d’observations. Vingt et un points de passage ont été ménagés dans le mur qui dans ses sections urbaines peut avoir jusqu’à 8 m de hauteur. Le coût est estimé à 1,7 million d’euros le mètre. Il coupe les villages palestiniens de leurs terres et englobe une quarantaine d’enclaves peuplées au total de près de 400 000 Palestiniens, dont 180 000 à Jérusalem-Est. Des centaines de dossiers ont été déposés devant la Cour suprême israélienne pour obliger les autorités à revoir le tracé mais seule une petite poignée a été jugée recevable quand le tracé impliquait des entraves flagrantes, et souvent inutiles, à la vie quotidienne des populations concernées.
A Gaza, où le Hamas a pris le pouvoir après des élections de janvier 2006, la clôture ne crée pas seulement une cloison étanche avec Israël. Ce territoire de 1,5 million d’habitants, est également séparé de l’Egypte, au sud, par un mur, censé empêcher les va et vient. On estime que trois à quatre cents tunnels clandestins ont été creusés sous la frontière pour permettre le passage des hommes et de la contrebande. Le 28 janvier 2008, un cri s’est répandu dans Gaza : « le mur est tombé ! le mur est tombé ! ». Une dizaine de charges explosives avait fait des brèches dans le rempart de béton et d’acier, notamment dans la ville de Rafah, coupée en deux depuis 1967. La ville égyptienne la plus proche, Philadelphie, est séparée de Gaza par un no man’s land de 14 km. Des centaines de Palestiniens se sont ruées vers l’Egypte quand le mur a été ouvert bien que le poste de contrôle restât fermé. Pendant onze jours, jusqu’au 3 février, ils purent s’approvisionner de l’autre côté, sans que la police égyptienne intervienne. Mais le répit a été de courte durée. La vie, c’est-à-dire l’enfermement, a repris son cours « normal ».
La ligne verte de Chypre
Il n’est pas nécessaire de quitter l’Europe pour se casser le nez sur un mur. Depuis l’indépendance de Chypre dans les années 1960 et plus encore depuis l’invasion turque de 1974, l’île est coupée en deux, par une ligne verte surveillée par les casques bleus de l’ONU, matérialisée par une zone tampon qui mesure selon les endroits entre 20 m et 7 km. Quelques points de passage ont cependant été aménagés qui permettent aux Chypriotes grecs de se rendre pour la journée, dans le Nord, et pour les Chypriotes turcs d’aller travailler au Sud. Jusqu’au début de 2008, la rue Ledra qui était jadis l’artère la plus animée de la capitale Nicosie était fermée par un mur. Pour se rendre à pied dans la partie turque de Nicosie, il fallait faire un détour de plus centaines de mètres, vers un poste de contrôle situé à côté d’un vieil hôtel désaffecté, le Lédra Palace, aujourd’hui occupé par les soldats de l’ONU. Après l’élection à la présidence de la République de Chypre du candidat communiste Dimitri Christofias, les relations se sont un peu détendues entre les deux parties de l’île. Un point de passage a été ouvert dans la rue Lédra et des négociations ont commencé en vue d’une réunification de l’île dont le sud est membre de l’Union européenne depuis 2004, tandis qu’au nord, la République turque de Chypre du Nord n’est reconnue que par Ankara.
Le mur de Chypre est un petit morceau de ces murs qui à travers le monde, si on les mettait bout à bout, mesureraient 18 000 km. En elle-même, une frontière n’est pas nécessairement synonyme d’enfermement et de confrontation. Elle peut être aussi un lieu d’échanges entre des populations diverses. Elle peut donner à un peuple le sentiment de jouir chez lui d’une liberté et d’une sécurité qui lui permettent de s’ouvrir aux autres. C’est toutefois rarement le cas quand elle se matérialise par un mur. Le mur est généralement un double message politique, à usage interne et à usage externe. A l’usage interne, il se veut un signe de puissance des autorités à l’égard des gouvernés, tout en étant une preuve de faiblesse. A usage externe, il est un défi lancé aux voisins, aux autres, aux Barbares.
C’était la fonction du limes romain, comme celle de la muraille de Chine. En tous cas, leur fonction officielle, pour ne pas dire mythique. Un historien américain, Arthur Waldron, a affirmé dans un livre intitulé The Great Wall of China, from History to Myth, que la Grande muraille n’avait jamais existé , en tous cas telle que les Chinois contemporains cherchent à la présenter. Il n’y a jamais eu, affirme-t-il, de constructions courant sans discontinuité sur des milliers de kilomètres. Tout au plus quelques bastions qui n’étaient pas reliés entre eux, « l’ébauche d’une défense mythique ». D’ailleurs il n’était pas besoin d’un continuum car la plupart du temps le relief n’est pas propice aux incursions armées. Qui plus est, la grande muraille n’a jamais été attaquée. Quand des forces ennemies ont pénétré en Chine, elles sont passées par les portes, après avoir soudoyés les soldats chinois.
L’écrivain d’origine albanaise, Ismaïl Kadaré, a tenté une autre interprétation. Qualifiant la Grande muraille de « simple épouvantail », de « ridicule clôture », il a imaginé qu’elle avait été construite par les Chinois en accord avec les Barbares pour mettre à l’abri ces derniers de « l’influence lénifiante de la Chine ». Il ne s’agirait plus alors de protéger les hommes du dedans contre les menaces de l’extérieur, mais les hommes du dehors contre les menaces endogènes. L’explication est séduisante qui renverse les idées reçues. Si elle se vérifie, c’est certainement à l’insu de ceux qui construisent les murs. Et elle est une consolation, sinon un espoir, pour ceux qui les subissent.