Un succès diplomatique pour l’Europe ?

Un an après la guerre entre la Géorgie et la Russie à propos de l’Ossétie du sud, le ministre français des affaires étrangères, Bernard Kouchner, et son collègue chargé des affaires européennes, Pierre Lellouche, se félicitent, dans une tribune publiée par Le Monde du 8 août, que l’action de Nicolas Sarkozy ait « sans doute permis à la Géorgie d’éviter le pire et conduit au retour des parties à la table des négociations […] sur la base du document négocié par le président de la République auprès des plus hautes autorités russes et géorgiennes ». Cette présentation a l’avantage de mettre en lumière le rôle de Nicolas Sarkozy en tant que président de l’Union européenne et l’apparition de cette Union sur la scène internationale, mais elle a l’inconvénient de faire bon marché de quelques faits qui relativisent le succès diplomatique remporté l’an dernier.

Il y a un an, la Géorgie et la Russie étaient en guerre à cause d’un petit territoire situé aux confins des deux Etats, au sud du Caucase. Le président géorgien voulait reprendre le contrôle de l’Ossétie du sud, une province qui avait fait sécession depuis le début des années 1990 et où les incidents se multipliaient entre les séparatistes ossètes, plus ou moins ouvertement soutenus par Moscou, et les forces géorgiennes. Une guerre de cinq jours a décimé l’armée géorgienne, amené les troupes russes à une cinquantaine de kilomètres de la capitale Tbilissi et finalement amputé le territoire géorgien de de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie. Ces deux régions ont proclamé leur indépendance, reconnue seulement par la Russie et… le Nicaragua. Nicolas Sarkozy, qui présidait en août 2008 le Conseil européen, a négocié un cessez-le-feu qui a mis fin aux combats après que la Russie eut atteint ses buts de guerre. Les Russes ne respectent pas les engagements internationaux qu’ils avaient pris alors.

Ne pas déformer les faits

La première hypothèse veut que l’intervention rapide de Nicolas Sarkozy ait empêché les forces russes de prendre Tbilissi, la capitale de la Géorgie, et de renverser le président Mikheïl Saakachvili, ce qu’elles étaient militairement en mesure de réussir en un temps record, mais personne n’a jamais pu apporter la preuve que telle était l’intention du Kremlin. Les Russes n’ont payé aucun prix politique pour le dépeçage de la Géorgie. Il n’est pas sûr qu’il en aurait été de même pour l’occupation d’un Etat indépendant.

La deuxième liberté prise par les deux ministres français avec la réalité concerne le document en six points issus des conversations de Nicolas Sarkozy à Moscou. C’est, pour l’essentiel, un texte dicté par la partie russe, qui diffère fondamentalement du plan avec lequel, quelques heures avant le président de la République, Bernard Kouchner s’était envolé vers Tbilissi et Moscou.

Enfin, et c’est sans doute le plus important, les Russes ne respectent pas les conditions qu’ils avaient eux-mêmes posées et acceptées, notamment le point concernant « le retour des forces russes sur les positions occupées avant le 8 août [jour du déclenchement des hostilités] », contrepartie du retour des forces géorgiennes – ou de ce qu’il en restait – dans leurs cantonnements. Un an après, les troupes russes stationnent en Ossétie du sud, dans des lieux et avec des forces où elles n’étaient pas auparavant, tout comme en Abkhazie, l’autre région sécessionniste. Que ces forces soient là à la demande de gouvernements « indépendants » n’est évidemment qu’un paravent.

D’autre part, les Russes, par l’intermédiaire de leurs obligés de Tskhinvali et de Soukhoumi, refusent que les observateurs de l’UE (un peu plus de deux cents) travaillent en Abkhazie et en Ossétie du sud, contrairement à ce qui était prévu par les accords de Moscou. Quant aux observateurs de l’ONU et de l’OSCE qui se trouvaient dans la région avant le conflit, ils sont partis à la suite du veto mis par Moscou au renouvellement de leur mission.

Langage diplomatique et réalité du terrain

Dans ces conditions, il faut aux deux ministres français une bonne dose d’optimisme pour écrire que « la médiation engagée à Genève a permis de préparer les conditions d’une solution politique dans le respect de la souveraineté, de l’indépendance et de l’intégrité territoriale de la Géorgie dans ses frontières internationalement reconnues ». C’est le langage de la diplomatie. Ce n’est pas celui du terrain. Les Russes affirment que l’indépendance des deux régions géorgiennes sécessionnistes est « irréversible ». Les Occidentaux qu’elle est « inacceptable ». Pendant près d’un demi-siècle, les Occidentaux ont dit que l’annexion des Etats baltes par l’Union soviétique était « inacceptable », cela n’a pas empêché Moscou d’y régner pendant toutes ces années.

De l’avis même des Géorgiens les plus sensés, la perte de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie doit être considérée comme un fait accompli. Les deux régions ne doivent pas devenir l’Alsace-Lorraine de la Géorgie qui a certainement mieux à faire que d’entretenir des sentiments irrédentistes. Mais aucune force politique à Tbilissi ne peut le reconnaître ouvertement, sous peine d’être accusée de se trouver à la solde de la Russie.

Bien que les origines du conflit de l’an dernier soient toujours obscures – la commission dirigée par la juge suisse Heidi Tagliavini et chargée par les Européens de faire la toute lumière n’a pas encore rendu ses conclusions —, Mikheïl Saakachvili est tenu par les Occidentaux, y compris par l’administration Obama, pour un allié fantasque et souvent incontrôlable. En 2008, il a livré aux Russes le prétexte que ceux-ci attendaient pour montrer qu’ils voulaient rester les maîtres du Caucase. Ils s’y étaient préparés par de grandes manœuvres dans la région, les plus imposantes depuis 1990, et par la mise en alerte de la flotte de Sébastopol. Le message valait pour les Géorgiens, pour toutes les anciennes républiques soviétiques priées de se plier aux désirs du Kremlin, et pour les Occidentaux qui devaient être découragés de s’engager dans « l’étranger proche » de la Russie. Il n’est pas sûr qu’à long terme, l’avertissement ne soit pas contre-productif.