La prise de Tripoli par les rebelles libyens et la fuite de Mouammar Kadhafi constituent un succès indéniable pour Nicolas Sarkozy. Malgré les réticences de son état-major, la perplexité de son ministre des affaires étrangères et l’opposition plus ou moins avouée de ses partenaires européens, à l’exception de la Grande-Bretagne, le président de la République a pris des risques en volant au secours des insurgés de Benghazi, au début du mois de mars, après avoir fait endosser l’opération par le Conseil de sécurité des Nations unies. Le pari a été réussi. Quels qu’aient été ses motivations – rattraper les erreurs commises au début du « printemps arabe », exorciser le copinage passé avec le « guide » libyen, etc. —, il peut se targuer d’avoir mis ses actes en conformité avec ses paroles, réminiscences de ses engagements de campagne électorale pour un temps oubliés, sur la mission de la France de venir en aide aux peuples soulevés contre des dictateurs.
La campagne de Libye n’en pose pas moins plusieurs questions. Les réponses qui y seront apportées dans les semaines et les mois à venir pèseront sur le jugement qu’on portera finalement sur cette intervention.
Quel avenir pour la Libye ?
Les rebelles sont entrés dans une capitale dévastée où tout manque, l’approvisionnement alimentaire, l’eau, l’électricité. Où le nombre de victimes, soit des combats soit des exactions perpétrées des deux côtés, semble élevé et les hôpitaux débordés. Le Conseil national de transition (CNT), qui a déménagé de Benghazi à Tripoli, a-t-il la légitimité et la capacité pour gouverner le pays, malgré une reconnaissance internationale assez large et le déblocage d’une partie des fonds libyens gelés à l’étranger ? Les insurgés de Cyrénaïque ont, semble-t-il, peu contribué à la prise de Tripoli qui serait plutôt à mettre au compte d’hommes venus de Misrata, à l’est de la capitale, et du djebel Nefoussa, au sud. Selon certains observateurs, cette absence pourrait peser dans la compétition entre les différents conseils militaires apparus pendant la guerre et entre les responsables politiques des différentes régions. Mais elle peut aussi souligner le fait que la lutte contre le régime Kadhafi n’a pas été l’apanage des gens de l’Est mais qu’elle a concerné toutes les composantes de la population. Et faciliter ainsi la création d’un gouvernement « d’union nationale », qui éviterait une fragmentation selon des lignes géographiques ou tribales.
Quel engagement international ?
Malgré le rôle essentiel joué par les raids aériens de l’OTAN et l’aide concrète sur le terrain, la « libération » (terme employé par les insurgés) de la Libye a été le fait des Libyens eux-mêmes. Rien de comparable avec ce qui s’est passé en 2003 en Irak. Toutefois les responsables, internationaux comme libyens, craignent qu’une situation « à l’irakienne » ne s’installe en Libye si le CNT est incapable de rétablir l’ordre, de nourrir la population et d’éviter des affrontements claniques. L’engagement international est indispensable, non seulement pour aider à en finir avec les poches de résistance des forces fidèles à Kadhafi, mais pour stabiliser le pays. Si les nouvelles autorités légitimes de la Libye le demandent, la communauté internationale doit être prête à envoyer des casques bleus. Certains pays arabes et les pays européens, notamment parmi ceux qui ont été réticents à participer aux opérations militaires, devraient apporter leur contribution.
Quel avenir pour l’OTAN ?
En guise de testament, Robert Gates, au moment de quitter son poste de secrétaire américain à la défense, avait prononcé à Bruxelles un discours qui était un véritable réquisitoire contre les Européens incapables de s’entendre, de faire les efforts nécessaires à leur défense et de prendre la relève des Etats-Unis, occupés par ailleurs (notamment en Asie). La charge n’était pas totalement imméritée même s’il elle était un peu forte. Il est vrai qu’en Libye, les pays européens qui se sont engagés sous la tutelle de l’OTAN (au total huit sur vingt-huit membres, y compris non-européens) ont eu besoin du soutien logistique des Etats-Unis, de leurs opérations de renseignement et parfois de leurs munitions pour pallier des déficiences. Ils n’en ont pas moins été en première ligne alors que les Américains, s’ils ont envoyé quelques drones, restaient au deuxième plan. Barack Obama – et ses adversaires républicains le lui reprochent —, a été beaucoup plus prudent que Nicolas Sarkozy ou David Cameron.
Il n’y a pas lieu de s’en offusquer. Les Américains ont considéré, à tort ou à raison, que leurs intérêts nationaux n’étaient pas directement en jeu en Libye, alors que les événements avaient lieu dans le voisinage immédiat de l’Europe. Ils en ont tiré la conclusion qu’il revenait aux Européens de s’en occuper au premier chef. Ce que ces derniers ont fait, tant bien que mal. C’est peut-être un exemple de division du travail au sein de l’OTAN qui servira de leçon à l’avenir.
Quelle Europe de la défense ?
Pour le Européens, le bilan n’est pas entièrement positif. Vingt ans après l’amère expérience de l’ex-Yougoslavie qui aurait dû amener les Européens à accélérer la construction de l’Europe de la défense, celle-ci est toujours dans les limbes. Ni les capacités, ni les coopérations entre unités, ni l’industrie de l’armement n’ont atteint les objectifs fixés à plusieurs reprises dans les décisions des Conseils européens. Plus grave : la volonté politique d’agir ensemble est toujours aussi défaillante. La France et la Grande-Bretagne ont montré l’exemple mais les autres rechignent à s’engager. L’abstention de l’Allemagne au Conseil de sécurité de l’ONU lors du vote de la résolution 1973 autorisant les opérations en Libye est significative. La coopération bilatérale entre Londres et Paris dans le domaine militaire qui a été renforcée l’année dernière est un palliatif à l’Europe de la défense, pas un premier pas dans la bonne direction. D’ailleurs, les Britanniques n’ont jamais voulu de cette Europe-là et l’affaire libyenne ne peut que les renforcer dans leur hostilité.
Quel précédent ?
Nicolas Sarkozy a déclaré que la chute de Kadhafi montrait aux dictateurs du monde entier qu’ils n’étaient pas à l’abri. Que la France, en particulier, prend au sérieux ses déclarations sur la défense des droits de l’homme et qu’elle est prête à agir pour peu que l’ONU donne son feu vert. Les opérations en Libye sont certainement un avertissement adressé tous les régimes autoritaires mais elles constituent aussi un signal d’alarme pour tous les Etats défenseurs du principe de la souveraineté nationale et opposés à la « responsabilité de protéger ». Les Russes et les Chinois, qui ont laissé passer « la 1973 » en n’utilisant pas leur droit de veto, sont d’autant plus réticents à accepter des sanctions contre le régime syrien qu’ils estiment que les Occidentaux ont donné une interprétation extensive du texte de l’ONU. Selon eux, l’objectif de « protéger les populations civiles » n’impliquait pas le renversement par la force de Kadhafi. Ils y regarderont dorénavant à deux fois. Et ils ne sont pas les seuls. Le Brésil, l’Inde et l’Afrique du sud qui siègent actuellement au Conseil de sécurité sont aussi des « souverainistes ».En ce sens, l’affaire libyenne pourrait se révéler être un handicap, plutôt qu’un précédent, dans l’action internationale contre les dictatures. Bachar Al-Assad peut remercier Kadhafi.