A la veille de la rencontre de Deauville entre Dmitri Medvedev, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, le laboratoire d’idées European Council on Foreign Relations a publié un rapport sur l’organisation de la sécurité en Europe, sous le titre « Le spectre d’une Europe multipolaire », qui propose une nouvelle approche. Pour les auteurs de cette étude – Mark Leonard et Ivan Krastev, avec Jana Kubzova, Dimitar Bechev et Andrew Wilson – le sommet de Deauville est une excellente idée et son ordre du jour est celui qui convient mais ses participants ne sont pas les bons.
Le dialogue sur la sécurité européenne devrait réunir, selon eux, les trois acteurs-clés que sont la Turquie, la Russie et l’Union européenne. Le défaut de la réunion de Deauville est donc double, selon eux : la Turquie manque à l’appel et l’UE n’est pas présente en tant que telle, alors même qu’elle vient de se donner, en la personne de Catherine Ashton, un haute représentante pour la politique étrangère aux pouvoirs renforcés.
Les guerres au Kosovo et en Géorgie
Pourquoi un sommet sur la sécurité est-il nécessaire ? Parce que le système actuel, selon le rapport, ne fonctionne pas. Il n’a pas permis d’éviter les guerres au Kosovo et en Géorgie ni l’instabilité au Kirghizistan. Il n’a pas empêché les perturbations dans les livraisons de gaz ni résolu les « conflits gelés ». Le résultat de la politique européenne au cours de la dernière décennie est que le continent est moins stable qu’on ne le pensait et l’Union européenne moins influente qu’elle ne l’espérait.
Dans un monde dans lequel l’Europe a perdu son rôle central, la Russie, qui n’a jamais accepté l’ordre de l’après-guerre froide et le conteste désormais ouvertement, appelle à une nouvelle architecture de sécurité et la Turquie, déçue par le blocage de ses négociations d’adhésion à l’UE, conduit une politique extérieure de plus en plus indépendante en cherchant à jouer un rôle plus important sur la scène internationale. Enfin l’absence remarquée de Barack Obama au vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin confirme que les Etats-Unis, occupés par les questions de l’Afghanistan, de l’Iran et de la Chine, ne font plus de la sécurité européenne leur priorité.
La fin du « moment unipolaire »
Dans ces conditions, estiment les auteurs, les Etats européens ont intérêt à répondre aux propositions du président Medvedev et à développer leur propre conception d’un nouvel ordre européen qui donne à l’UE toute sa place en matière de sécurité. Ils doivent en particulier tirer la leçon de l’émergence d’une Europe multipolaire qui a mis fin au « moment unipolaire » marqué par l’élargissement démocratique de l’UE. Désormais les principales puissances du continent – Union européenne, Russie, Turquie – sont en compétition dans leur voisinage commun tel qu’il est issu de la dislocation de l’Union soviétique et de la Yougoslavie. A une vision de l’Europe centrée sur le développement du projet porté par l’UE doit se substituer celle d’une Europe fondée sur la combinaison de plusieurs projets.
Celui de l’UE a été notamment affecté par la crise financière, qui a souligné les « contradictions structurelles » des politiques européennes et renforcé la peur des Européens d’être marginalisés à l’échelle mondiale. La Russie, de son côté, a mis en place une nouvelle stratégie qui vise à une meilleure intégration dans l’économie mondialisée et à la construction d’alliances stables. Quant à la Turquie, elle échange peu à peu une place de membre de deuxième classe du club occidental pour celle d’un pouvoir régionale qui compte dans le monde, en particulier au Proche-Orient, dans l’Europe du Sud-Est et dans le Caucase.
Compte tenu du retrait américain, il appartient aux Européens de prendre en mains leur sécurité en substituant à l’équilibre des pouvoirs la gestion de leur interdépendance. Le rapport de l’European Council on Foreign Relations formule une série de recommandations pour accomplir ce programme.
Quatre recommandations
La première est d’organiser un dialogue régulier à trois sur la sécurité, dans le prolongement du sommet de Deauville mais étendu à la Turquie. La deuxième est l’élaboration d’un plan d’action européen pour la sécurité, dont l’objectif sera de réduire les tensions sur le continent, notamment par la démilitarisation des zones les plus dangereuses et la résolution des « conflits gelés », qui demeurent la principale source d’insécurité.
Troisième recommandation : une nouvelle approche du rôle de l’OTAN, qui passerait par un soutien à l’inclusion de la Russie dans le bouclier anti-missile proposé par les Etats-Unis, afin de cimenter l’identité du continent en matière de sécurité et renforcer la garantie de l’OTAN contre les menaces extérieures.
Quatrième recommandation : un traité sur la sécurité européenne, qui supposera au préalable la création d’un climat de confiance et qui fera de l’UE un acteur-clé de la sécurité. Sans accepter telles quelles les propositions de Dmitri Medvedev, l’UE reconnaîtrait ainsi la Russie comme une puissance européenne et la Turquie comme un acteur majeur. « L’Union européenne ne peut pas grand chose pour empêcher l’Europe de passer d’un ordre unipolaire à un ordre multipolaire, concluent les auteurs, mais elle peut beaucoup pour organiser les relations entre ses différents pôles ».