Une Europe « géopolitique ? »

Le politologue néerlandais Luuk van Middelaar, qui fut pendant cinq ans la plume du premier président permanent du Conseil européen, le Belge Hermann Van Rompuy, a souligné, dans son dernier livre Quand l’Europe improvise (Gallimard, 2018), que l’Union européenne, face aux crises qu’elle subit depuis une bonne dizaine d’années, doit se montrer plus inventive que par le passé. Habituée à trouver les réponses dans la seule application des traités, elle doit constater que ceux-ci ne suffisent pas quand surgissent des faits imprévus. « Les crises, écrit-il, exigent une capacité d’action politique différente de celle que permettent les structures bruxelloises traditionnelles ». Celles-ci ne peuvent anticiper toutes les situations nouvelles. La gestion des crises requiert en effet « non des normes, mais des décisions ». C’est là où l’Europe est en grande difficulté, c’est à cela qu’elle est le moins préparée.

Il lui faut donc changer d’approche. Mais cela n’ira pas sans mal. « Un système conçu pour mener une politique de la règle n’est pas à même de passer, par un simple coup de baguette magique, à une politique de l’événement », affirme l’ancien collaborateur d’Hermann Van Rompuy. « Cette métamorphose demande du temps », dit-il encore. Le moment est venu de l’engager. A défaut d’une baguette magique, la volonté politique doit servir d’outil. La preuve en a été faite en partie par le président de la Commission sortante, Jean-Claude Juncker, qui a voulu une Commission « politique » pour affronter les quatre grandes crises de son mandat : la tempête autour de l’euro, la guerre en Ukraine, la question des migrants, le Brexit. Sur ces quatre dossiers, l’UE a dû « improviser », selon le titre du livre de Luuk van Middelaar, c’est-à-dire se comporter face à l’événement comme un acteur politique qui entre en territoire inconnu « sans pouvoir s’appuyer sur la coutume ni sur la tradition ».

La nouvelle présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, s’inscrit dans la continuité de son prédécesseur. Elle a choisi de qualifier sa Commission non de « politique » mais de « géopolitique ». Elle n’a pas précisé le sens qu’elle donnait à cet adjectif. Mais on peut supposer qu’une Commission « géopolitique » est appelée à s’intéresser davantage aux relations internationales, à la place de l’Europe dans le monde, aux rapports de force dans lesquels celle-ci s’insère. « La géopolitique nous apprend que l’heure de la souveraineté européenne a déjà sonné », déclarait Jean-Claude Juncker dans son grand discours de 2018 sur l’état de l’Union. Il ajoutait : « L’heure pour l’Europe de prendre son destin entre les mains ». En devenant « un acteur global », l’Union européenne entre dans le jeu des puissances, dont les rivalités, pacifiques ou guerrières, fondent la géopolitique.

« Unis, nous, Européens, sommes en tant qu’union devenus une force incontournable », disait encore Jean-Claude Juncker. C’est ce message que reprend, sans éclats de voix, Ursula von der Leyen. L’Europe, laisse-t-elle entendre, devra, pour survivre, assumer la dimension de conflictualité qui va avec l’affirmation de la souveraineté. De la géopolitique de l’euro (« l’euro doit devenir l’instrument actif de la nouvelle souveraineté européenne », affirmait Jean-Claude Juncker) à la géopolitique du climat et à celle des frontières, en passant par la relation future avec le Royaume-Uni (après le Brexit) comme avec la Russie (après l’Ukraine), la Commission européenne, selon sa nouvelle présidente, contribuera à « une Europe plus forte sur la scène internationale » portée par une Union « plus ambitieuse ».

Cette nouvelle ambition supposera de la part des Européens, comme l’écrit Luuk van Middelaar, « une détermination sans faille » pour faire face aux secousses et aux turbulences du monde. L’UE, selon lui, vit son « moment machiavélien », c’est-à-dire celui d’une prise de conscience des échecs passés qui doit la conduire à une « revalorisation de l’action ». Lourde tâche pour Mme von der Leyen et ses vingt-six collègues de la Commission européenne.