Une alliée précieuse pour la marine russe

L’activité navale russe s’est accrue au cours de l’année 2012 dans la partie orientale du bassin méditerranéen, matérialisant à la fois le soutien affiché par Moscou à son allié syrien et mettant de nouveau en lumière l’intérêt de la Russie pour la Méditerranée et le Moyen-Orient. La coopération mi­litaire et militaro-technique russo-syrienne se caractérise notamment par un volet naval dont le point d’appui logistique de Tartous constitue l’une des pierres angulaires. Le port syrien parti­cipe à la construction de l’influence russe au Moyen-Orient et trouve également toute sa place dans le programme de modernisation des forces navales actuellement mis en œuvre par Moscou, écrit Igor Delanoë de l’université de Harvard, dans une analyse publiée par la Fondation pour la recherche stratégique.

Les événements qui se déroulent en Syrie depuis mars 2011 ont permis de mesurer de nouveau tout l’intérêt que porte Moscou à la région médi­terranéenne. Loin de constituer une originalité de la Russie actuelle, cet intérêt remonte à l’épo­que impériale et à la quête des tsars d’un accès aux mers libres de glaces. Depuis Catherine II, qui apporte à l’Empire russe sa « fenêtre sur la Méditerranée » en fondant Sébastopol en 1783, jusqu’aux bâtiments de la 5e escadre opération­nelle soviétique, qui sillonnent les eaux méditer­ranéennes dès les années1970, le Kremlin a continuellement cherché à pérenniser sa présen­ce dans le bassin méditerranéen. L’outil naval lui a permis d’y promouvoir et, le cas échéant, d’y protéger ses intérêts. Or, actuellement, cette pré­sence navale repose principalement sur la coopé­ration militaire et militaro-technique russo-syrienne, pivot de l’influence russe au Moyen-Orient.

Depuis le début de la crise syrienne, l’activité navale russe en Méditerranée s’est globalement accrue pour culminer fin janvier 2013 avec la tenue « des plus importants exercices » jamais réalisés par la Russie dans cette région du globe. Moscou a déjà mobilisé l’outil naval afin de ma­térialiser sa présence en Méditerranée : depuis 2008, il y dépêche chaque année un groupe aé­ronaval formé autour de son unique porte-avions, l’Amiral Kouznetsov. Tout au long de l’année 2012, des bâtiments de surface en prove­nance des ports du Nord, de la Baltique et de la mer Noire ont par ailleurs assuré une présence navale russe continue et croissante dans la partie orientale du bassin méditerranéen, organisant même des exercices inter-flottes au mois de juil­let 2012. Le paramètre naval apparaît donc im­portant dans la position adoptée par Moscou sur le dossier syrien, non seulement en tant que conséquence du soutien accordé par le Kremlin à Damas, mais également parce qu’il représente depuis plusieurs décennies un élément moteur dans les relations russo-syriennes.

Un levier d’influence pour Moscou dans le bassin oriental

L’URSS établit des relations diplomatiques avec la Syrie dès 1944, et la coopération militaro-technique entre les deux Etats s’amorce dès le milieu des années 1950. Après le revirement du président égyptien Sadate, qui met un terme à la coopération militaro-technique soviéto-égyptienne au cours de la première moitié des années 1970, la Syrie devient le plus important allié de l’URSS en Méditerranée. A la veille de la signature du traité d’amitié et de coopération entre les deux Etats le 8 octobre 1980, Damas a déjà absorbé pour 3,67 milliards de dollars d’ar­mements soviétiques, et en 1986, la Syrie est le plus important acquéreur non communiste d’équipements militaires en provenance d’URSS. Entre 1980 et 1991, Moscou livre pour près de 26 milliards de dollars de matériels de guerre à Damas. Les livraisons incluent 5000 chars, 1 200 avions, 4 200 pièces d’artillerie, 70 petits bâtiments de combat (pour l’essentiel des vedettes lance-missiles). En parallèle, les Soviéti­ques participent à la construction d’une centaine d’installations militaires en Syrie, tandis que 9600 officiers syriens sont formés dans les éco­les militaires en URSS.

Damas reconnaît la Fédération de Russie comme le successeur légal de l’URSS dès décembre 1991, et en mai 1992, le ministre syrien des Affaires étrangères se rend à Moscou afin de discuter de la nature des relations bilatérales. Cependant, certains dossiers, comme la dette que Damas a héritée de l’époque soviétique et la question du processus de paix, ternissent ces relations. En outre, la Syrie souhaite acquérir toujours plus de matériels militaires auprès de Moscou qui n’ac­cède pas forcément à toutes ses demandes. Le premier défi dans les relations russo-syriennes a été celui du paiement de la dette, évaluée à 13 milliards de dollars et contractée par Damas lors de ses achats à crédit de matériels militaires soviétiques. Dès le mois d’octobre 1992, la Syrie annonce qu’elle refuse d’honorer le paiement de la dette, ce qui entraîne une baisse, mais non un gel, des livraisons d’équipements de la part de Moscou.

Au mois d’avril 1994, les relations bilatérales sont revitalisées par la signature d’un accord de coopération militaro-technique. Les forces ar­mées syriennes, équipées à 90% de matériels militaires ex-soviétiques, ne peuvent se passer des fournitures de pièces détachées et d’équipe­ments russes. La nomination d’Evgueni Primakov par Boris Eltsine au poste de ministre des Affaires étrangères amorce un renforcement des relations entre la Russie et le Moyen-Orient en général, entre Moscou et Damas en particulier. E. Primakov effectue deux tournées dans la ré­gion en 1996, une autre en 1997, et se rend à chaque fois en Syrie. En 1996, une commission bilatérale russo-syrienne pour la coopération militaro-technique est créée. Cependant, pour Moscou, la poursuite de la coopération avec Da­mas demeure directement conditionnée au rè­glement de la dette. Lorsqu’il se rend en visite à Moscou au mois de juillet 1999, Hafez el-Assad tente de négocier un assouplissement de la posi­tion russe, et notamment de « déconnecter » le paiement de la dette de la fourniture d’arme­ment.

Néanmoins, plus que la visite du dirigeant sy­rien, qui n’aboutit d’ailleurs pas au règlement du différend, ce sont bien des facteurs propres à la Russie qui favorisent ce règlement. Tout d’abord, d’un point de vue économique, l’industrie de la défense russe est, à cette époque, moribonde ; elle a donc besoin des commandes à l’exporta­tion pour survivre pour pallier la faiblesse des commandes passées par le ministère de la Dé­fense. En ce sens, la Syrie fournit un débouché non négligeable pour le complexe militaro-industriel russe puisqu’au début des années 2000, Damas est prêt à dépenser 2 milliards de dollars pour la modernisation de ses forces ar­mées et l’achat de nouveaux équipements auprès de la Russie. En outre. Moscou, qui a entamé la reconstitution de ses positions diplomatiques au Moyen-Orient, est une des rares puissances à pouvoir persuader les Syriens de négocier la paix avec Israël. Alors que la Russie cherche à retrou­ver un rôle de premier plan sur la scène moyen-orientale, sa contribution à la résolution du conflit israélo-palestinien lui assurerait un capi­tal d’influence très intéressant dans la région. La Syrie est également le dernier pays où la Russie dispose d’un point d’appui naval en dehors de son territoire et de son « proche étranger ». En­fin, les deux Etats partagent le refus de voir les Etats-Unis asseoir unilatéralement leur influen­ce sur le Moyen-Orient, surtout après l’intervention de Washington en Irak en 2003 ; dès 2004, Damas se retrouve en outre de plus en plus iso­lée sur la scène internationale, ce qui renforce à ses lors, Moscou accepte de revoir la question du règlement de la dette syrienne, et, au mois de décembre 2005, les deux parties parviennent à un accord : la Russie a accordé un rabais de 73 % sur le montant total de la dette, soit 13 milliards de dollars, le paiement du reste, soit environ 3,5 milliards de dollars, étant soumis à un taux d’in­térêt annuel de 4 %. En échange, la Syrie s’enga­ge à acheter du matériel de guerre russe.

Pressions israéliennes

Dès les premiers mois de l’année 2006, la Syrie commence à absorber du matériel de guerre rus­se (missiles sol-air courte portée Strelets, lance-roquettes antichars Kornet-E et Krysantema, qui sont à l’heure actuelle les armes portatives anti­char les plus performantes de l’arsenal russe, voire de l’arsenal mondial). Damas a également acheté des systèmes mobiles de défense antiaé­rienne courte et moyenne portée Pantsyr-S1E et Buk-M2 en 2008. Toutes ces ventes de maté­riels militaires suscitent une profonde inquiétu­de à Tel-Aviv et Washington, et dès la première moitié des années 2000, alors même que la coopération militaro-technique russo-syrienne est stagnante, Israël et les Etats-Unis font pression pour que Moscou ajourne la livraison de certains équipements, comme les missiles guidés anti­char de troisième génération Kornet. De même, la vente de missiles tactiques Iskander-E, promi­se par Moscou à Damas en 2001, a été annulée en 2005 suite à une requête personnellement émise par le Premier ministre israélien de l’épo­que, Ehud Olmert, auprès du président Poutine. La vente des MiG-29SMT et des MiG-31M a également été gelée par Rosoboronexport en septembre 2009, officiellement parce que Mos­cou a estimé que cette vente aurait remis en cau­se l’équilibre des forces au Moyen-Orient. Ce­pendant, il est probable que les Israéliens aient également fait pression afin que la réalisation de ce contrat soit différée, voire annulée.

Alors qu’au cours des années 1990 la coopéra­tion entre les deux Etats souffrait du non-règlement de la dette syrienne, les relations en­tre Damas et Moscou ont été redynamisées par l’ère Poutine, surtout au cours de la seconde moitié des années 2000. Si les ventes d’arme­ments constituent un des leviers d’influence de la Russie au Moyen-Orient, il convient néanmoins de relativiser la place qu’occupe aujourd­’hui Damas parmi les clients de l’industrie de défense russe. En Méditerranée, il s’agit de son quatrième client, avec 928 millions de dollars de contrats signés depuis 1991, loin derrière l’Algé­rie (6,1 milliards), et juste derrière la Grèce et l’Egypte (respectivement 1,180 milliard et 1,178 milliards). Pour le Kremlin, la Syrie repré­sente une tête de pont au Moyen-Orient qui doit lui permettre de reconstruire et renforcer son influence dans cette région. Pour Damas, la Russie constitue une alliée stratégique essentielle pour l’approvisionnement de ses forces armées en matériels militaires.

Les troubles qui secouent la Syrie depuis 2011 ont amené l’Union européenne (UE) à mettre en place un embargo sur les livraisons d’armements à la Syrie. Cependant, dès la fin 2011, le Kremlin annonçait qu’il entendait poursuivre ses livraisons d’armements conformément au calen­drier prévu par les contrats signés entre la Rus­sie et la Syrie. Sur la période 2007-2011, Mos­cou est de toute façon le principal fournisseur d’armement à Damas, avec 78 % de matériels en provenance de Russie, devant la Biélorussie (17 %) et l’Iran (5 %). La Russie a notamment achevé la livraison du système Bastion P de dé­fense côtière à base de missile P8oo Yakhont, qui pourrait être déployé afin de protéger le port syrien de Tartous, où Moscou dispose d’un point d’appui logistique.

Tartous, un « port Potemkine » ?

L’expression de « port Potemkine » fait ici réfé­rence à la longue course aux mers chaudes et à la quête d’accès à l’océan mondial débutée par Pierre le Grand, auxquelles Catherine II et son favori apportent une ouverture méditerranéen­ne. Tartous se trouve au cœur d’une triple pro­blématique pour la Russie : le port est central dans la coopération navale bilatérale russo-syrienne ; il participe également à la reconstitu­tion de l’influence russe en Méditerranée et au Moyen-Orient : enfin, il s’inscrit dans une logi­que globale et de long terme de réinvestissement de l’océan mondial par la Marine russe.

La coopération navale constitue l’un des volets les plus tangibles du partenariat militaire entre Russes et Syriens au cours de ces dernières an­nées. Le port de Tartous était devenu pendant la décennie 1980 le principal port d’attache de la 5e escadre de l’URSS. Après la dissolution de cet­te dernière en 1991 et le retrait consécutif des bâtiments de guerre ex-soviétiques, le port est délaissé, mais pas abandonné, par Moscou. Tar­tous est le second port syrien après celui de Lattaquié, dont il est distant d’environ 90 kilo­mètres, tandis que Damas se situe à près de 220 kilomètres au sud-est. Pendant la décennie i99o, Tartous accueille sporadiquement les rares navires russes qui sillonnent la Méditerranée, et il faut attendre la seconde moitié des années 2000 pour voir l’activité navale russe progressi­vement s’y redévelopper. La revitalisation des capacités navales de la Russie engagée par Vladi­mir Poutine, le développement des intérêts stratégiques russes en Méditerranée et au Moyen -Orient ainsi que la perspective de devoir aban­donner Sébastopol en 2017 à l’échéance du bail conclu avec Kiev, expliquent ce regain d’intérêt pour Tartous au cours de la seconde moitié des années 2000.

La perspective de la perte de la jouissance des infrastructures de Sébastopol amène les autori­tés russes à considérer dès 2008 la possibilité de redéployer à moyen terme à Tartous une partie de la flotte de la mer Noire, notamment les uni­tés les plus importantes jusque-là stationnées en Crimée. Un débat se fait alors jour au sein de la Marine. Certains, comme l’amiral Vladimir Vissotski, alors commandant en chef des forces na­vales, estiment qu’il faut augmenter le tonnage de la flotte de la mer Noire et transférer les plus grands navires directement en Méditerranée après 2017. Cependant, des experts, dont Alexandre Khramtchikine, Directeur du départe­ment d’information et d’analyse de l’Institut d’a­nalyse politique et militaire de Moscou, souli­gnent immédiatement les limites d’une telle solution : la Russie ne dispose non seulement plus de navires de premier rang en quantité suffisan­te, mais cette option obligerait à dégarnir le théâtre pontique en n’y stationnant que les uni­tés les plus légères. Les anciens commandants de la flotte de la mer Noire s’invitent dans le dé­bat, soulignant tous l’importance stratégique de conserver les infrastructures navales sébastopolitaines. L’amiral Viktor Kravtchenko, qui a com­mandé la flotte pontique russe entre 1996 et 1998, affirme ainsi que « même une dizaine de Tartous ou de Cam Ranh ne saurait remplacer un Sébastopol ». Toutefois, tous s’accordent sur la nécessité pour Moscou de redévelopper sa présence navale dans le bassin méditerranéen à travers la conservation et la modernisation des infrastructures de Tartous. Pour l’amiral Vladi­mir Komoïedov, commandant en chef de la flotte de la mer Noire entre 1998 et 2002, l’implanta­tion de la Marine russe à Tartous ne doit cepen­dant pas se faire au détriment des positions na­vales pontiques russes qui doivent être diversi­fiées : « Sébastopol, en tant que principale base de la flotte de la mer Noire, joue un rôle essen­tiel. Mais, même si nous la gardons, il faut éga­lement développer la base navale de Novoros­siisk et le site de Tartous ».

Dès septembre 2008, Moscou entame les négo­ciations avec Damas afin de pouvoir convertir le point d’appui matériel et technique de Tartous (PMTO n° 720) en une base navale permanen­te. Le budget du programme fédéral intitulé « Création d’un système de bases navales pour la flotte de la mer Noire sur le territoire de la Fédé­ration de Russie pour la période 2005-2020  », évalué par Vladimir Poutine à 92 milliards de roubles (2,3 milliards d’euros) pour l’ensemble de la période, intègre la mise à niveau et le déve­loppement des infrastructures navales russes de Tartous. La signature de l’accord de Kharkov au mois d’avril 2010 par les présidents Medvedev et Ianoukovitch ne remet pas en question la volonté politique de développer des infrastructu­res navales politiques et les installations russes à Tartous. Au mois d’août 2010, l’amiral Vladimir Vissotski déclarait ainsi : « Nous allons sans au­cun doute développer la base de Tartous. Nous y aménagerons d’abord un point de stationne­ment avant d’y créer une base navale. La pre­mière étape de développement et de modernisa­tion s’achèvera en 2012. Elle prévoit des mesu­res qui permettront d’y déployer des bâtiments de guerre lourds  ».

Les Russes commencent à moderniser les infras­tructures navales dont ils disposent à Tartous dès 2009, toutefois ces dernières y sont trop peu développées pour que l’on puisse parler de base. Comme l’explique l’amiral Viktor Kravtchenko, « une base, ce n’est pas seulement un port, c’est aussi toute une infrastructure, avec quais, stocks de munitions et de produits alimentaires, routes, installations de réparation, aviation, défense antiaérienne et ainsi de suite ». Or le port syrien abrite à ce jour deux appontements et un atelier flottant, des dépôts et des casernes, qui sont servis par une centaine de techniciens et officiers russes. Les infrastructures navales ont été augmentées d’un pont flottant, installé en juillet 2009. La fin de la première étape des tra­vaux de modernisation des installations russes à Tartous était prévue pour 2012. Le port devrait donc prochainement passer du statut de « point d’appui matériel et technique » à celui de « point de déploiement  ». La poursuite des travaux et l’extension des infrastructures devraient permet­tre, d’ici 2020, son accession au statut de « base navale ». La Russie aurait par ailleurs égale­ment entamé au cours de la seconde moitié des années 2000 des travaux dans le port de Lattaquié, à travers notamment l’élargissement d’un chenal et la construction d’un embarcadères.

L’utilisation du port de Tartous est stratégique pour la Marine russe, et si son existence ne suffit pas à expliquer à elle seule l’actuelle position de Moscou sur la crise syrienne, elle s’inscrit cepen­dant au sein d’une série d’intérêts dont la Russie dispose aujourd’hui en Syrie, dont des intérêts d’ordre économique. Ainsi, en 2005, la compagnie énergétique russe Tatneft a signé un accord avec les autorités syriennes pour l’exploration et l’exploitation de champs gaziers tandis que la compagnie Stroïtransgaz a signé la même année un contrat de 200 millions de dollars pour la construction d’une usine de traitement du gaz près de Homs et un autre de 160 millions de dollars pour la construction d’un gazoduc. L’entre­prise Tatneft finance également une partie de la production de pétrole syrien depuis avril 2010 et la société Technopromexport, spécialisée dans la construction d’infrastructures énergétiques, né­gociait en 2012 la construction de plusieurs sites, notamment une centrale à Alep. Moscou possé­dait ainsi en 2009 en Syrie près de 19,4 milliards de dollars d’investissements essentiellement liés aux contrats énergétiques et aux ventes d’arme­ments.

Ces intérêts économiques s’ajoutent ainsi à l’en­jeu naval que représentent les infrastructures de Tartous : elles accordent aux navires russes une plus grande capacité opérationnelle non seule­ment en Méditerranée, mais également vers l’o­céan Indien. Le port syrien se trouve à la croisée des routes maritimes qui mènent du bassin mé­diterranéen à l’océan mondial. Grâce à ce port, les navires russes qui opèrent dans l’océan In­dien ou dans l’océan Atlantique sont dispensés de retourner à leurs ports d’attache respectifs, trop éloignés pour se ravitailler ou éventuelle­ment subir des réparations. La route Tartous-Aden, longue d’environ 1 870 milles nautiques, peut être ainsi parcourue en l’espace de quatre jours à une vitesse moyenne de 20 nœuds, tandis qu’à vitesse identique, les navires partis de Sébastopol mettent un peu moins d’une semaine. Actuellement, les infrastructures navales russes en Syrie ne possèdent que peu de valeur militai­re, et ne peuvent en aucun cas héberger de nom­breuses unités à fort tonnage. Cependant, si Ton adopte une grille de lecture régionale et si l’on considère la place qui pourrait être celle de Tartous après 2020 dans la perspective de la moder­nisation de la flotte russe, l’importance attachée par le Kremlin au maintien de sa position navale en Syrie s’explique aisément.

Le dernier bastion                      

Si l’influence soviétique avait réussi au cours de la seconde moitié du XXéme siècle à investir le Moyen-Orient, l’Asie, le continent africain et l’Amérique du Sud, après 1991, la Russie ne par­vient pas à conserver et pérenniser les positions de l’URSS sur le globe. Le Moyen-Orient fait ce­pendant figure de dernier bastion de l’influence russe en dehors de « l’étranger proche », dans la mesure où, depuis 1991, Moscou est parvenu à y maintenir une série de relais pour sa diplomatie. La capacité du Kremlin à discuter avec tous les acteurs du Proche et Moyen-Orient constitue un atout dont il se sert dans une stratégie plus glo­bale de contrepoids aux Etats-Unis. Néanmoins, la politique du Kremlin souffre encore du manque d’investissement diplomatique au Pro­che et Moyen-Orient qui a caractérisé l’ère Eltsine.

Dans ce contexte, le point d’appui naval de Tartous contribue de façon non négligeable à la construction de l’influence de la Russie d’autant plus que sa présence navale en Méditerranée de­vrait s’accroitre d’ici 2020, avec une intensifica­tion des sorties navales dans l’océan Indien afin de lutter contre la piraterie. La perte de ce port, qui serait consécutive à l’avènement d’un nouveau régime à Damas, plus ouvert aux Occiden­taux, porterait un coup sérieux à l’influence russe dans le bassin oriental de la Méditerranée, et par extension, au Moyen-Orients. Au-delà, l’absence d’infrastructures navales directement implantées dans le bassin méditerranéen com­promettrait l’extension de la présence de la Marine russe à l’océan mondial. Cette volonté manifestée par la Russie de réinvestir la haute mer a été régulièrement affirmée dès la fin des années 2000, et intégrée d’un point de vue in­dustriel au programme d’armement 2011-2020. A l’issue de ce programme, de nouvelles unités hauturières devraient sortir des cales des chan­tiers navals russes, et afin de remplir leurs missions, elles devaient pouvoir compter sur des infrastructures navales situées à l’étranger. Dans la mesure où Tartous est pleinement intégré au schéma naval sur le flanc occidental et méridio­nal de la Russie, il s’inscrit pour l’instant au cœur du volet méditerranéen de la stratégie de désenclavement poursuivie historiquement par Moscou.