La victoire de Yingluck Shinawatra aux élections législatives thaïlandaises est d’abord une revanche pour son frère, Thaksin Shinawatra, chassé du pouvoir en 2006 par un coup d’Etat militaire, exilé à Dubaï et menacé de prison. L’ancien premier ministre, un homme d’affaires enrichi dans l’industrie de la communication, a contrôlé à distance la campagne de sa soeur, dont le succès peut lui être en partie attribué. Cet ancien lieutenant-colonel de police, diplômé de l’Université du Kentucky aux Etats-Unis, s’est rendu populaire par sa politique sociale avant d’être accusé de corruption.
Les violentes manifestations organisées dans les rues de Bangkok par les « chemises rouges » au printemps 2010 et réprimées par l’armée au prix d’une centaine de morts avaient pour mot d’ordre le retour de Thaksin Shinawatra. Même si celui-ci ne rentre pas immédiatement au pays, où sa situation juridique n’est pas encore clarifiée, le résultat des élections est pour lui le début d’une réhabilitation.
Mais au-delà du cas personnel de Thaksin Shinawatra, le changement de majorité à Bangkok est aussi, et peut-être surtout, une victoire pour la démocratie. L’alternance au pouvoir est rare dans cette région du monde. Il suffit de considérer les pays qui entourent la Thaïlande pour s’en persuader. Au Cambodge, le premier ministre Hun Sen est en fonction depuis plus de vingt-cinq ans et ne paraît pas disposé à céder la place. En Birmanie, des juntes militaires se succèdent depuis un demi-siècle. Le Laos est soumis à la dictature du parti unique. La Malaisie n’est démocratique qu’en apparence : il y a quelques jours encore une manifestation en faveur de réformes électorales a été sévèrement réprimée par la police. La Thaïlande, malgré ses insuffisances, apparaît comme un îlot de liberté dans une zone sur laquelle continue de peser l’ombre d’une Chine fermée à la démocratie.
Les nouvelles élites
Les affrontements du printemps 2010 laissaient craindre le pire. La Thaïlande paraissait alors incapable de régler ses conflits autrement que par la force. Un fossé semblait s’être creusé entre les deux camps en lutte pour le pouvoir, révélant le profond malaise de la société thaïlandaise. Entre les élites traditionnelles, appuyées sur la hiérarchie militaire et sur une monarchie encore largement respectée malgré l’effacement du roi, affaibli par l’âge et la maladie, et les élites nouvelles, dont Thaksin Shinawatra était et demeure le symbole le plus éclatant, la fracture avait apparemment atteint le point de non-retour.
La voie de la raison l’a emporté. En acceptant le verdict des urnes, le premier ministre sortant, Abhisit Vejjajiva, et l’armée qui le soutenait ont permis au pays de sortir de la crise. Tout n’est pas réglé, bien sûr, et il faudra beaucoup d’habileté à Yingluck Shinawatra pour apaiser les tensions. Mais le nouveau premier ministre, une femme d’affaires de quarante-quatre ans, diplômée, comme son frère, de l’Université du Kentucky, avant d’être portée à la présidence de la branche de téléphonie mobile de l’entreprise fondée par celui-ci, a fait la preuve de sa maîtrise au cours d’une campagne efficace et dynamique, axée sur la réconciliation nationale et la réduction des inégalités.
Un certain immobilisme
La Thaïlande reste l’une des puissances économiques de la région. Elle est l’un des cinq pays fondateurs de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), qui fut créée à Bangkok en 1967, et continue d’y jouer un rôle important. Sa croissance demeure forte et son taux de chômage faible. L’agriculture, le tourisme, l’électronique lui assurent des ressources solides. Toutefois les amis de Thaksin Shinawatra, représentatifs de la nouvelle économie qui se développe dans le cadre de la mondialisation, reprochent à l’ancienne majorité un certain immobilisme, qui empêcherait le pays, selon eux, de tirer pleinement profit de la globalisation des échanges. Ils l’accusent aussi d’avoir négligé de répondre aux besoins des plus pauvres, en particulier dans le monde rural. Autant de défis que devra relever le nouveau gouvernement.
La large victoire de Yingluck Shinawatra, dont le parti a obtenu 265 sièges sur 500 contre 159 au premier ministre sortant, lui donne, dans un premier temps, les mains libres pour mener à bien son programme. Elle a choisi d’associer à son équipe plusieurs petits partis, portant sa majorité à 299 sièges. Il lui faudra tenir compte à la fois des ambitions des « chemises rouges », qui forment l’aile radicale de sa coalition, et des inquiétudes de l’armée, qui demeure en embuscade. Première femme premier ministre en Thaïlande, mais non pas en Asie où d’autres l’ont précédée, Yingluck Shinawatra va peut-être apporter un peu de stabilité après les turbulences de ces dernières années.