Une guerre civile ’’simulée’’

Le chef du gouvernement italien est rattrapé par la justice. Pour l’historien Marc Lazar, le berlusconisme est l’un des symptômes des transformations de l’Italie et peut-être du reste de l’Europe.

Poursuivi par la justice italienne pour incitation de mineure à la prostitution et pour abus de fonction, Silvio Berlusconi parviendra-t-il encore une fois à se sortir de ce mauvais pas comme il a su le faire dans le passé face à la « persécution judiciaire » dont il se dit l’objet ? L’historien Marc Lazar, invité de Fréquence protestante samedi 19 février, note que « l’étau se resserre autour de Silvio Berlusconi » et que « l’Italie vit des moments intenses, pour ne pas dire dramatiques ».

Trois solutions

Auteur de plusieurs livres sur l’Italie de Silvio Berlusconi, dont les deux dernier, L’Italie à la dérive (Perrin, 2006) et L’Italie sur le fil du rasoir (Perrin, 2009), décrivent les transformations d’un pays dominé depuis dix-sept ans par la figure de Silvio Berlusconi, il souligne que le chef du gouvernement italien a le choix entre trois solutions. La première serait qu’il accepte tranquillement d’aller devant le tribunal, ce qui n’est pas, selon lui, l’hypothèse la plus probable. La deuxième serait qu’il use de divers stratagèmes pour se dire au-dessus de tout ce tumulte, comme il a commencé à le faire en récusant ses juges.

La troisième serait qu’il envenime encore plus le débat en attaquant la magistrature, en dénonçant le complot des juges rouges et en faisant monter la crise jusqu’à provoquer une dissolution du Parlement suivie de nouvelles élections. Toutefois, selon Marc Lazar, aucun parti n’a vraiment intérêt à retourner devant les électeurs. Silvio Berlusconi est aujourd’hui relativement impopulaire. La Ligue du Nord, sa principale alliée, veut tenir d’abord le vote d’une loi sur la fédéralisme fiscal. Les centristes, dont l’un des chefs de file est son ancien partenaire Gianfranco Fini, ne sont pas prêts. Et l’opposition de gauche n’est pas en ordre de bataille.

Une guerre civile simulée

Marc Lazar parle d’une « guerre civile simulée », d’un pays qui semble souvent à deux doigts d’exploser mais qui n’explose pas, trouvant toujours « des formes de médiation ». « L’Italie joue avec le feu, écrit-il dans son dernier livre. Tout est réuni pour que l’incendie prenne et à chaque fois il est conjuré à temps ». Pour l’historien, ce qu’il appelle le « moment Berlusconi » est le symptôme des transformations de la démocratie italienne et, au-delà de l’Italie, des changements qui affectent l’ensemble des pays européens au tournant du XXIème siècle.

Ce qui se passe en Italie, explique-t-il, n’est pas une anomalie mais révèle des phénomènes profonds dans le reste de l’Europe. Ces phénomènes sont politiques : la personnalisation à outrance de la vie publique, le triomphe de la communication, les progrès de la bipolarisation, l’affirmation de la « démocratie du public ».

Ils sont également économiques et sociaux : le vieillissement démographique et le développement de l’immigration, le ralentissement de la croissance et l’érosion de la compétitivité, les retards dans l’innovation, la recherche, la « société de la connaissance ». « Rendre compte de ces métamorphoses de la société aide à comprendre le phénomène Berlusconi », estime Marc Lazar.

Berlusconisme et sarkozysme

Existe-t-il un berlusconisme ? Oui, répond l’historien, qui se réfère à deux concepts empruntés au philosophe Antonio Gramsci, ceux d’hégémonie culturelle et de bloc social. L’hégémonie culturelle est celle d’un ensemble de valeurs qui se sont imposées dans la tête d’une majorité d’Italiens, des valeurs qui peuvent sembler contradictoires mais que Silvio Berlusconi a réussi à faire tenir ensemble.

Ainsi se présente-t-il comme un chevalier du libéralisme tout en se réclamant aussi d’un protectionnisme de tendance colbertiste. Ainsi a-t-il ravivé le débat sur l’identité nationale tout en se disant Européen. Ainsi se veut-il l’homme de la tradition, fidèle à la famille et à l’église, tout en s’accordant une grande liberté de moeurs.

Chefs d’entreprise et petites gens

Quant à la notion de bloc social, elle lui permet d’agréger autour de sa personne diverses catégories sociales ; artisans et commerçants, chefs de petites entreprises, professions libérales d’une part, catholiques pratiquants de l’autre, petites gens qui ont peur de la mondialisation, de l’Europe, de l’immigration enfin. Le berlusconisme n’est pas très éloigné du sarkozysme. Il lui ressemble par son style bling-bling, son art de la communication, sa défense de l’identité nationale.

Mais il en diffère sur plusieurs points importants. Nicolas Sarkozy n’est pas un homme d’affaires ni le propriétaire de plusieurs chaînes de télévision ; et il refuse de s’allier avec l’extrême droite dont la Ligue du Nord est l’équivalente en Italie. Il existe donc, selon Marc Lazar, des « singularités italiennes », mais celles-ci « nous font réfléchir sur le devenir de l’Europe ». L’Italie, affirme l’historien, est sinon un laboratoire, au moins un « sismographe ». Elle enregistre les secousses qui se répercutent ailleurs. Ce qu’elle traverse n’est pas une crise de la démocratie, mais un processus de mutation contradictoire.