Une négociation nucléaire incertaine marquée par la suspicion

L’Iran et le groupe des six (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l’Allemagne) sont entrés dans une négociation difficile pour la mise en oeuvre et la pérénnisation éventuelle de l’accord conclu en novembre dernier. Chaque côté soupçonne l’autre d’avoir des arrières-pensées incompatibles avec le succès. (Cet article est paru dans sa version originale en anglais sur le site www.lobelog.com )

De récentes déclarations du Président Obama et de Laurent Fabius, relayées par plusieurs officiels américains et français, l’on commence à deviner ce que sera la position de départ des membres occidentaux du groupe P5+1 faisant face à l’Iran pour la négociation à venir sur « une solution complète et durable » à la crise nucléaire iranienne. 

« Nous savons qu’ils n’ont pas besoin d’un site enterré et fortifié comme celui de Fordo pour un programme nucléaire pacifique » a ainsi déclaré début décembre le Président Obama, « ils n’ont certainement pas besoin d’un réacteur à l’eau lourde à Arak pour un programme nucléaire pacifique, ils n’ont pas besoin de certaines des centrifugeuses avancées qu’ils possèdent actuellement pour un programme nucléaire pacifique et limité…

A la fin des fins, la question est de savoir s’ils sont prêts à revenir sur certaines des avancées qu’ils ont réalisées, qui ne peuvent être justifiées par un besoin modeste et pacifique d’énergie nucléaire, mais, franchement, qui pointent vers un désir de posséder la capacité d’effectuer une percée vers la bombe. »

Laurent Fabius s’est exprimé dans la même veine environ une semaine plus tard : « Il est difficile de savoir si les Iraniens accepteront d’abandonner toute capacité d’acquérir une arme, ou s’ils seront simplement d’accord pour interrompre leur programme nucléaire… Tout l’enjeu est de s’assurer qu’il n’y aura pas de capacité de percée vers la bombe. » 

Traiter les deux voies d’accès à l’arme nucléaire 

Il est parfaitement légitime de tenter d’ériger autour du programme nucléaire iranien une barrière étanche bloquant les deux voies d’accès vers l’arme nucléaire : d’une part la production d’uranium hautement enrichi dans les installations de Natanz et de Fordo, d’autre part la production de plutonium de qualité militaire dans un réacteur de recherche tel que celui d’Arak, en cours de construction. Mais les formules mises en avant par Barack Obama et Laurent Fabius ont peu de chance de convaincre le gouvernement iranien. A noter qu’on ne les retrouve pas dans l’accord du 24 novembre traçant les voies de la négociation à venir. La dernière partie de l’accord traite bien de ces deux points, mais de façon différente. En ce qui concerne l’enrichissement, l’accord affirme la nécessité de définir un programme d’enrichissement « conforme à des besoins concrets, et acceptant de limiter le volume et le niveau des activités d’enrichissement, la capacité d’enrichissement… et les stocks d’uranium enrichi ». Au sujet de la production de plutonium de qualité militaire, il affirme la volonté de « résoudre pleinement les inquiétudes générées par le réacteur d’Arak ». 

Vers la bombe à l’uranium  

Quel est l’enjeu en cette affaire ? Pour commencer par l’enrichissement, il est dit que le programme iranien avec ses 19.000 centrifugeuses, son stock d’environ sept tonnes d’uranium enrichi jusqu’à 5%, plus quelques centaines de kilogrammes d’uranium enrichi à 20%, pourrait produire en quelques semaines la matière d’une bombe, c’est-à-dire de 20 à 25 kilogrammes d’uranium enrichi à 90%. Ce délai serait trop court pour permettre aux inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de découvrir l’opération en cours et pour que la communauté internationale puisse la bloquer à temps. Sur la base d’une telle évaluation, il faudrait donc, pour être tranquille, pouvoir faire revenir en arrière le programme iranien. L’Iran ne devrait pas posséder plus que quelques milliers de centrifugeuses de son modèle le plus courant, l’IR1. Il ne devrait pas produire de modèles plus performants. Il ne devrait détenir qu’un stock minimal d’uranium faiblement enrichi disponible pour des enrichissements supérieurs. 

Quelle est la valeur pratique de ces estimations ? Tout d’abord, détenir la matière d’une bombe ne signifie pas avoir la bombe. Plusieurs mois, probablement une bonne année seraient encore nécessaires pour fabriquer et tester un premier engin nucléaire explosif. En outre, pour maintenir un effet dissuasif minimum après un premier test, mieux vaudrait avoir encore en stock deux ou trois bombes. C’est multiplier d’autant le temps d’enrichissement à 90%. Selon certains, dès que cet uranium hautement enrichi aurait commencé à être produit et donc détourné à des fins militaires, il disparaîtrait aux yeux de l’AIEA, ce qui rendrait beaucoup plus difficile la réaction de la communauté internationale. Pourquoi ? L’Iran serait toujours là, comme cible de sanctions et peut-être plus. Et si quelques semaines suffisaient en théorie à l’Iran pour réaliser une percée vers la bombe, quelques jours devraient en théorie suffire pour déployer et mettre en œuvre une réponse adéquate. 

L’idée d’interdire à l’Iran de développer des modèles de centrifugeuse plus performants que le modèle de première génération et de faible rendement qu’est l’IR1 ne paraît pas non plus très réaliste. Ce genre d’interdiction peut être imposé à une nation vaincue. L’Allemagne a dû renoncer en 1945 à toute ambition en matière de recherche et de développement sur les moteurs d’avion. Mais l’Iran n’est pas dans cette situation. La question de la limitation des capacités d’enrichissement de l’Iran devrait être abordée, non sous l’angle du nombre et des modèles de centrifugeuses, mais sous celui de la capacité globale d’enrichissement (mesurée, dans le jargon nucléaire, en unités de travail de séparation). Une fois cette capacité ainsi plafonnée, les scientifiques et ingénieurs iraniens pourraient alors être laissés libres sans risque de leurs choix technologiques. 

Quant à la petite unité d’enrichissement souterraine de Fordo, il sera malaisé de convaincre l’Iran de la fermer. Fordo est soumise aux mêmes contrôles de l’AIEA que n’importe quelle installation nucléaire iranienne, et le fait d’être à 70 mètres sous terre ne fait là aucune différence. Cela ferait certes une différence en cas de frappes aériennes. Mais l’Iran, qui accepte ces contrôles en qualité de membre du Traité de non prolifération (TNP), n’a aucune raison de faciliter la destruction de ses installations nucléaires, surtout si elle devait venir d’un non-signataire du TNP, ou encore de l’un des cinq membres du TNP autorisés à conserver des arsenaux nucléaires. 

D’un autre côté, l’Iran devrait considérer comme un devoir urgent de répondre aux nombreuses inquiétudes générées par le vague de ses projets en matière d’énergie et de recherche nucléaires. Le Professeur Salehi, président de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, a annoncé récemment que l’Iran devrait produire 150 tonnes de combustible nucléaire en vue d’alimenter cinq centrales électronucléaires. Serait-il possible de savoir exactement comment, selon quel calendrier, par quelles procédures et avec quel budget de tels projets seront-ils mis en œuvre ? La communauté internationale est en droit d’avoir accès à ces informations et de les soumettre à un examen serré, lorsque l’on sait que 150 tonnes d’uranium faiblement enrichi laissées disponibles permettraient de fabriquer, par enrichissement complémentaire, environ 150 bombes. 

Vers la bombe au plutonium  

Un mot au sujet de la voie du plutonium. Le réacteur d’Arak est d’un type similaire à plusieurs réacteurs utilisés pour produire du plutonium de qualité militaire, comme en Israël, en Inde et au Pakistan. Il est légitime de s’en préoccuper, même si ce réacteur a peu de chance de devenir opérationnel avant trois ou quatre ans. En outre, pour récupérer le plutonium généré dans le cœur du réacteur, il serait nécessaire de construire en plus du réacteur une installation spécifique. Les Iraniens ont jusqu’à présent exclu cette hypothèse. Tout bien pesé, même avec les intentions les plus noires, les Iraniens ne seront pas en mesure de produire les six ou sept kilogrammes de plutonium nécessaires pour une bombe avant la fin de la décennie. Et même ainsi, le délai allant du début de l’opération à la détention d’une première charge serait, pour des raisons tenant à la spécificité de cette voie, beaucoup plus long que dans la voie de l’uranium. 

Il est vrai d’autre part que le réacteur d’Arak, une fois opérationnel, ne pourrait être détruit sans créer des dommages inacceptables pour son environnement humain et naturel. Mais cet argument ne saurait justifier une frappe préventive, légalement indéfendable, sur un site de construction soumis aux contrôles de l’AIEA. L’un dans l’autre, le risque de prolifération posé par le réacteur d’Arak paraît nettement moins pressant que celui de la voie de l’uranium. Mais il est vrai aussi que la meilleure façon de le réduire de façon durable serait de modifier, pendant qu’il est encore temps, les caractéristiques de ce réacteur de façon à diminuer sa capacité à produire du plutonium de qualité militaire sans affecter ses autres capacités. Il faudrait pour cela un effort de coopération internationale, et de l’argent. 

Soupçons contre soupçons 

Revenons à quelques fondamentaux. En 1968, le TNP a tracé pour les pays acceptant de renoncer à l’arme nucléaire une claire ligne de séparation entre activités nucléaires licites et illicites, et l’a placée juste en deçà de la fabrication d’un engin nucléaire explosif. Mais ceci n’a pas suffi à dissiper les soupçons d’une possible percée vers l’arme de la part de nations indisciplinées. L’on a donc essayé de façon répétée, et encore aujourd’hui avec l’Iran, de replacer le début de l’illicite au point de possession des capacités permettant d’accéder à la bombe. Mais les nations en pointe dans cette entreprise se sont souvent trouvées parmi celles autorisées par le même TNP à détenir des arsenaux nucléaires. Il a donc été tentant d’interpréter leur conduite comme une façon de consolider leur prééminence stratégique, surtout quand elles montraient peu d’appétit à négocier ensemble, comme elles s’y étaient engagées dans le même TNP, leur propre désarmement nucléaire. 

Une autre source de suspicion se retrouve dans le fait que les six membres du groupe P5+1 forment ensemble la source principale d’uranium enrichi dans le monde. Ils peuvent donc apparaître comme défendant les intérêts d’un consortium lorsqu’ils s’emploient à limiter les capacités d’enrichissement d’autres pays. Même en écartant les motifs de contentieux étrangers au domaine nucléaire, l’on voit pourquoi demeure encore entre les parties une haute barrière de soupçons mutuels, même après la percée représentée par l’accord du 24 novembre. Pour la surmonter, il faudra des deux côtés, dans les mois qui viennent, une vision stratégique, de la retenue, et un intense travail diplomatique.