Une stratégie militaire orientée vers la Chine

Le 5 janvier, le président Barack Obama a présenté la nouvelle doctrine stratégique américaine. Confrontés à la crise économique et à la nécessité de réduire les dépenses militaires, les Etats-Unis donnent la priorité à la région Pacifique et au Moyen-Orient, au détriment de l’Europe, qui n’est plus, selon Washington, une zone de menaces. Cette réorientation place les Européens devant des responsabilités accrues, estime Yves Gourmel, dans une analyse pour "Orion", le groupe de réflexion sur les questions de défense de la Fondation Jean-Jaurès.

Le 5 janvier 2012, le président Obama a participé de façon exceptionnelle à la présentation de la nouvelle politique de défense des Etats-Unis pour la prochaine décennie. Il faut souligner que cette annonce majeure est faite au début du processus des primaires pour le Parti républicain et que les sondages sont en faveur du président Obama, candidat à sa propre succession. Ce n’est pas un hasard s’il introduit ce document de huit pages en se présentant comme le « commandant en chef ». Il assume pleinement cette fonction qu’il pourrait être appelé à poursuivre.

Les Etats-Unis sont en effet en phase de transition stratégique, comme cela avait été annoncé dès le début du mandat de l’administration Obama. La guerre en Irak est considérée comme achevée, la justice a été rendue avec la mort d’Oussama Ben Laden et la transition en Afghanistan est désormais engagée avec le transfert de la responsabilité vers les Afghans eux-mêmes. Certes, on peut discuter du résultat final, mais les promesses faites auront été tenues.

Mais la crise économique et financière enclenchée depuis 2008 oblige à une remise en ordre profonde des équilibres économiques avec une réduction des dépenses y compris dans le domaine de la défense. Le retour à la prospérité est considéré comme un investissement stratégique vital pour les intérêts du peuple américain. Par ailleurs, l’environnement stratégique a basculé vers la zone Asie-Pacifique avec le défi majeur que représente désormais la Chine, partenaire mais aussi concurrent, voire adversaire potentiel. La zone du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) reste également centrale dans la future stratégie américaine, avec d’une part la sécurité d’Israël et d’autre part la menace que constitue l’Iran engagée dans la course au nucléaire.

La refondation des forces armées devra donc s’inscrire dans ce nouveau panorama stratégique et permettre de répondre aux nouvelles menaces, allant de la prolifération nucléaire aux cyber-menaces, en développant de nouvelles capacités basées sur la technologie et la versatilité des moyens. Cela ne doit pas faire oublier la dimension humaine, sachant que 46 000 soldats ont été blessés durant cette décennie de guerre et que plus de 6 200 ont été tués.

L’Asie au détriment de l’Europe

Le document ne détaille pas les modalités des réformes à venir ainsi que les réductions budgétaires en cours de discussion entre le Pentagone et le Congrès. Cependant, il dresse le cadre général de la future politique de défense et permet d’en tirer des conclusions notamment pour l’Europe et donc la défense française.

Tout d’abord, les Etats-Unis n’envisagent plus de conduire simultanément deux opérations majeures. L’objectif sera de pouvoir mener une opération principale et éventuellement une opération secondaire de faible amplitude. L’horizon stratégique reste plus que jamais incertain, malgré la disparition de Ben Laden. Le terrorisme islamiste est toujours une menace active au Pakistan, en Afghanistan, au Yémen, en Somalie mais aussi en Asie du Sud et au Moyen-Orient. Cela signifie que la vigilance américaine ne baissera pas dans le suivi de ces pays, même si les méthodes évolueront vers un engagement au sol plus limité.

Mais la priorité clairement affirmée est le recentrage vers la région Asie-Pacifique avec les alliés asiatiques (Japon, Corée du Sud,…), mais aussi les partenaires clés comme l’Australie. L’Inde est également désignée comme un partenaire stratégique à long terme. Les récents achats d’armements par New Delhi aux Etats-Unis confirment d’ailleurs ce rapprochement également souhaité par les Indiens face à la perception d’un expansionnisme chinois plutôt agressif. Pékin, qui est explicitement appelé à « une plus grande clarté sur ses ambitions stratégiques », représente bien la difficulté majeure, étant un partenaire économique vital pour l’économie américaine, mais ayant une politique militaire source de tensions régionales et de crispation. Il convient donc de bien signifier que Washington veut conserver son leadership pour préserver la stabilité de la zone et donc la prospérité qui en découle. Pour cela, la dissuasion nucléaire reste un élément central dans le dispositif militaire, même si une réduction des armements est envisagée, ne serait-ce qu’en raison de l’obsolescence des armes nucléaires les plus anciennes. L’option « zéro » présentée par le président Obama au début de sa présidence n’est plus rappelée. La défense anti-missile vient compléter, mais ne se substituera pas à la dissuasion. Le document appelle également à poursuivre les efforts de contre-prolifération tant dans le domaine nucléaire que biologique et chimique, notamment dans la zone MENA, et garantir à la fois la sécurité d’Israël et celle du Golfe persique. L’Iran ne pourra pas garder impunément ses velléités de déstabilisation de la région.

L’Europe n’est mentionnée qu’après tous les pays d’Asie-Pacifique. Si elle est désignée comme le principal partenaire, il faut souligner qu’aucun pays du Vieux Continent n’est cité, pas même le Royaume-Uni, et que l’Union européenne ne figure pas en tant que telle dans le texte. La priorité américaine est que l’OTAN profite du retrait d’Afghanistan pour se transformer et que les Européens prennent une part accrue du « fardeau stratégique ». Le message est clair : les Etats-Unis se désengagent d’Europe. Et si la garantie de l’article 5 est rappelée (c’est le minimum), sont surtout mis en avant les objectifs de « pooling, sharing, specialize  » au sein de l’OTAN, autrement dit un partage financier et capacitaire plus important, mais dont il n’est dit nulle part qu’il puisse s’accompagner d’un partage du contrôle politique de l’Alliance… Le président Obama n’a d’ailleurs pas manqué de rappeler que l’OTAN restait avant tout pour les Etats-Unis « un démultiplicateur de puissance ». Ces orientations sont regroupées sous le vocable de smart defense, slogan déjà lancé par le secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen. Il y a largement là de quoi nourrir l’ordre du jour du prochain sommet de l’OTAN à Chicago en mai prochain, quelques jours à peine après l’élection présidentielle française.

La Russie, pour sa part, est mentionnée comme un partenaire important mais compliqué, avec qui il faut continuer à travailler. Nul doute que Moscou veut retrouver un rôle stratégique plus conforme à ses ambitions et qu’il est important que ces dernières restent compatibles avec l’approche de Washington. La porte reste donc ouverte…

Concernant l’Afrique et l’Amérique latine, la méthode préconisée est la poursuite du développement des partenariats innovants, peu coûteux et réduits en termes d’empreintes au sol. La méthode « Africacom » semble ici la bonne voie, ayant donné des résultats non négligeables avec seulement 2 500 personnels environ. On peut souligner ici que ni Cuba et ni le Venezuela ne figurent comme menaces potentielles, alors même que des transitions politiques pourraient survenir à courte échéance.

La liberté de circulation et d’accès aux ressources restera essentielle, d’autant plus qu’elle conditionne la prospérité économique. Les espaces maritimes et aériens doivent rester ouverts. Il faut désormais y inclure le fait que le cyber-espionnage et les cyber-attaques contre les Etats-Unis sont considérés comme des actes hostiles. De fait, l’avance technologique américaine est vitale et devra être confortée. Microsoft, Apple ou Google participent donc directement à la stratégie de supériorité conduite par les Américains.

Nouveau format, nouvelles priorités

Le document décrit les dix principales missions que devront assumer les forces américaines pour la prochaine décennie.

- Le contre-terrorisme et la guerre irrégulière restent prioritaires, malgré le retrait en cours du théâtre afghan. Les efforts seront caractérisés par des actions directes, mais aussi par l’assistance aux forces locales. La vigilance restera de mise, y compris contre le Hezbollah, bien implanté au Liban et dans la bande de Gaza.

- Le principe d’être en capacité de l’emporter simultanément sur deux théâtres majeurs, objectif qui dimensionnait depuis des décennies l’armée américaine, est abandonné. Le cahier des charges est désormais de l’emporter sur un théâtre principal et d’empêcher un adversaire « d’atteindre ses objectifs » dans une opération secondaire. L’action en coalition et/ou avec les alliés restera souhaitable.

- La capacité de projection de puissance sera maintenue, malgré les efforts d’adversaires sophistiqués comme l’Iran et la Chine. Cela signifie de nouvelles capacités, incluant le développement d’un nouveau bombardier Stealth. L’espace est à cet égard un avantage essentiel pour le Pentagone.

- La lutte contre les armes de destruction massive du type NRBC doit être poursuivie avec un éventail d’actions très diverses incluant la détection, la prévention et la protection. L’Iran est ici clairement désignée comme la menace principale.

- L’action dans l’espace et dans le cyberespace est donc vitale, tant en temps de paix qu’en temps de crise. La résilience est un objectif majeur et repose sur des investissements dans les technologies de pointe.

- La dissuasion nucléaire sera maintenue et la garantie nucléaire reste assurée pour les alliés – non nommés. Mais la nouvelle stratégie affirme qu’il « est possible d’assurer notre dissuasion avec une puissance nucléaire plus petite ». Si aucune précision n’est apportée, cette affirmation vise vraisemblablement la force océanique, dont le nombre de sous-marins lanceurs d’engins (quatorze aujourd’hui) pourrait être réduit.

- La défense du territoire national (Homeland) et le soutien aux autorités civiles seront maintenus. La défense anti-missile doit faire partie des capacités nécessaires.

- La présence outre-mer sera maintenue dans le cadre de l’amélioration de la cohésion avec les partenaires et de l’influence américaine. Toutefois, la réduction des effectifs et des implantations obligera à trouver des solutions innovantes au moindre coût. L’externalisation avec l’appel aux sociétés militaires privées (SMP) pourrait répondre à cet objectif.

- La conduite d’opérations de stabilisation et de contre-insurrection ne sera pas abandonnée mais passera par une réduction du format des troupes envoyées et une claire limitation dans le temps. Il n’est plus question de reconduire des opérations sur une décennie comme ce fut le cas en Irak et en Afghanistan. L’analyse des leçons apprises sur ces théâtres devrait permettre de développer ces nouvelles capacités de contre-insurrection.

- Les opérations à but humanitaire et de secours face à des catastrophes seront poursuivies en fonction des événements. Les forces américaines devront être toujours capables d’évacuer en urgence des citoyens américains qui seraient en danger.

Ces différentes missions vont ainsi conditionner l’organisation et le format des forces armées, qui devront conserver l’éventail complet des capacités militaires en améliorant leur flexibilité et leur versatilité à un coût réduit. Si Barack Obama a beaucoup insisté lors de sa présentation sur le fait que les orientations de ce document étaient guidées par de seules considérations stratégiques, la contrainte budgétaire est évidemment visible. La nouvelle stratégie insiste ainsi sur la remontée en puissance de la réserve, dont le principe est réaffirmé, et son articulation avec la composante active. Cette préparation, basée sur la réversibilité, devra être bien conduite pour éviter des pertes réelles de savoir-faire. La préparation opérationnelle sera donc essentielle, d’autant plus que les forces resteront basées sur le principe du volontariat. La réduction des coûts sera également poursuivie dans tous les domaines, y compris dans le soutien en matière de santé et dans la reconversion, même si leur maintien est bien souligné comme essentiel au moral du soldat. La dimension interarmées (joint) est appelée à être renforcée, dans la mesure où les opérations actuelles ont montré cette interdépendance. Cependant, de nouveaux efforts devront être conduits, en particulier dans l’entraînement.

Le Pentagone poursuivra enfin tous ses efforts pour maintenir l’avance technologique et industrielle actuelle. Le leadership américain sera conforté surtout dans les nouvelles aires de menaces et les besoins afférents que constituent le cyber et la capacité à conduire des opérations en profondeur. L’innovation restera au centre de la politique américaine pour la nouvelle décennie.

Mais malgré ces resserrements budgétaires, les dépenses militaires américaines, qui représentent actuellement autour de 40 % des dépenses militaires mondiales, resteront colossales. En dépit des nombreuses coupes déjà actées, le budget américain de la défense dépassera toujours la somme des dix budgets de défense des pays les plus dépensiers… Campagne électorale oblige, Barack Obama a insisté sur ce point : le budget militaire américain, établi à 530 milliards en 2012 (hors coût de la guerre en Afghanistan), restera supérieur à ce qu’il était lors de son arrivée au pouvoir.

La nouvelle stratégie américaine marque donc un infléchissement certain avec une réorientation vers l’Asie, la réduction du format des forces, mais le maintien du leadership dans tous les domaines, y compris pour les industries de défense et la capacité à agir sur tout le spectre des menaces et risques potentiels. La Chine et l’Iran constituent des sources de préoccupation majeure, avec la volonté réaffirmée que la capacité militaire américaine reste par nature suffisamment dissuasive.

Si l’Europe est mentionnée, il est évident que, aux yeux de Washington, le temps est venu pour les Européens de prendre une part accrue dans l’effort de défense. Cela signifie de nouvelles exigences vis-à-vis des Alliés européens. C’est une opportunité pour relancer un projet européen plus crédible tout en préservant l’OTAN, mais une source de difficultés financières prévisibles et de défis politiques importants. La difficulté sera de persuader les Européens de cette nécessité stratégique.