Vers un gouvernement de coalition sous la direction de Narendra Modi

Huit cents millions d’Indiens ont voté pendant un mois pour élire leur Parlement. Jean-Luc Racine, directeur de recherche au CNRS, au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud de l’EHESS, et vice-président d’Asia Centre, a répondu aux questions de Radio Canada sur les enjeux de ce scrutin.

1. Qui sont les principaux candidats ?

Narendra Modi : Le chef du Bharatiya Janata Party (BJP) et ministre en chef de l’État du Gujarat est le favori pour remporter le poste de premier ministre. Il se présente avec un programme de relance pour le pays. Le succès économique de l’État qu’il gouverne rassure les milieux économiques, mais son parti pris hindouiste et son rôle lors des émeutes de 2002 inquiètent une partie de la population, en particulier la minorité musulmane.

Rahul Gandhi : Provenant d’une lignée de premiers ministres (son père, sa grand-mère et son arrière-grand-père), le vice-président du parti du Congrès doit composer avec son image d’héritier. Son principal adversaire, Narendra Modi, issu d’un milieu modeste, le raille en l’appelant « Shehzada », c’est-à-dire « le prince ». De plus, on se questionne sur sa véritable volonté de devenir premier ministre.

Son implication dans la dernière campagne électorale dans l’Uttar Pradesh, l’État dont il est le député, n’a pas été très concluante, puisque son parti est arrivé en dernière position. Cela n’augure rien de bon pour le Congrès lors de ces élections. Rahul Gandhi est en quelque sorte « un paradoxe. Alors qu’il veut changer le fonctionnement du parti du Congrès, il en incarne le côté dynastique. »

Arvind Kejriwal : Cet ancien fonctionnaire est un allié de l’activiste Anna Hazare, avec qui il a déjà fait cause commune. En 2012, M. Kejriwal a créé un parti, l’Aam Admi Party (AAP, Parti de l’homme ordinaire) afin de se présenter aux élections législatives, tandis que M. Hazare poursuit les protestations et les grèves de la faim.

La victoire de son parti aux élections régionales de Delhi, en décembre 2013, a causé la surprise. Mais Aarvind Kejriwal a démissionné de son poste de ministre en chef de l’État au bout de 49 jours pour protester contre le refus des partis d’opposition d’appuyer un projet de loi visant à mettre sur pied un organisme indépendant pour enquêter sur les employés de l’État soupçonnés de corruption.

Il n’est pas impossible que dans certaines circonscriptions on retrouve ce qui s’est passé à Delhi, c’est-à-dire que le parti soit assez fort pour dérégler la machine politique habituelle. Ces élections permettront de voir si l’AAP est fait pour durer. »

2. À quoi s’attendre ?

Les sondeurs prévoient que le parti du Congrès sera battu. C’est également ce que laissent présager les résultats des élections régionales de décembre 2013, lors desquelles le parti de Sonia Gandhi a été défait dans quatre États.

Cela s’explique une certaine fatigue du pouvoir, due au fait que le Congrès est au pouvoir depuis 10 ans. En outre, la gestion des dernières années a été plutôt décevante.

La croissance économique (qui plafonne à 5 %) n’est plus aussi forte que par le passé, ce qui entraîne de l’inflation et des déficits. On reproche au premier ministre Manmohan Singh, 81 ans (au pouvoir depuis 2004), de ne pas avoir su mettre en place les réformes nécessaires pour relancer l’économie.

Enfin, son gouvernement a été mis en cause dans plusieurs scandales de corruption qui ont éclaboussé certains de ses ministres.

D’un autre côté, il est peu probable que le BJP obtienne une majorité suffisante pour gouverner seul. Le scénario auquel on doit s’attendre est donc celui qui a caractérisé la politique indienne ces dernières années, c’est-à-dire la formation d’un gouvernement de coalition.

3. Si Narendra Modi l’emporte, doit-on craindre une résurgence du nationalisme indien ?

Le BJP a déjà été au pouvoir de 1998 à 2002. Mais celui qui était alors premier ministre, Atal Bihari Vajpayee, était un modéré. Ce n’est pas du tout le profil de Narendra Modi, qui traîne derrière lui le souvenir des massacres au Gujarat en 2002.

Si le chef du BJP n’a jamais été condamné pour cette affaire, une de ses collaboratrices de l’époque est en prison. Les États-Unis, qui refusent depuis cette affaire de lui accorder un visa, disent maintenant être prêts à le faire s’il devient premier ministre.

Il a cette vision très musclée du pouvoir et d’une Inde dont les vrais citoyens sont les hindous ; les minorités devant reconnaître que le coeur de l’indianité est en fait l’hindouité.

Dans le programme électoral, il y a bien quelques points sur lesquels le BJP revient souvent, soit la modification du statut du Cachemire (peuplé en majorité de musulmans), la tentative de mettre en place un code civil uniforme (ce qui va aussi contre les musulmans, puisqu’en matière de droit privé ils bénéficient de certaines spécificités) et toujours cette fameuse histoire de reconstruire un temple là où la mosquée d’Ayodhya a été détruite par des hordes de nationalistes en 1992. 

Cependant ça ne représente que quelques points classiques dans un programme électoral qui parle essentiellement de questions économiques et de développement social.

4. Quels sont les enjeux auxquels fait face l’Inde en 2014 ?

La pauvreté demeure un problème majeur : un Indien sur trois vit avec moins de 1 $ par jour. De plus, un fossé se creuse entre les riches, qui vivent surtout dans les villes, et les pauvres, qui vivent principalement à la campagne. Les trois quarts des pauvres sont des ruraux.

La corruption endémique irrite de plus en plus les Indiens, comme le démontre la percée du Aam Admi Party.

Les investisseurs se plaignent également du manque d’infrastructures, notamment les routes, et de fréquentes coupures d’électricité, qui freinent la compétitivité économique du pays.

En sus de ces questions, si M. Modi devient premier ministre, il devra faire face à plusieurs défis. En tant que ministre en chef du Gujarat, il a pu prendre des décisions en n’affrontant presque aucune opposition. Ce ne sera plus le cas s’il se retrouve à la tête du pays. Reconnu pour être plutôt autoritaire, il devra faire preuve de nouvelles qualités pour gouverner efficacement. Le premier défi sera de démontrer qu’il a la capacité d’être un homme d’État qui sera à même de relancer la croissance indienne et que cette croissance se traduise par de bons indicateurs sociaux.

En effet, si le Gujarat est présenté comme le modèle économique, les critiques estiment que M. Modi est surtout un bon communicateur, qui a bien su « vendre » les performances de son État. Ils lui reprochent d’avoir laissé pour compte les moins bien nantis et de ne pas avoir assez investi dans le secteur social.

Le deuxième défi est l’enjeu de la politique étrangère. Comment Modi, qui est toujours interdit de visa aux États-Unis, va-t-il gérer les relations avec Washington ? Et quelle attitude adoptera-t-il face aux contentieux frontaliers avec la Chine et le Pakistan ?

En politique étrangère comme en politique économique, s’il devient premier ministre, il devra faire la preuve qu’il est à la hauteur de sa tâche, dans un contexte qui sera en toute vraisemblance celui d’une coalition, avec une opposition qui saura toujours faire entendre sa voix.