Vie et mort du zapatérisme

Le Partido Popular (PP) conduit par Mariano Rajoy a remporté la majorité absolue aux deux chambres du Parlement espagnol. Le Parti socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero, à la tête du gouvernement depuis 2004, subit sa plus cuisante défaite depuis la transition démocratique de 1976.

José Luis Rodriguez Zapatero, l’homme qui a dirigé l’Espagne pendant près de huit ans, reste pour beaucoup une énigme. Est-il le jeune dirigeant social-démocrate moderne qui a profondément modifié, à force de réformes audacieuses, la société espagnole lors de son premier mandat ? Est-il au contraire ce responsable hésitant, pris de court par la crise économique dès sa réélection en 2008, et qui s’est montré ensuite incapable de rassurer son opinion publique et le reste de l’Europe sur la faculté du pays à surmonter les difficultés ?

Les visages si différents qu’il a montrés au cours des deux législatures renvoient à une autre énigme : quel pays est l’Espagne ? Est-ce cette jeune démocratie décomplexée qui, s’appuyant sur une croissance enviée dans toute l’Europe, feint d’oublier ses fractures politiques historiques ? Ou bien un simple château de cartes mis à bas dès que s’est levé le vent mauvais de la spéculation internationale ?

La fin du « miracle »

Fin 2007, quand Zapatero achevait son premier séjour à La Moncloa, le siège du gouvernement à Madrid, l’Espagne rivalisait en richesse par habitant avec l’Italie, défiait la France, attirait les capitaux et les jeunes diplômés de toute l’Europe. La voilà, en 2011, rétrogradée avec la Grèce, l’Irlande, le Portugal et l’Italie au rang des enfants malades — et contagieux — de la zone euro.

Symbole d’une social-démocratie moderne, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) version Zapatero a été balayé lors des élections législatives du 20 novembre, abandonnant tous les pouvoirs à la droite espagnole conduite par Mariano Rajoy. Ce pâle successeur de José Maria Aznar à la tête du Parti populaire (PP) avait été battu deux fois, en 2004 et en 2008, sans espoir de revanche, pensait-on. Rien ne semblait pouvoir résister au zapatérisme triomphant. Il n’aura été qu’une brève parenthèse.

« José Luis Rodriguez Zapatero est un leader politique qui gagne toujours, bien que donné perdant, et qui gagne souvent parce que les électeurs veulent barrer la route à son adversaire ». Ce diagnostic, posé en 2004 par un responsable du PP, n’a pas survécu à la crise économique, politique, institutionnelle et morale qui ronge le pays. Jugé responsable de la situation, le dirigeant socialiste a renoncé à briguer un troisième mandat, provoquant des élections anticipées qui ont vu le triomphe de son éternel rival malheureux, le conservateur Mariano Rajoy.

Le retournement de 2004

Il était impossible de rééditer l’exploit du 14 mars 2004, quand José Luis Rodriguez Zapatero, quasi inconnu dans son propre pays, donné battu par tous les observateurs, a conquis le pouvoir lors d’élections législatives promises à la droite. Les tragiques attentats du 11 mars, qui firent 191 morts et 1900 blessés à Madrid, auraient même dû conforter les chances du parti sortant en rassemblant autour de lui, dans l’émotion nationale, un électorat ayant besoin d’être rassuré.

L’entêtement insensé du gouvernement Aznar à vouloir attribuer le massacre aux indépendantistes basques d’ETA alors que, heure après heure, la piste d’Al Qaida se faisait plus précise, a contribué à retourner l’opinion. Le monde entier a alors découvert, stupéfait, que l’un des pays d’Europe les plus dynamiques serait désormais dirigé par un politicien inexpérimenté de 43 ans, certes député de Leon, sa province natale, depuis l’âge de 26 ans, mais qui n’avait jamais été aux affaires, ni dans une municipalité, ni dans un gouvernement régional autonome, encore moins comme ministre.

Pendant la campagne électorale de 2004, José Luis Rodriguez Zapatero semblait le seul, y compris dans son camp, à croire au succès. C’est en outsider déjà que cet « optimiste maladif », selon le mot d’un proche, avait conquis le PSOE en 2000. Face au favori pour le poste de secrétaire général, Pepe Bono, un cacique du parti, le jeune Zapatero avait joué de son style simple et courtois ; cette « tranquille assurance » que vantaient ses proches du courant « Nueva Via » (Nouvelle Voie). Porté par la jeune génération du PSOE, Nueva Via proposait, selon l’un de ses penseurs, Jordi Sevilla, « un socialisme moderne, libéral non au sens thatchérien, mais d’ouverture, adapté à la mondialisation, tout en introduisant éthique et participation citoyenne en politique et un fort credo européen. »

Mieux que Tony Blair, Zapatero ! C’est ainsi qu’est apparu le nouveau président du gouvernement espagnol au printemps 2004. Caricaturé par les Guignols en « Sosoman » un brin nunuche, surnommé Bambi pour son regard clair et son sourire candide, l’homme du « changement tranquille » et de la « passion contenue » s’est vite avéré un homme d’Etat opiniâtre aux convictions bien ancrées. Les premiers à s’apercevoir de la rupture incarnée par le gouvernement Zapatero ont été les Etats-Unis. Le candidat avait promis le retrait des troupes espagnoles d’Irak ; nouvellement élu, il a tenu promesse malgré les pressions de l’administration Bush qui croyait avoir affaire, comme l’ont confirmé en 2010 les mémos diplomatiques révélés par le site WikiLeaks, à « un partenaire inexpérimenté mais probablement maniable ».

L’anti-Gonzalez

L’avènement du zapatérisme, s’il a marqué un divorce brutal d’avec l’Espagne d’Aznar, comme le démontreront la quasi totalité des mesures prises entre 2004 et 2008, est aussi une façon de tourner la page du socialisme espagnol né de la transition. Certes, le jeune Zapatero, issu d’une famille proche des communistes, est entré en politique sur les traces de Felipe Gonzalez, fasciné par le charisme du leader andalou au point de lui emprunter sa gestuelle et ses tics de langage. « Une admiration lucide », a-t-il nuancé par la suite, dans une version espagnole du « droit d’inventaire » revendiqué par Lionel Jospin à l’égard de François Mitterrand. De fait, la première des ruptures incarnées par le zapatérisme aura visé le parti lui-même. Pas un seul baron du PSOE dans son équipe gouvernementale, résolument jeune et féminine. « Nous voulions une relève de génération, un changement qui soit une espèce de rupture respectueuse », expliquait l’une des égéries de « Nueva Via », Trinidad Jimenez, devenue sa ministre de la santé puis des affaires étrangères.

Très vite, le nouveau chef du gouvernement devait même prendre ses distances avec le puissant groupe de médias Prisa. Le quotidien El Pais n’a jamais marchandé son soutien aux socialistes depuis sa création en 1976. Sans doute, mais trop « felipiste », pas assez « zapatériste » estimait le nouvel homme fort de l’Espagne. Dès les premiers mois de son gouvernement, il favorisera les ambitions d’un groupe concurrent, Mediapro, du Catalan Jaime Roures, qui taillera bientôt des croupières à Prisa sur le terrain de l’audiovisuel. Le petit quotidien Publico, caisse de résonance de l’action gouvernementale, ne fera pas trembler El Pais, mais parachevait la volonté de José Luis Rodriguez Zapatero d’échapper à l’influence des socialistes historiques.

Plus tard, lorsque la tempête économique s’abattra sur le pays, El Pais ne sera pas le dernier à vilipender « l’improvisation et la légèreté » du chef du gouvernement. Au début, le journal ne peut que souscrire aux initiatives du jeune dirigeant. Et les défendre face aux levées de boucliers d’une droite horrifiée par cet homme énigmatique qui tient, une à une, toutes ses promesses de campagne : parité hommes-femmes, égalité pour les homosexuels (mariage, adoption), simplification des procédures de divorce, autorisation de recherche à partir de cellules souches, instruction civique rendue obligatoire à l’école en lieu et place du catéchisme désormais facultatif. Etc.

Les réformes sociétales menées à un rythme soutenu hérissent la très conservatrice hiérarchie de l’église catholique, qui dénonce « le fondamentalisme laïc » de José Luis Rodriguez Zapatero. « Hormis dans les périodes de coups d’Etat, il n’est pas facile de trouver dans l’Histoire autant de changements affectant la morale d’un peuple », s’étranglait un évêque. La Cope, radio de l’épiscopat, se déchaîne contre lui, jette des millions de manifestants dans la rue pour « la défense de la famille chrétienne ».

La radicalisation de la droite

Le leader de ce pays aux racines catholiques et dont l’histoire récente est plutôt atlantiste se trouve en butte aux remontrances du Vatican tandis que Washington le bat froid. Cela vaut-il compensation, José Luis Rodriguez Zapatero se révèle être un Européen convaincu ? En février 2005, l’Espagne est le premier pays à voter la Constitution européenne. Critiqué par Nicolas Sarkozy et plusieurs autres dirigeants de l’Union européenne pour avoir créé un appel d’air en régularisant 550.000 immigrés en 2006, le chef du gouvernement espagnol se montrera par la suite l’un des plus zélés dans la lutte contre l’immigration clandestine, participant à tous les mécanismes de surveillance et de répression mis en place par la Commission.

Sur le plan intérieur, la radicalisation du discours politique de la droite joue en sa faveur. L’acharnement de l’aile dure du Parti populaire à soutenir contre toute vraisemblance la thèse d’un complot ourdi par les socialistes afin d’exploiter électoralement la tragédie du 11 mars 2004 resserre les rangs autour de Zapatero, tout en discréditant la parole de l’opposition. De plus, comme l’indique sa cote de popularité dans les enquêtes d’opinion, la société espagnole adhère à ses réformes. D’autant que l’homme de gauche n’oublie pas de donner une touche sociale à sa politique : hausse du salaire minimum et des retraites, ainsi que, à l’approche des législatives de 2008, quelques gestes de générosité fiscale, facilités par la santé insolente de l’économie espagnole.

L’Espagne apprécie cet homme politique à son image : jeune, dynamique, courageux, qui fait taire les sceptiques en alignant les succès plutôt qu’en alimentant des polémiques. La « marque ZP, comme disent les politologues, n’incarne pas les valeurs de l’élite, mais celles de la majorité des Espagnols. Son seul échec, durant la première législature, sera la tentative de dialogue ratée avec l’ETA. Menées en 2006-2007dans le but de mettre un terme définitif à la violence des indépendantistes basques, les discussions ont pris fin abruptement, en décembre 2007, lorsqu’un attentat à la bombe, revendiqué par l’organisation terroriste, tua deux personnes à l’aéroport de Madrid.

José Luis Rodriguez Zapatero avait entretenu l’illusion d’une solution politique négociée au Pays basque. Ce pari manqué aurait pu lui coûter cher à quelques mois des élections législatives. D’où un changement de pied complet et une déclaration de guerre totale, non seulement à ETA mais aussi à ses diverses vitrines politiques qui ont succédé à Batasuna, le parti interdit depuis 2003. Cette fermeté nouvelle, entretenue avec succès par le ministre l’intérieur Alfredo Perez Rubalcaba, grâce à la collaboration sans faille, de l’autre côté des Pyrénées, des autorités françaises, sera l’unique point de convergence entre droite et gauche au cours d’une seconde législature majoritairement consacrée à la lutte contre la crise économique.

La facture des erreurs

Dès l’automne 2007, la crise américaine des subprimes et les premières défaillances dans l’immobilier espagnol auraient dû être autant de signaux d’alerte. Mais José Luis Rodriguez Zapatero et les socialistes, alors en campagne électorale en vue d’une réélection en mars 2008, gardent les yeux fixés sur les statistiques du moment. Elles ne sont pas seulement rassurantes, elles incitent à l’exubérance. L’Espagne finira l’année avec une croissance supérieure à 3,7% et un excédent budgétaire de quelque 20 milliards d’euros. Dans cet oasis de prospérité au cœur d’une Europe déjà minée par le doute, c’est encore l’heure des promesses de lendemains enchanteurs.

Le candidat annonce des « mesures productives et constructives ». Il vient d’instaurer le « chèque bébé », une allocation de 2.500 euros à la naissance de chaque enfant. Pour demain, il promet une hausse des retraites et du salaire minimum, ainsi qu’une remise fiscale de 400 euros qui concernera plus de 70% des contribuables. Jusqu’à la veille du scrutin, alors que tout le monde note déjà un ralentissement de l’activité économique, José Luis Rodriguez Zapatero ne renonce pas à « la création de deux millions d’emplois supplémentaires » dans les quatre ans à venir, avec le plein emploi pour objectif.

Cette utopie pour un pays de fort chômage chronique comme l’Espagne, le PSOE la croit alors sincèrement à portée de main. Il faudra plusieurs mois au nouveau gouvernement pour se rendre à l’évidence, son chef refusant obstinément d’employer le mot « crise » dans ses prises de parole publiques. Après avoir épuisé tous les recueils de synonymes, de litotes et d’euphémismes, sous l’œil goguenard de la presse, le gouvernement espagnol admet finalement la gravité de la situation tout en l’estimant « passagère ». Cette prise de conscience n’est pas étrangère à l’avertissement lancé par le président de la Banque centrale européenne (BCE), Jean-Claude Trichet, demandant à Madrid plus de « prudence » et de « responsabilité ».

Dans la torpeur de la mi-août 2008, un conseil des ministres extraordinaire adopte avec solennité un premier train de mesures anticrise. Il n’est pas encore question de rigueur, mais d’un plan de relance par l’investissement public, à l’instar de ce qu’a entrepris le gouvernement français. Un programme de grands travaux est lancé à destination des collectivités territoriales. L’objectif est de créer (sauver ?) 300.000 emplois. Les chantiers fleurissent dans tout le pays ; de quoi boucher les trous dans les chaussées et rafistoler les bordures de trottoirs, mais pas les déficits publics, ni la courbe du chômage.

Un taux de chômage de 20%

L’Espagne aborde 2009 dans le rouge. Elle approche déjà la barre des quatre millions de chômeurs, soit près de 20% de la population active. Elle a plongé plus vite et plus profondément que les autres pays européens dans la récession, aspirée vers le fond par les déséquilibres d’une économie trop dépendante de la construction. Cette « mono-industrie », encouragée par l’argent facile d’un système bancaire sans contrôle véritable, a produit une prospérité en trompe-l’œil. Pas plus que son prédécesseur libéral José Maria Aznar, le socialiste José Luis Rodriguez Zapatero n’a anticipé l’éclatement de la bulle immobilière en formation depuis quinze ans. Pour lui, la crise financière internationale provoquera son dégonflement en douceur. Nombre d’économistes partagent encore cette opinion du gouvernement : il ne s’agit pas d’une bulle qui explose, mais d’« un processus de correction prévisible et salutaire. »

En fait, la situation n’est déjà plus sous contrôle. Les défaillances des plus grands groupes du BTP et de l’immobilier, contraints de renégocier de colossales dettes, s’accélèrent. Des centaines de milliers de travailleurs, pour la plupart immigrés, se retrouvent sur le carreau. Ils ne peuvent plus rembourser les prêts généreusement accordés pour l’achat de leur logement. De nombreux Espagnols se retrouvent pris dans l’engrenage du surendettement pour avoir cédé, depuis le milieu des années 1990, à la tentation de la spéculation immobilière. La dette des ménages représente jusqu’à 135% du produit intérieur brut (PIB). Au cours de l’année 2010, lorsque l’euro vacillera, cet endettement privé pèsera au moins autant que la dette publique (65% du PIB) dans la défiance des marchés à l’égard de l’économie espagnole et de sa capacité à rebondir.

Naguère vanté par Madrid pour sa solidité à toute épreuve, le secteur bancaire est ébranlé. Les deux principaux groupes _ Santander et BBVA _ résistent, mais la nébuleuse des caisses d’épargne locales, qui représente la moitié du secteur financier, menace ruine. Ce sont ces établissements, étroitement liés aux pouvoirs locaux, qui ont alimenté la bulle en observant des critères d’attributions de prêts plus politiques que financiers. Le 30 mars 2009, le gouvernement doit, de toute urgence, se porter au secours de l’un des plus gros d’entre eux, la Caisse d’épargne de Castille-La-Manche, au bord de la faillite. Il sera contraint de récidiver, un an plus tard, pour Caja Sur, la Caisse de la région de Cordoue. Entre-temps, il a lancé un vaste mouvement de fusions des Caisses d’épargne, dont le nombre est passé en deux ans de 45 à quinze.

L’espoir entretenu au fil des mois par le gouvernement d’une lueur de reprise est régulièrement déçu. L’opposition vilipende l’exécutif pour ses hésitations et son impuissance. Elle n’a pas davantage de solutions, mais le PP, bien que plombé par des affaires de corruption, progresse dans les sondages. El Pais lui-même pointe dans l’action gouvernementale « un niveau de confusion sans précédent ». Les mesures cosmétiques égrenées au fil des mois restent vaines, mais José Luis Rodriguez Zapatero continue de privilégier des médecines douces contre la gangrène de la crise. Par conviction personnelle, mais aussi parce qu’il est lié par ses promesses aux syndicats et aux partis régionalistes. Les premiers lui garantissent la paix sociale, les seconds un appoint vital de voix aux Cortes, puisque le PSOE n’a pas de majorité absolue.

« Deux minutes qui ont changé l’Espagne »

La grande déchirure surviendra le 12 mai 2010. Ce jour-là, dans l’hémicycle du Congrès des députés, le président du gouvernement lit d’un ton égal un discours qui ne lui ressemble en rien. Il y est question d’une baisse de 5% des salaires des fonctionnaires, de hausses d’impôts, de gel des retraites et de suppression d’avantages sociaux. Tout le contraire de la « marque ZP », ce « nouveau socialisme » pour qui la baisse des impôts était « une idée de gauche ». Le texte lui a été dicté de l’extérieur, notamment par les institutions européennes inquiètes de voir que l’Espagne est depuis plusieurs semaines la cible d’attaques financières redoublées. Pour la presse, ce sont « deux minutes qui ont changé l’Espagne », d’autant que ce plan d’austérité inédit sera bientôt complété par l’ouverture de deux chantiers sans cesse repoussés jusque là au nom de la paix sociale : la réforme des retraites et la refonte du marché du travail.

En se reniant ainsi sous la pression des marchés, José Luis Rodriguez Zapatero enterre le « zapatérisme ». Pour l’opposition, le leader socialiste n’est plus qu’un cadavre politique. Le Parti populaire cherche à peine à hâter les échéances électorales, certain que le temps joue en sa faveur. En effet, si la cure d’austérité a peut-être évité le pire, elle n’a pas remis les Espagnols sur le chemin de la croissance. La construction est à l’arrêt pour longtemps, le tourisme fondé sur le critère « sol y playa » (soleil et plage) perd des parts de marché, et l’automobile, troisième pilier de l’économie, s’efforce tant bien que mal de sauver des emplois concurrencés par des pays d’Europe de l’Est et d’Asie. Pour les économistes internationaux, l’Espagne est condamnée à des années de croissance zéro.

Le chef du gouvernement espagnol dégringole dans les sondages. En juin 2010, 86% des personnes interrogées par l’institut Metroscopia lui font « peu ou pas confiance ». Impuissant face à la crise économique, José Luis Rodriguez Zapatero, en politicien madré, a bien tenté des diversions. Ainsi, la loi sur l’avortement, adoptée en 2009 après moult polémiques, était censée exacerber les vieux clivages politiques et remobiliser un électorat socialiste en proie au doute. Des projets de loi sur l’euthanasie et la laïcité sont évoqués. Mais rien n’y a fait. Pas même un remaniement ministériel, en avril 2009, destiné à resserrer l’équipe gouvernementale à la veille des élections européennes de juin. Celles-ci confirment la déconfiture du PSOE, qu’un succès au Pays basque, lors des régionales de mars, avait en partie masqué. Le PP l’emporte avec 42,2% des voix contre 38,5% aux socialistes.

Au cours de cette seconde législature, José Luis Rodriguez Zapatero aura cherché à l’étranger les satisfactions que lui refusait la situation intérieure. Pendant les quatre premières années de sa présence à La Moncloa, cet homme effacé, ne parlant aucune langue étrangère, n’avait pratiquement pas franchi les frontières, se contentant de figuration muette sur les photos de famille des sommets européens. Les chiffres de l’économie espagnole parlaient d’eux mêmes. L’Espagne jouait dans la cour des grands, « la Ligue des champions » pour reprendre l’image footballistique qu’il affectionne. Depuis 2008, au cours des voyages qu’il multiplie désormais à l’étranger, il constate que le rang de l’Espagne est tout autre. Le pays a peu profité de l’embellie économique et reste un nain sur la scène diplomatique. A la huitième place des économies mondiales peut-être, mais absent des raouts planétaires, que ce soit le G8 ou le G20, jusqu’à ce qu’il obtienne un strapontin en 2008 grâce à la complicité de Nicolas Sarkozy.

S’il comptait sur la présidence tournante de l’Union européenne, au second semestre 2009, pour redorer le blason de l’Espagne, M. Zapatero dut rapidement déchanter. Hasard malheur du calendrier, il devra partager le devant de la scène avec le président stable de l’UE nouvellement désigné, le Belge Herman Van Rompuy. Depuis la défection de Barack Obama et le report du sommet UE-Etats-Unis prévu à Madrid jusqu’à l’annulation du sommet de l’Union pour la Méditerranée (UPM) à Barcelone, les contretemps ont jalonné un semestre pourri par ailleurs par la valse-hésitation des Européens face aux attaques incessantes contre l’euro.

Une menace pour la zone euro

Pendant toute l’année 2010, le président du gouvernement espagnol est condamné à faire le dos rond et à multiplier les déclarations lénifiantes pour tenter de rassurer sur la solidité de la dette souveraine espagnole. Sa ministre de l’économie, Elena Salgado, y passe le plus clair de son temps. Elle s’est même déplacée en personne à la rédaction londonienne du Financial Times pour répondre à un article alarmiste du quotidien anglo-saxon. Après la Grèce et l’Irlande, l’Espagne est devenue, à l’égal du Portugal, une menace pour la zone euro. Moins de trois ans après avoir dominé l’Europe économique, Madrid voit sa note dégradée par les agences financières internationales. La voilà même contrainte d’accepter l’aide de Pékin pour faire face à ses obligations financières.

Depuis 2008, les Espagnols ont reproché à leur gouvernement de ne pas avoir anticipé la crise, puis de l’avoir minimisée, enfin de n’avoir pas su la combattre. Après le discours de la rigueur du 12 mai 2010, la grogne n’a pas immédiatement gagné la rue. Première du genre depuis une quinzaine d’années, la grève générale organisée le 29 septembre 2010 par les syndicats a été mollement suivie. A ce moment-là, contre l’avis de tous les politologues et même de ses certains de ses lieutenants, José Luis Rodriguez Zapatero n’avait pas abdiqué tout espoir de maintenir les socialistes au pouvoir au-delà de 2012.

Enigmatique sur ses intentions personnelles en vue d’un éventuel troisième mandat, le « Machiavel de Leon », ainsi que le décrit un biographe, a joué sa dernière carte politique, le 20 octobre 2010, par un nouveau remaniement en profondeur de son gouvernement. Exit les jeunes pousses du zapatérisme comme Bibiana Aido, la ministre de l’égalité. L’équipe censée conduire le pays jusqu’à l’échéance législative du printemps 2012 est plus musclée, plus politique, plus expérimentée. Il pense détenir un atout-maître, Alfredo Perez Rubalcaba, le ministre d’intérieur promu numéro deux et porte-parole du gouvernement. Depuis trois ans, il a été le seul ministre à annoncer des bonnes nouvelles à l’opinion, à chacune des nombreuses arrestations de membres de l’ETA en France et en Espagne. Ce « felipiste » apparaît comme un successeur possible à la tête d’un PSOE dans lequel les socialistes historiques, très critiques à l’égard de M. Zapatero, ont retrouvé leur influence.

Le changement de gouvernement n’a pas évité la déroute annoncée des socialistes catalans lors des élections régionales du 29 novembre. Mauvais présage électoral, puisque la Catalogne avait constitué le meilleur réservoir de voix socialistes pour la réélection de José Luis Rodriguez Zapatero en 2008. Dans les sondages nationaux, le PSOE est alors à treize points derrière le PP, ayant perdu 3,4 millions d’électeurs en deux ans de crise. Les Espagnols sont avertis par Elena Salgado qu’ils doivent encore « s’attendre à plus de sacrifices ». Concrètement, le « chèque bébé » n’a pas survécu à 2010, tout comme l’aide de 420 euros aux chômeurs en fin de droits. L’âge de la retraite sera porté de 65 à 67 ans, et la réglementation sur les licenciements assouplie.

Le seul espoir de retournement de l’électorat fera long feu. En d’autres temps, l’annonce par l’ETA de sa décision de mettre fin à la lutte armée aurait été tout bénéfice pour le parti au pouvoir dans un pays traumatisé par plus de quarante ans de terrorisme basque. La nouvelle est arrivée bien trop tard. Depuis le 15 mai 2011 et l’installation sur la Puerta del Sol à Madrid des premières cohortes d’indignés, José Luis Rodriguez Zapatero était résigné. A cinquante ans, il n’était plus question d’un troisième mandat. Même Alfredo Perez Rubalcaba, le vieux briscard socialiste qui symbolisait la victoire contre l’ETA, n’avait aucune chance de rectifier la faute du PSOE aux yeux des Espagnols : s’être trompé et avoir trompé l’opinion sur la réalité de la situation économique de l’Espagne.