Vingt ans après

Sans que l’expression ait été employée, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, ont proposé, lors de leur rencontre, le 16 août à Paris, d’institutionnaliser une sorte de « noyau dur » constitué par les Etats de la zone euro, au sein d’une Union européenne plus vaste et destinée encore à s’élargir. C’était la proposition faite, en 1994, par deux responsables de la démocratie chrétienne allemande, Wolfgang Schäuble et Karl Lamers. Le premier est aujourd’hui ministre des finances dans le gouvernement d’Angela Merkel. En 1994, cette proposition avait été ignorée par la France. C’était le temps de la cohabitation Mitterrand-Balladur.

 

 Vingt ans ou presque. Il y a dix sept ans, à l’automne 1994, deux responsables de la démocratie chrétienne allemande, Wolfgang Schäuble et Karl Lamers, présentaient un « papier » proposant une réforme de l’Union européenne, avec la constitution d’un « noyau dur ». Ce petit groupe, de quatre ou cinq membres, aurait été composé des pays susceptibles d’acquérir la monnaie unique, encore dans les limbes. C’était une manière de concilier à la fois l’élargissement – l’UE allait passer de douze à quinze membres, avec l’arrivée de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède – et l’approfondissement. Ce « noyau dur » aurait été l’embryon d’une Europe fédérale ouverte à d’autres participants, au fur et à mesure que la monnaie unique se serait étendue. Le destinataire principal de ce « papier » était le gouvernement français, en pleine cohabitation Mitterrand-Balladur. La proposition fut accueillie par un grand silence qui valait rejet. Par souci bien allemand de n’accepter dans ce club fermé que les pays « sérieux », Wolfgang Schäuble et Karl Lamers avaient omis de mentionner l’Italie dans la liste des impétrants. C’était une erreur qui leur coûtait le soutien de partenaires européens éventuellement disposés à faire pression sur Paris.

C’était le temps des querelles théologiques en Europe entre les tenants de la confédération et les partisans de la fédération, entre l’élargissement et l’approfondissement, entre le supranational et l’intergouvernemental, entre l’Europe européenne et l’Europe atlantique… Dans la conférence de presse qui a suivi le sommet Sarkozy-Merkel, le 16 août à Paris, le président de la République a déclaré que ces querelles étaient – heureusement – terminées. Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, les dirigeants européens, tournant le dos au communautaire, font de l’intergouvernemental dans le dire. Foin des discussions institutionnelles, il s’agit d’avancer de manière pragmatique, sans se croire obligé de nommer ce qu’on fait.

En dehors des traités

Le « noyau dur » Schäuble-Lamers réapparait ainsi dans la construction européenne, mais de manière subreptice. C’est l‘eurogroupe dont la chancelière allemande a admis, à l’instance de son partenaire français, qu’il devait se structurer, autour d’un président « stable » (comme le Conseil européen dans le traité de Lisbonne), d’une petite administration (analyse économique, contrôle, etc.) et de sommets réguliers des chefs d’Etat et de gouvernement de la zone euro.

Cette manière de procéder a un avantage que Nicolas Sarkozy a mentionné, comme en passant, à la fin de la conférence de presse : « Les institutions dont nous proposons la réforme dans la zone euro n’étant pas dans le traité, a-t-il dit, permettent des modifications beaucoup plus légères que celles qui ont été prévues par le traité et qui ont donné lieu aux immenses discussions du Traité de Lisbonne. » La syntaxe n’est pas très limpide mais le sens est clair : puisqu’on agit en dehors du traité de Lisbonne, on peut se permettre toutes les innovations et modifications institutionnelles nécessaires sans être contraints de se perdre dans d’infinies négociations et d’interminables processus de ratification par les parlements nationaux.

Le déclin de la Commission

Un autre avantage aux yeux de Nicolas Sarkozy et d’Angela Merkel, bien qu’on soit encore dans le non-dit, c’est l’exclusion de la Commission. Les propositions franco-allemandes sont strictement intergouvernementales. La « méthode communautaire » chère aux pères fondateurs de l’Europe, qui malgré quelques inconvénients a permis les progrès de l’intégration, est totalement oubliée. Traditionnellement, l’Allemagne défendait la Commission de Bruxelles et ses prérogatives. Cette époque est terminée. De ce point de vue, Angela Merkel a mis ses pas dans les traces de son prédécesseur, Gerhard Schröder et ce revirement allemand ne peut que convenir aux dirigeants français qui ont toujours eu vis-à-vis de la Commission des sentiments pour le moins ambivalents.

Tout ceci donne l’impression que l’Europe se fait à reculons. Dix-sept ans après, le « noyau dur », censé faire progresser l’Europe intégrée, revient sous une forme intergouvernementale. Mais ce que proposent aujourd’hui Français et Allemands ressemblent étrangement à des projets datant d’un demi-siècle. Le « plan Fouchet » du début des années 1960 proposait une Union politique de l’Europe (des Six) strictement intergouvernementale, avec droit de veto pour chaque Etat participant, et c’est d’ailleurs pour cela qu’il a été refusé par les partenaires de la France. Bien sûr, les domaines d’intégration ont beaucoup progressé dans l’UE depuis cette époque. Mais deux changements fondamentaux apparaissent par rapport aux années 1960 : d’abord, la coopération intergouvernementale concerne maintenant l’économie (et la monnaie) qui à l’époque restait du ressort de ce qu’on appelait alors « les Communautés » ; ensuite, l’Allemagne a changé radicalement de position : elle défend aujourd’hui l’intergouvernemental et un droit de veto implicite sur toutes les grandes décisions, surtout celles qui l’engagent ses finances, alors que son intérêt, quinze ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, était étroitement lié à une intégration supranationale qui la plaçait au même rang que ses partenaires. Elle n’a plus besoin de ce marchepied.