Vote populaire par temps d’épidémie

La persistance de la pandémie a conduit de nombreux pays à s’interroger sur le maintien ou non des consultations électorales inscrites au calendrier. Les réponses ont varié selon les gouvernements mais le plus souvent l’appel aux urnes en temps de confinement a bousculé la donne et ravivé la contestation des prérogatives de l’exécutif. Marie Mendras, professeur à Sciences Po, examine, pour la revue Esprit, la façon dont plusieurs Etats, démocratiques ou non, ont affronté la situation, en particulier la France, la Pologne, la Russie et la Biélorussie, à la recherche d’un difficile équilibre entre l’état d’urgence et l’Etat de droit.

Urne électorale avec compteur
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Plusieurs États ont organisé des votes pendant l’épidémie de Covid-19. En France et en Pologne, les critiques ont surtout porté sur la protection sanitaire et sur la légitimité de scrutins tenus en situation d’urgence. En Russie et en Biélorussie, les présidents Poutine et Loukachenko ont choisi d’appeler les électeurs aux urnes, alors que le coronavirus restait très actif. Aux États-Unis, la présidentielle du 3 novembre 2020 sera maintenue, même si le nombre de décès a dépassé 160 000 début août.

Comment les pouvoirs exécutifs ont-ils géré les échéances électorales, parfois sans discussion parlementaire, pendant la pandémie ? Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko ont provoqué des vagues de protestation en imposant des plébiscites entièrement sous leur contrôle. Dans les démocraties occidentales, les réponses ont été variées : municipales maintenues en France, avec une faible participation et l’échec des candidats du parti présidentiel ; présidentielle en Pologne, avec la réélection sur le fil d’Andrzej Duda, dans un contexte délétère ; report d’élections locales (dont la mairie de Londres) prévues le 7 mai au Royaume-Uni ; législatives reportées d’un an à Hong Kong sur ordre de Pékin. Dans tous les cas, l’appel aux urnes en temps de confinement a bousculé la donne et ravivé la contestation des prérogatives de l’exécutif en état d’urgence sanitaire.

Élections en situation d’exception

En période exceptionnelle de pandémie, tous les gouvernants se trouvent face à un défi historique : suspendre ou non l’institution du suffrage universel, ainsi que d’autres modes d’expression populaire, comme les grèves et les manifestations. Sans surprise, les dirigeants autoritaires font fi des principes et ne se préoccupent pas de sauver les apparences. Ils doivent préserver leur pouvoir de tout risque de concurrence et réaffirmer leur emprise sur les gens et les institutions.

Les régimes démocratiques se trouvent face à des défis d’une autre nature, car le pouvoir exécutif obéit à la règle fondamentale de l’alternance. La fraude électorale est sanctionnée, et la justice indépendante. Cependant, dans les pays qui ont organisé des votes depuis mars 2020, des exceptions ont été apportées au régime électoral. En France, le premier tour des municipales est organisé la veille du confinement, le 15 mars, et le second tour se tient le 20 juin, trois mois plus tard, alors que le délai prévu entre les deux tours est d’une semaine. Seulement 41 % des électeurs sont allés élire maires et conseils municipaux dans des conditions controversées, et la justice se prononcera sur les plaintes déposées avant et après les scrutins.

La décision du président Macron de ne pas reporter le premier tour des municipales résulte d’un choix cornélien entre deux options qui paraissaient également défavorables : appeler les citoyens à se rendre aux urnes le 15 mars 2020 tout en leur annonçant le confinement obligatoire, ou bien suspendre le vote et prendre le risque d’être vu comme se dérobant à une défaite annoncée dans les grandes villes et une majorité de communes.

En Pologne, le gouvernement de Jarosław Kaczyński a misé sur une nouvelle victoire de son allié Andrzej Duda à la présidence le12 juillet. Pour un régime de moins en moins respectueux des règles démocratiques et des droits des minorités, l’enjeu était d’obtenir une forte majorité en faveur de la « révolution conservatrice » conduite depuis cinq ans. Avec une majorité de 51,2 %, le président polonais n’a pas offert à Kaczyński le plébiscite attendu.

Dans un régime non constitutionnel – ce que sont devenues la Russie de Poutine et la Turquie d’Erdoğan, ce que n’ont jamais été la Chine ou l’Iran –, les dirigeants succombent toujours à la tentation de l’ennemi, qui trouble la parfaite harmonie et menace d’anéantir la grande nation et son leader. Dans un régime constitutionnel, les dirigeants ne cèdent pas à cette démagogie, car les contre-pouvoirs contrôlent l’action des dirigeants. En Europe, où la menace d’attentats n’a pas faibli, nous vivons ce combat pour un difficile équilibre entre État de droit et état d’urgence.

Le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, représente aujourd’hui un cas d’école. Il dirige d’une main autoritaire, au mépris des élus locaux et des minorités et en violant les principes fondamentaux du droit, une société organisée formellement dans le cadre d’une constitution démocratique et appartenant à l’Union européenne

Poutine et Loukachenko : la chasse au plébiscite

Pour Vladimir Poutine, au pouvoir depuis 1999, le pari lancé en janvier 2020 consistait à obtenir à l’avance un renouvellement de son mandat en 2024 et 2030, grâce à une « consultation populaire », confirmant le vote par le Parlement russe d’une révision constitutionnelle majeure. Pour Loukachenko, président depuis 1994, il s’agissait de « remporter » son sixième mandat, toujours par un vote inéquitable. Dans les deux cas, l’obsession est d’immoler le tsarévitch, de bloquer toute prétention de détrôner le souverain. L’idée même de succession doit disparaître.

Quand Poutine a annoncé la « grande modernisation » de la Constitution russe le 15 janvier 2020, le coronavirus officiellement n’existait pas. La population n’avait aucune idée du danger venant de Chine, et elle sera laissée dans l’ignorance jusqu’en mars. Alors qu’ils subissent toujours durement l’épidémie de Covid-19, les Russes ont été appelés à participer à une « consultation populaire » qui s’étale sur sept jours, du 25 juin au 1er juillet, pour approuver le fait accompli : une Constitution réécrite par le Kremlin pour le Kremlin, entérinée à la mi-mars, imprimée et mise en vente avant « l’approbation du peuple » [1] ! Les résultats officiels du vote sont très gonflés, à la mesure des fraudes : 68 % de participation, et 78 % de « oui ».

En Biélorussie, dès mai 2020, on observe un phénomène nouveau, étonnamment puissant pour une société généralement présentée comme silencieuse et « soviétique ». Alors que la répression contre les opposants démocrates s’intensifiait, les manifestations anti-Loukachenko ont rassemblé des dizaines de milliers de personnes à Minsk et dans la plupart des villes du pays. Le président Loukachenko pensait gérer l’élection présidentielle du 9 août 2020 commeun rituel d’applaudissement, à l’instar des précédentes élections [2]. Ses mandats successifs avaient été remportés grâce à des administrations, des juges et une commission électorale aux ordres. Les principaux candidats de l’opposition n’avaient pas été autorisés à concourir, et les plus populaires mis en prison.

La revanche des sociétés locales

La présidentielle d’août 2020 est celle de trop. Loukachenko n’a pas anticipé l’exaspération suscitée par son refus de gérer l’épidémie de Covid19. Il a obstinément nié la circulation du virus, alors que le nombre de « pneumonies atypiques » flambait dans le pays. Dès mars, des canaux d’information alternatifs ont connu un essor sur les réseaux sociaux et alerté sur le danger sanitaire. Ils ont ensuite relayé l’engouement des Biélorusses pour les candidats rivaux de Loukachenko, dont certains sont issus des cercles du pouvoir. Chaque arrestation d’opposant n’a fait que gonfler le flot des manifestants.

La grande rivale d’Alexandre Loukachenko émerge en juillet. Svetlana Tikhanovskaïa, épouse d’un blogueur populaire emprisonné, est la principale candidate d’opposition en lice. Elle a uni ses forces avec deux autres femmes, directrices de campagne de deux autres opposants empêchés de concourir. À partir de mi-juillet 2020, des foules acclament les trois femmes. Avant même le jour du scrutin, Loukachenko a perdu la bataille de l’opinion. Après l’annonce des résultats (80 % pour Loukachenko, 10 % pour Tikhanovskaïa), les opposants dénoncent des fraudes massives. Menacée, Tikhanovskaïa se réfugie en Lituanie, où elle se dit prête à diriger le pays. Les grandes usines se mettent en grève et exigent le départ de Loukachenko.

En Russie, c’est l’Extrême-Orient sur la côte Pacifique qui se trouve à l’avant-garde du combat contre l’arbitraire de Moscou à l’été 2020. Pendant des semaines, les habitants de toute la province de Khabarovsk manifestent contre l’incarcération de leur gouverneur, élu, et contre le parachutage d’un nouveau gouverneur choisi par le pouvoir central. Khabarovsk se révèle aussi menaçant que les opposants moscovites, qui avaient réussi à remporter 20 sièges sur 45 au conseil municipal de la capitale en septembre 2019. Depuis plus de dix ans, certaines villes et régions reprennent du tonus politique, et donnent de la voix. Les citoyens s’organisent, et les élections municipales et régionales regagnent de l’importance. Le vivier d’élites d’opposition se développe en province et dans la capitale.

Le mirage des " populistes populaires "

Le chef autoritaire a besoin d’un ennemi. Mais le coronavirus est un ennemi invisible et insaisissable. Il est difficile à combattre si l’on se prive des avis indépendants des médecins et spécialistes, et de débats parlementaires et médiatiques. Même dans des régimes tyranniques, et en dépit de la diabolisation des ennemis intérieurs et extérieurs, ce sont bien les dirigeants qui sont tenus pour responsables de la mauvaise gestion du drame humanitaire. Si le pouvoir central n’apporte plus de protection à ses administrés, ces derniers se détournent de la forteresse administrative et cherchent des solidarités et des solutions à l’échelle locale, régionale, professionnelle.

La sécurité des personnes l’emporte sur la sécurité de l’État et de ceux qui le dirigent. Cette évidence s’impose désormais à une majorité d’habitants de Russie et de Biélorussie, comme ce fut le cas pour les Ukrainiens en 2004, puis en 2014. Aucun leader n’a gagné en respect et soutien chez lui s’il a dédaigné les besoins essentiels de sa population, s’il a réprimé au lieu de protéger. Les présidents chinois, turc, brésilien, russe, biélorusse, font face à une situation économique, sociale et politique dégradée, alors que la défiance de leurs administrés monte. Dans les pays soumis à des chefs obsédés de pouvoir personnel, la notion de « populisme » est décidément inadéquate. Il n’existe pas de « populistes populaires » prétendument soutenus par une société servile.

Dans les régimes démocratiques, la force d’attraction des « populistes », avec la démagogie xénophobe brandie en idéologie mortifère, a buté sur le mur de la maladie, qui ne fait pas de quartier. Un ministre européen comme un migrant fuyant la Syrie ou la Libye peut succomber au coronavirus. La pandémie a bouleversé les certitudes et les méthodes des élites, et parfois réveillé des sociétés peu mobilisées. Et le plus souvent, la contestation n’est pas portée par un credo populiste, mais par une demande de transparence et d’efficacité.

[1Voir Marie Mendras et Jean-Charles Lallemand, « Russie : un vote fabriqué pour une Constitution naufragée », esprit.presse.fr, juillet 2020.

[2Voir Jean-Charles Lallemand, « Biélorussie : Loukachenko s’est offert cinq ans de plus Esprit, mai 2006.