Depuis plusieurs années, et singulièrement depuis l’élection d’Ahmadinejad en 2005, une partie de plus en plus large de la population iranienne était politiquement démobilisée et avait pris l’habitude de mener une double vie. Dans la rue comme au travail, on se devait d’afficher un air grave, de ne pas élever la voix ni le regard, de se conformer au look islamique ; dans l’espace privé, au contraire, la facétie, la convivialité, les couleurs vives, des discussions débridées, la musique, la danse - proscrite par les bien-pensants -, les cassettes et DVD de films occidentaux - interdits mais circulant de maison en maison avec une incroyable rapidité -, des alcools de fortune... étaient au programme des soirées. Cette partition des espaces et des attitudes était plus ou moins accusée selon les milieux sociaux. Dans les grandes villes, mais parfois aussi dans des villages, des outsiders se muraient dans leur habitation équipée d’une antenne parabolique dissimulée et communiquaient avec le monde via internet. Rebelles aux normes imposées, ils ne faisaient à l’extérieur que de furtives apparitions. La plupart, dans les classes moyennes et supérieures des villes, jouaient un double jeu plus équilibré : en public, des attitudes rasmi (protocolaires), d’inévitables concessions à l’ordre moral, à l’intérieur, des comportements de consommateurs occidentaux et des paroles affranchies des lourdes contraintes qui pèsent sur l’expression publique.
Avec l’élection de Khatami en 1997 des brèches ont été pratiquées dans cette frontière imposée (les Iraniens sont passés maîtres dans l’art de mettre le pied dans la porte) et les libertés que l’on s’accordait en privé ont grignoté progressivement l’extérieur, pourtant jalousement défendu par un ensemble de règles tatillonnes. Des jeunes filles n’ont plus hésité à sortir maquillées, la tête à demi couverte d’un foulard clair ou coloré, alors que veillaient néanmoins les « patrouilles de la guidance », promptes à interpeller les délurées. Des baskets à la casquette, en passant par le T-shirt, les jeunes garçons affichent le look sportif que l’on prise en Occident. Ces aspirations d’une large partie de la société civile ne visent pas seulement une plus grande tolérance dans l’apparence mais aussi la reconnaissance de nouveaux modes de vie, des libertés publiques, des droits de la personne, du pluralisme idéologique.
Or, avec l’élection d’Ahmadinejad en 2005, remportée avec seulement 19% des votants au premier tour puis 62% au second tour- mais seulement 36% des électeurs (ceux que l’on appelle en Occident les réformateurs s’étant abstenus, l’autre candidat au second tour, Hachemi Rafsandjani, réputé corrompu, n’offrant pas, pour eux, une alternative crédible), ces acquis et ces revendications ont été durement remis en cause. Préfets et présidents d’université ont été démis de leurs fonctions, la presse, qui s’était, peu plutôt que prou, affranchie de la censure, a été de nouveau muselée, les patrouilles de la guidance ont redoublé de zèle (non contentes de vérifier si les têtes sont bien couvertes, elles s’en sont aussi prises aux bottes en cuir !), les relations avec des étrangers (qui ne peuvent être que des espions) ont été plus étroitement contrôlées, etc. etc.
Cette recrudescence d’intransigeance et de puritanisme est devenue de plus en plus insupportable pour une large fraction de la population citadine, jeune, et ouverte sur le monde. Les immenses manifestations qui ont suivi la réélection contestée d’Ahmadinejad témoignent d’une remobilisation, les opposants ne se contentant désormais plus d’un repli sur la vie privée.
Les forces en présence
Mais ces opposants qui se réclament de Mir Hossein Moussavi et crient Allah o Akbar (« Dieu est grand ») sur le toit de leur maison ne forment pas une masse unanime. Entre l’étudiant en sciences humaines, féru de post-modernisme, et l’employé qui doit faire une double journée (la seconde en se transformant en chauffeur de taxi) pour payer son loyer et les études de ses enfants, le point commun est un profond mécontentement, une aspiration à la liberté de penser et de parler ici, à mieux vivre là et parfois les deux réunies. Ennemis et partisans - mécontents - de la République islamique se côtoient dans les cortèges et le nom de Moussavi, tout comme le brassard vert qu’arborent manifestants et footballeurs ne sont que des signes de ralliement.
Moussavi a sans doute eu l’habileté et le courage de dénoncer lors d’un mémorable face à face télévisé la dérive dictatoriale d’Ahmadinejad, de s’opposer au guide qui interdisait de manifester, il n’en demeure pas moins un homme du système, ancien Premier Ministre pendant la guerre Irak-Iran quand Ali Khamene’i… était président de la République (c’est à cette période que remonte l’hostilité entre les deux hommes ; devenu guide Ali Khamenei ne s’est-il d’ailleurs pas empressé de faire supprimer, comme par vengeance, la fonction de premier ministre ?).
Sans doute Moussavi a-t-il changé depuis la période noire des débuts de la Révolution et de la guerre, marquée par l’épuration et les exécutions massives ; son refuge dans la vie artistique (il était jusqu’à ces derniers temps président de l’Académie des arts – Farhangestân-e honar – et sa femme, célèbre peintre et sculpteur, l’a vraisemblablement encouragé sur cette voie qui rimait, temporairement au moins, avec mise en retrait de la vie politique) a sans doute tempéré ses ardeurs révolutionnaires, mais Moussavi demeure attaché aux fondements et aux idéaux de la République islamique et n’a rien à voir avec le portrait du libéral social-démocrate que, confondant nos désirs et la réalité, nous en traçons en Occident.
La coalition de mécontents qui le soutient conjoncturellement s’est sans doute amplifiée depuis que s’abat une brutale répression sur les manifestants : Neda, tuée samedi par des miliciens, est devenue la martyre de ce mouvement de protestation et l’on sait la résonance émotionnelle et l’importance mobilisatrice de la figure du martyr dans le chiisme ; sur le générique des vidéos qui circulent à travers le monde du martyre de Neda Khamene’i est comparé à Yazid, le calife qui fit martyriser Hoseyn, le troisième imam des chiites, que l’on vénère tout particulièrement en Iran.
Les forces qui soutiennent Ahmadinejad sont, sinon plus nombreuses, du moins beaucoup plus structurées ; le président populiste bénéficie de la faveur de l’électorat conservateur des villes et des villages du plateau iranien, un électorat qu’effraient les photos qui nous séduisent en Occident, celles de manifestants, semeurs de désordre, ou encore de jeunes filles laissant échapper des mèches blondes de leurs foulards ; se réclamant de la « culture bassidji », celle des miliciens volontaires, Ahmadinejad a conquis une partie de son électorat par ses tournées en province, émaillées de promesses d’un avenir radieux, d’interventions personnelles auprès des plus pauvres, de défis à l’égard des puissants de ce monde. « Les remerciements d’une vieille et pauvre femme à qui justice a été rendue compteront plus que tous les titres et médailles internationaux », écrit-il dans son blog. Il peut compter sur le soutien (on en a eu la preuve tragique ces derniers jours) des bassidji, ces volontaires que l’on a pu définir par l’équation Lumpenproletariat + Hitlerjugend et qui contrôlent la rue comme toutes les institutions (universitaires notamment). Outre sur ces nervi, Ahmadinejad peut compter sur le sepâh-e pâsdârân, l’armée des gardiens de la Révolution, qui forme un puissant État dans l’État et qui vient d’apporter un soutien décisif au président (alors même que ce corps d’élite regarde de haut ce personnage qui se réclame de la « culture bassidji »).
Faut-il souligner l’appui du Guide et plus récemment celui du Conseil des Gardiens (shurâ-negabân), qui vient de valider les élections ? Bref, Ahmadinejad, qui ne manque pas de soutien populaire, peut compter sur l’appui des principales institutions. Reste une inconnue : la position de l’Assemblée des experts, qui a la tâche éminente de désigner et d’éventuellement révoquer le Guide. Celle-ci a été renouvelée en décembre 2006, quand commençait de s’affirmer le mécontentement, et est composée en majorité de membres hostiles au Guide et à Ahmadinejad ; elle a porté à sa présidence Hachemi Rafsandjani qui a soutenu Moussavi et dont enfants et parents, eux aussi favorables à Moussavi, ont été poursuivis et arrêtés.
S’agit-il d’une fracture dans l’appareil clérical ? À vrai dire les clercs de haut rang n’ont jamais défendu une position unanime. Certains sont favorables au quiétisme, à la séparation du politique et du religieux et partisans de limiter le velâyat faqih (« la souveraineté du théologien), bref le pouvoir du guide, à un simple magistère moral et religieux ; d’autres, tel l’actuel guide et son prestigieux prédécesseur, ont une vision plus englobante de cette mission ; certains prônent un exercice collégial du velâyat ; d’autres le maintien (indiscutable sous Khomeyni, plus critiqué aujourd’hui) d’un magistère individuel. Les divergences ne manquent donc pas parmi les clercs si bien que l’on avait pris coutume en Occident de parler de « guerre des ayatollah-s ». Mais cette guerre n’a jamais eu lieu. C’est que ces clercs sont unis par un puissant « esprit de corps », le vahdat kalame (littéralement l’ « unité de parole »). Le problème central aujourd’hui est de savoir si la crise fera voler en éclats cet « esprit de corps » qui s’est maintenu contre vents et marées depuis l’avènement de la République islamique.
Le Guide avait donné pour devise de l’année 1386 (mars 2007 à mars 2008), Ettehâd-e melli, ensejâm-e eslâmi : « Unité nationale, cohésion islamique », ce qui laisse deviner en creux l’ampleur des problèmes du pays. Outre le mécontentement des jeunes, des femmes (du moins d’une partie d’entre eux et d’entre elles), des ouvriers, des employés, des fonctionnaires, etc., l’Iran, État-nation centralisé et fier de son unité persane, doit affronter des mouvements de revendication religieuse et « régionale », aussitôt dénoncés comme des complots fomentés de l’extérieur. Les régions périphériques (l’Azerbaidjan, le Balouchestan, le Kurdistan, le pays turkmène) où sont localisées les minorités sunnites (c’est le cas au Balouchestan, au Kurdistan et en pays turkmène) demandent plus de reconnaissance. Autant dire que l’unité nationale, l’ethnicité, les relations entre chiites et sunnites sont des problèmes très sensibles dans l’Iran d’aujourd’hui et qui compteront dans l’évolution future du pays. Tout comme comptera, et sans doute encore plus, le problème de la nature du régime dont la crise actuelle illustre les contradictions : peut-on concilier volonté du peuple et pouvoir religieux, magistère du juriste théologien et démocratie ?