Wal-Mart au coeur de la culture conservatrice américaine

Quel que soit le résultat des élections de novembre prochain aux Etats-Unis, et malgré le rejet dont fait l’objet George W.Bush à cause de la récession et de la guerre en Irak, le camp des conservateurs continue de s’appuyer sur un électorat puissant, favorisé depuis plusieurs décennies par un ensemble de facteurs historiques, économiques, juridiques ou sociaux. La possible victoire d’un candidat démocrate en novembre ne signera pas le retour à une Amérique nostalgique du « New Deal ». Un ouvrage collectif dirigé par Romain Huret, récemment paru aux éditions Autrement, identifie les lieux de pouvoir et les mécanismes de mobilisation politique mis en place par les conservateurs américains depuis quarante ans. A travers une série d’enquêtes et d’analyses, les auteurs de ce livre décryptent la culture conservatrice, ses références, ses modes d’action, les lieux et les motifs de son combat. Exemple à travers une enquête sur le distributeur Wal-Mart, qui représente à lui seul près de 2,3% du PNB des Etats-Unis et emploie un million et demie de personnes. Les valeurs traditionnelles sont un élément fondamental dans la culture de l’entreprise, qui inscrit sa trajectoire dans l’histoire sociale et politique du conservatisme américain. Tiré du livre dirigé par Romain Huret, Les conservateurs américains se mobilisent/L’autre culture contestataire (éditions Autrement), voici des extraits d’un article de Jean-Christian Vinel, maître de conférences en civilisation américaine à l’université Paris VII Denis-Diderot.

Selon les critiques, dans les 3500 supermarchés Wal Mart, les prix sont certes inférieurs de 14% en moyenne à ceux pratiqués par la concurrence, mais les salaires y sont très faibles, les conditions de travail difficiles, et les syndicats absents. Wal-Mart n’est pas simplement le moteur d’un nouveau régime salarial articulant flexibilité et rentabilité, c’est aussi un environnement social et politique à part entière. Dans ses supermarchés, le travail s’inscrit dans un ensemble d’idéaux conservateurs dépassant la simple rationalité économique, idéaux dont l’entreprise irrigue la société américaine au rythme des millions de bonnes affaires qu’elle propose au jour le jour. En plongeant dans la famille que dit constituer la firme de l’Arkansas, l’on découvre comment les conservateurs américains, par-delà leur combat contre l’avortement, contre l’enseignement de la théorie de l’évolution ou contre l’accès réglementé au port d’armes, se sont adaptés à la fois à la société de consommation et à la modernité technologique. 

Culte du chef

La culture Wal-Mart repose en particulier sur le culte du chef, dont l’image exprime la grandeur de l’entreprise, ce qui permet également de réaffirmer la légitimité de l’individualisme et de l’éthique du travail : Sam Walton est bien un self-made-man. L’utilisation de l’image du chef va également de pair avec une rhétorique paternaliste. De manière significative, ce n’est pas le terme employee (salarié) qui est utilisé, mais celui d’associate (associé). Quant au directeur du magasin et aux managers, ce sont des servant leaders, des dirigeants au service des associés. Ces termes promeuvent l’image d’une entreprise où la bonne volonté et l’esprit d’équipe priment sur les tensions engendrées par le travail.

Dans les années 1980, l’entreprise a fait l’acquisition d’un système par satellite doté de six canaux permettant aux dirigeants de s’adresser à l’ensemble des salariés et de les motiver, à la manière de grands prédicateurs tels Jerry Falwell ou Pat Robertson. En 1989, au cours de l’une de ces conférences télévisées, Sam Walton a demandé aux salariés de s’engager solennellement à offrir aux clients le meilleur accueil possible en prononçant le serment So help me Sam (« Si Sam le veut »), référence évidente à la prière se terminant par So help me God (« si Dieu le veut »). 

Banlieues et conservatisme

Lorsque Sam Walton ouvre son premier supermarché en 1962 à Rogers, l’Arkansas est un Etat rural marqué par la pauvreté. Walton voit dans les nombreuses petites villes délaissées comme Rogers un marché potentiel pour le commerce à bas prix, jusqu’alors limité à quelques étages de grands magasins comme Filene’s à Boston. Le succès est immédiat : sept ans plus tard, Walton ouvre des magasins dans les Etats voisins et les rassemble sous l’égide d’une entreprise unique : Wal-Mart Stores, Inc. En 1979, le détaillant compte 276 supermarchés répartis dans onze Etats différents et son chiffre d’affaires atteint le milliard de dollars. C’est dans les années 1980 que l’entreprise étend son emprise au-delà des Etats limitrophes de l’Arkansas. Le contexte lui est alors favorable, car elle profite du phénomène de périurbanisation qui sert de socle sociologique et géographique à l’essor du conservatisme depuis les années 1960. Les banlieues américaines ont été le berceau de la révolution conservatrice : révoltes contre l’impôt à la fin des années 1970, réveil religieux qui permit aux Eglises évangéliques de prendre le pas sur les Eglises protestantes plus libérales, l’élection de Ronald Reagan à la présidence en 1980… 

Discours social

De toute évidence, le conservatisme de Wal-Mart est un argument commercial non négligeable. Le combat mené par l’entreprise pour les prix les plus bas convainc sans peine des électeurs libertaires qui voient dans l’Etat fédéral un intrus et soutiennent de larges réductions d’impôts destinées à préserver leur pouvoir d’achat aussi bien que leur liberté. Plus encore, l’entreprise entretient l’image d’une société dépourvue de classes, où patrons et salariés nouent des relations mutuellement bénéfiques, image qui semble retrouver sa pertinence avec le déclin du militantisme ouvrier dans les années 1980. Enfin, en soutenant les valeurs familiales, Wal-Mart apport son soutien au thème du retour de l’autorité, cheval de bataille des conservateurs depuis les années 1970. 

Wal-Mart compte un nombre exceptionnel (plus de la moitié) de managers issus des rangs des simples vendeurs et de managers n’ayant pas fait d’études supérieures. Les dirigeants, soucieux de baisser les coûts, ont certes tout intérêt à recruter des managers aux prétentions salariales modestes, mais on retrouve également dans cette pratique la forte dimension populiste de leur discours social. L’entreprise a dès lors beau jeu de se présenter comme une organisation populaire où chacun a sa chance : si elle contribue au bien-être de la démocratie américaine par sa politique de prix les plus bas, elle y contribue également en effaçant la hiérarchie sociale. Dans la culture politique des entreprises américaines, le titre de manager est en effet étroitement associé à l’individualisme et à la volonté d’entreprendre, à tel point que la loi interdit aux managers de se syndiquer.

Une logique implacable 

En 2006, Wal-Mart a été poursuivie en justice par des groupes de salariés (class action lawsuits) dans quarante et un Etats pour violation de la loi sur le temps de travail. Par ailleurs, l’entreprise est sous le feu des critiques pour sa politique de bas salaires, contrepartie inévitable des prix pratiqués. L’expérience de Barbara Ehrenreich à Minneapolis est édifiante à cet égard : rémunérée 7 dollars de l’heure, son emploi ne lui permettait pas de louer d’appartement dans une ville où le loyer d’un studio était de 150 à 200 dollars par semaine. Deux semaines après son recrutement, faute d’avoir trouvé un emploi subalterne, elle se trouva contrainte de contacter une association d’aide au logement, qui l’aiguilla vers un centre pour sans-abri. De fait, les cadres dirigeants reconnaissent qu’il n’est guère possible de vivre avec les salaires que l’entreprise propose aux associés. Mais ils défendent immédiatement ce choix en expliquant que seuls 7% du personnel dépendent de leur emploi pour faire vivre une famille. A l’instar des entreprises de restauration rapide, Wal-Mart cherche d’abord à recruter des salariés qui n’ont pas besoin d’un emploi à temps plein : des femmes, des adolescents, des retraités. De manière significative, les directeurs des magasins et leurs adjoints sont majoritairement des hommes, alors que les femmes composent la part la plus importante des salariés, politique qui reflète à n’en point douter la vision traditionnelle de la famille défendue par l’entreprise : le conservatisme social va de pair avec le conservatisme économique.