Washington choisit la voie des accords bilatéraux

En se détournant des négociations multilatérales, les Etats-Unis aggravent les incertitudes qui pèsent sur le cycle de Doha. S’ils persistent dans cette stratégie, ils contribueront à la balkanisation du commerce mondial.

Si l’on assiste, depuis la réélection du Président Obama, à un regain d’activité des Etats Unis en matière de politique commerciale, les orientations de leur politique, et le désengagement des négociations multilatérales que ces orientations confirment, inquiètent.

D’abord il est clair que les Etats-Unis - cela ne date pas d’hier - sont passés d’une stratégie très offensive et tournée vers la libéralisation du commerce mondial, à une approche où la défense de l’intérêt national américain est devenu, dans un contexte d’affaiblissement de leur compétitivité, leur objectif primordial. On ne doit plus, en conséquence, s’attendre qu’ils continuent d’être la locomotive de la libéralisation du commerce mondial qu’ils ont longtemps été. Leurs intérêts offensifs, ils entendent les poursuivre dans le cadre de négociations bilatérales ou plurilatérales, sur des sujets où ils ont encore un avantage concurrentiel, et avec des partenaires disposés à des concessions réciproques.

Réticents dès l’origine à l’approche asymétrique de la négociation entre pays développés et pays en voie de développement qu’impliquait le mandat de Doha, ils considèrent maintenant cette approche tout à fait inacceptable, et il est clair qu’ils ne reprendront pas les négociations multilatérales sur cette base. S’ils acceptent - non sans réticences - le principe du traitement spécial et différencié pour les pays les moins avancés, ils le rejettent totalement pour les BRICS, dont ils considèrent qu’ils doivent faire des efforts équivalents à ceux des pays développés ou, au moins, proportionnés à leurs capacités économiques.

Il faut comprendre que cette position n’est pas seulement tactique mais correspond à un sentiment extrêmement fort aux Etats Unis et en particulier au Congrès, un sentiment qui a sa source dans la psychologie collective des américains. Sauf changement - très improbable dans les prochaines années - de la position des BRICS, et en particulier de la Chine, la poursuite d’accords bilatéraux et plurilatéraux restera donc l’axe principal de la politique commerciale des Etats Unis. 

Face au dilemme (en fait très similaire à celui auquel sont confrontés les Européens dans leur effort d’intégration) entre essayer d’avancer avec l’ensemble des autres membres de l’OMC, et se heurter à des difficultés inextricables, ou essayer de s‘entendre avec seulement ceux qui sont disposés à jouer le jeu de la réciprocité, les Etats-Unis ont clairement choisi la voie des accords bilatéraux et des "coalitions of the willing". S’y ajoute le désir d’obtenir de leurs partenaires des concessions commerciales sans avoir à offrir de contreparties dans des domaines pour eux - comme d’ailleurs pour l’UE - politiquement difficiles (accès aux marchés agricoles, politiques de soutien agricole, ouverture de leurs marchés aux produits textiles, et autres produits industriels de consommation, accès au territoire américain, au titre des dispositions sur le Mode 4 de l’accord OMC sur les services, pour les employés de prestataires de services étrangers, etc..), mais contreparties qui sont les quid pro quo nécessaires pour obtenir, dans un cadre multilatéral, des concessions des pays en développement, et en particulier des BRICS. 

Si cette approche a le soutien des milieux économiques et du Congrès, à quoi conduira-t-elle ? Le lancement récent des négociations de libre-échange avec l’UE est en soi un événement positif dont les deux grands partenaires, s’ils parviennent à un accord, peuvent espérer des bénéfices substantiels, notamment par la réduction des coûts des entreprises résultant de l’élimination ou de la réduction des différences réglementaires, et par les effets de l’intégration des deux économies. L’espoir des deux parties est aussi que l’accord devienne dans une série de domaines un ‘’template" pour les futures règles internationales, et - même si cela n’est pas dit expressément – contribue à ramener les autres membres de l’OMC à la table des négociations de Doha. Une négociation qui a donc un fort potentiel, mais dont le succès est loin d’être acquis d’avance. 

Très enthousiaste au départ, l’Administration américaine, avant d’accepter l’ouverture de négociations, a multiplié les réserves, posé des préconditions, et s’est même inquiétée auprès des autorités européennes, par le truchement du Vice-Président Biden, de savoir si elles avaient bien la volonté politique de faire les concessions nécessaires à la conclusion d’un accord aussi ambitieux. Il est vrai que dans cette négociation les deux parties seront confrontées, notamment en matière de normes, de réglementation et d’accès au marché agricole, ainsi qu’en ce qui concerne les produits audiovisuels, à des problèmes que des années d’efforts n’ont pas permis de résoudre.

Réconcilier des systèmes réglementaires aussi développés et complexes que ceux des Etats Unis et de l’UE sera un défi énorme. Déjà l’idée a été lancée de négocier certains sujets difficiles séparément du reste et à un rythme différent. Une négociation, donc, où avant même de s’asseoir à la table de négociation les deux parties tentent de pré-négocier ou d’exclure certain sujets, ce qui augure de sérieuses difficultés. En ce qui concerne le Trans-Pacific Partnership (TPP), les problèmes rencontrés sont à la mesure des ambitions de départ. Ayant manqué l’échéance de fin 2012, les participants se sont fixé comme nouvel objectif la fin 2013, échéance qu’ils manqueront probablement aussi. Là encore, l’échec n’est pas à exclure et, même si on parvient à un accord, son contenu sera sans doute loin, très loin des ambitions de départ, ce qui peut en rendre difficile la ratification par le Congrès.

Restent les négociations engagées à Genève concernant les services et l’expansion de l’accord sur les technologies de l’information (ITA), sur les chances de succès desquelles les jugements divergent, et qui n’aboutiront, au moins en ce qui concerne les services, qu’à une solution plurilatérale qui sera vivement contestée par les non participants. Donc un ensemble de négociations dont l’issue est pour le moins incertaine et qui, même si elles se concluent sur des accords, n’aboutiront qu’à des résultats probablement très inférieurs aux ambitions de départ et, surtout, sans commune mesure avec ceux qui auraient résulté d’un accord multilatéral à Genève. 

Y a-t-il derrière ces négociations une vraie stratégie ? Doivent-elles être vues comme le signe d’un regain d’activité durable dans le domaine de la politique commerciale, domaine qui pendant le premier terme du président Obama semblait avoir presque complètement disparu des priorités des Etats Unis ? Ou ce qui est recherché est-il surtout un effet d’affichage par lequel l’administration veut démontrer sa disponibilité à négocier lorsque ses partenaires s’y prêtent ? Où va vraiment la politique commerciale des Etats Unis ? Les Etats Unis vont ils s’écarter durablement des négociations multilatérales ou au contraire s’agit-il, comme le disent certains à Washington, d’un effort pour recréer les conditions d’un retour des principaux acteurs à la table des négociations de Doha ? N’y a-t-il pas dans la poursuite systématique d’accords bilatéraux ou régionaux le risque de contribuer à la balkanisation du commerce mondial et d’aggraver encore la division entre pays développés et pays émergents, et entre les membres du TPP et un bloc regroupé autour de la Chine ? Les Etats Unis ne jouent-ils pas là un jeu à l’issue incertaine, et dangereux ?

Aucun accord multilatéral ne pouvant être conclu sans leur participation active, ces orientations et les incertitudes qui les entourent ne sont pas de bon augure pour le système multilatéral, en premier lieu pour le Doha Round. D’autant que la position américaine s’inscrit dans un contexte général très négatif :

- Il y a d’abord les difficultés de la coopération internationale consécutives au changement des rapports de force entre pays membres de l’OMC - un phénomène qui n’est pas limité à l’OMC. Alors que durant l’Uruguay Round les décisions se prenaient pour l’essentiel entre quelques membres développés, elles exigent maintenant l’accord non seulement d’un plus grand nombre de pays, mais aussi de pays appartenant à des coalitions aux intérêts diamétralement opposés.Ces difficultés sont encore aggravées par la politisation des négociations, les différentes coalitions tendant à s’opposer, en plus de leurs divergences d’intérêts commerciaux, sur des questions de principe dans lesquelles entrent des considérations dépassant le seul domaine du commerce.

- Il y a aussi le moindre appétit des gouvernements, reflétant les positions du business, pour de nouvelles libéralisations. Beaucoup d’entreprises multinationales se sont organisées sur la base des régimes tarifaires et réglementaires existants et n’ont souvent pas vraiment d’intérêt décisif à un changement de ces régimes. S’y ajoute que l’agenda de Doha, à la différence des négociations bilatérales, ne correspond plus aux préoccupations premières des multinationales. Celles-ci sont surtout soucieuses de mettre en place et de maintenir leur système d’approvisionnement et de production globalisé, de la protection des investissements et de la propriété intellectuelle, des achats publics, des règles de concurrence, de l’harmonisation des réglementations et normes, des flux de données transfrontières, toutes choses que ne couvre pas Doha. Ensuite, il faut garder à l’esprit que les deux plus grands marchés importateurs sont très largement ouverts aux importations de produits industriels comme aux investissements.

Les pays exportateurs ont donc peu d’incitations à des efforts supplémentaires. Les chances que les Etats-Unis reviennent à bref délai à la table de négociation à Genève sont dans ces conditions quasi inexistantes. Si ce cycle doit être un jour conclu, il ne le sera ni sur la base de l’agenda de Doha, ni surtout sur la base de l’approche asymétrique de la négociation qui a prévalu jusqu’ici. Il faudra en premier lieu que les deux camps, celui des pays développés et celui des BRICS, trouvent un compromis entre les positions de principe très tranchées qu’ils ont jusqu’à maintenant défendues concernant leurs contributions respectives.