Pierre Luc Séguillon est mort le 31 octobre des suites d’un cancer. Il était âgé de 70 ans. Cofondateur de « Boulevard-extérieur » après une longue carrière dans la presse écrite et à la télévision, il s’était passionné pour cette nouvelle aventure et un nouveau mode d’expression qu’il avait expérimenté avec succès sous la forme d’un blog, commencé à LCI. Dans ses rapports avec ses collègues comme dans ses articles, Pierre-Luc apportait sa culture, son élégance, son humour et cette attention distanciée qu’il accordait toujours aux hommes et aux choses. En hommage à notre ami, nous publions son dernier éditorial paru dans Témoignage chrétien que nous remercions pour l’avoir mis à notre disposition. Dans l’édition du 1er août 1983 de cet hebdomadaire, Pierre Luc Séguillon y critiquait la politique de rigueur de Jacques Delors, alors ministre de l’économie et des finances de François Mitterrand. Dans un contexte différent, cette analyse, titrée "Les rigueurs de la rigueur", n’a rien perdu de son acuité. DV

Les rigueurs de la rigueurs

 

Puisque l’on parle de crise, osons une comparaison médicale. Il est deux manières de chercher la guérison d’un corps anémié. Et chacune a sa logique propre.

La première méthode prend le risque d’anticiper le retour du malade à la santé. Dynami­que, elle s’efforce de rendre muscle et appétit au patient en le provoquant à l’action. Des activités nouvelles seront ima­ginées, adéquates à la reprise de son développement et de sa croissance. Des mesures seront prises aussi pour l’aider à affronter l’environnement extérieur. Et, puisque la volonté n’est point étrangère au rétablissement du corps, le praticien s’attachera à mobili­ser toutes les énergies de son malade autour d’un but à atteindre qui lui rende goût à l’existence.

Il est possible aussi d’ordon­ner au patient de garder le lit et de lui prescrire une potion dra­conienne dont on espère qu’elle assainira, une bonne fois pour toutes, l’organisme frappé de langueur. La psycho­logie doit également contribuer au succès de l’ordonnance : on n’aura de cesse de convaincre le malade que le grand désa­grément de la purge est à pro­portion des débordements aux­quels il s’est précédemment livré et qu’il lui faut, bon gré mal gré, payer ses désordres passés.

C’est cette dernière méde­cine qu’a choisie le docteur Delors pour soigner notre éco­nomie. Il la désigne sous le terme de rigueur, certains sous celui de déflation, d’autres l’appellent austérité. Qu’importé, le remède est sans ambiguïté : il consiste à assai­nir l’économie nationale et à rétablir l’équilibre des comptes extérieurs par la réduction de la demande des citoyens, c’est-à-dire la compression de leur pouvoir d’achat. Et ce remède a sa logique implacable.

Ainsi, nul ne doit s’étonner de ce projet d’un prélèvement de 2 %. en 1984, sur l’ensemble des revenus des Français. La proposition formulée par les services de la rue de Rivoli et lancée en cette fin de juillet est brutale, Certes, a souligné Jac­ques Delors, "aucune décision n’est encore prise" et la pro­position du ministre de l’Éco­nomie " plus nuancée et plus complète" que la présentation qui vient d’en être faite dans la presse. C’est seulement à la fin du mois d’août et après que François Mitterrand lui-même aura tranché, que les citoyens connaîtront l’ampleur et les modalités de cette nouvelle cure de rigueur.

Il apparaît dès aujourd’hui, cependant, que ce projet s’ins­crit nécessairement et parfaiment dans la logique des choix économiques faits au lende­main des élections municipa­les.

Toutes les anticipations réali­sées par les organismes de prévision concordent : Jacques Delors ne peut espérer rétablir les comptes extérieurs d’ici à 1995, s’il ne casse plus rapide­ment la demande des ména­ges. L’inertie de la consomma­tion et l’utilisation par les citoyens de leur épargne pour en maintenir le niveau, récla­ment, démonstration en est faite par les économistes, une ponction plus importante.

Dans le même temps, le ministre de l’Economie doit trouver la somme rondelette de 40 milliards de francs environ pour combler, l’an prochain, les déficits respectifs des budgets de laSécurité sociale (20 à25 milliards) et de l’Etat (15 à20 milliards). En ressources propres, puisque François Mit­terrand et Jacques Delors ont décidé de limiter le déficit bud­gétaire des administrations publiques à 3 % du Produit intérieur brut de la nation, s’interdisant du même coup de traiter le déficit de la Sécurité sociale totalement ou partielle­ment en augmentant celui des administrations publiques.

Le choix de la déflation, en effet, c’est-à-dire d’une écono­mie tournant au ralenti, a pour résultat logique d’amputer lar­gement les ressources publi­ques et de creuser le déficit des budgets de la Sécurité sociale et de l’Etat. Moins de croissance entraine une baisse des rentrées de TVA mais aussi un accroissement du nombre de chômeurs donc un fléchis­sement des cotisations socia­les.

Etonnante dialectique : la ponction a pour objet de refroidir lamachine économique et le refroidissement pour effet d’appeler la ponction. En somme, plus on purge, plus il convient de purger. A supposer que l’on n’entende pas dimi­nuer le niveau de protection sociale des Français.

Ce choix effectué, l’applica­tion n’est plus qu’affaire de modalités.

Relèvera-t-on la TVA ? La ponction serait moins appa­rente mais peu conforme à la justice sociale. Et nul n’ignore qu’un relèvement de TVA a des effets inflationnistes obligés.

Augmentera-t-on les cotisa­tions patronales ? Voilé qui alourdirait encore la charge des entreprises et menacerait leur survie. Haussera-t-on les coti­sations salariales ? Les salai­res risquent de s’envoler, les salariés ayant pour habitude de négocier leurs augmentations -au regard de leur salaire net.

Sans doute, une augmenta­tion de l’impôt sur le revenu, peut-être flanquée d’un accroissement de celui sur la fortune, serait la solution la plus juste puisque respec­tueuse de la progressivité de la taxation. Mais le gouvernement est-il prêt à alourdir encore les tranches supérieures de l’impôt et à essuyer le mécon­tentement que susciterait pareille mesure ?

Reste ce projet de prélève­ment de 2 % sur l’ensemble des revenus salariaux et non salariaux avant abattement. Il est plus juste que la cotisation sociale puisque, proportionnel, il tait sauter le plafonnement. Mais H est moins équitable que l’impôt fondé sur la progressi­vité. Son coût politique serait élevé. Et les communistes, déjà, l’ont récusé.

Sans doute peut-on s’atten­dre que Jacques Delors module celle dernière solution en ressortissant d’un peu de cha­cune des précédentes.

Reste la ponction. Inévitable, parce que voulue et appelée par la logique de la politique économique décidée en mars dernier. Terrible spirale dont on peut se demander si elle ne conduit pas, au bout des comp­tes de 1985. à une économie « guérie » mais exsangue, « assainie » mais proche de l’agonie, équilibrée mais assis­tée et chômeuse.

Telle est bien la question qui. avant toute autre, mériterait d’être posée. Et qui risque bien de l’être de moins en moins, occultée qu’elle sera par le débat sur la meilleure manière d’appliquer et de supporter les rigueurs de la rigueur.

Clysterium donare. postea saignare, ensuites purgare...