Comprendre et combattre les inégalités

La 5ème édition des Rencontres duTrésor a eu lieu le vendredi 23 janvier, sous le titre « Quelles politiques publiques pour quelles inégalités au XXIème siècle ? » avec le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, et Thomas Piketty, auteur du best-seller « Le capital au XXIème siècle » (Le Seuil). Pour sa part, le directeur général du Trésor, Bruno Bézard, cherche des outils d’évaluation qui permettront d’améliorer l’orientation des investissements publics vers plus de croissance.

Un SDF devant le ministère de l’Economie (montage)

Laïcité, inégalités, croissance… il y a chaque saison des mots qui dansent sur le devant de la scène – et voilà que les attentats du 7 et du 9 janvier les ont relancés avec virulence, alors qu’ils semblent plutôt inappropriés, ces mots, pour traiter des violences que la France a vécues. Nombre de sociologues cependant lient la montée de l’islamo-fascisme à l’accroissement des inégalités, à la pauvreté ou à l‘exclusion. On ne pouvait donc récuser l’éclairage tragique que le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, a d’emblée porté sur la conférence en réclamant une réflexion collective sur ce dysfonctionnement de notre société où certains ont été privés de la capacité de prendre leur place.

Exclus du « pacte démocratique »

Le constat d’échec, personne ne le conteste. Emmanuel Macron affirme clairement que ce n’est pas un corps étranger qui a produit ce drame, mais que c’est notre société elle-même qui l’a secrété. Et il veut comprendre d’où viennent « ces petites lignes de fracture » que sont les inégalités, ces fissures qui traversent notre société et deviennent graves quand elles se consolident, enfermant « hors du pacte démocratique » ceux que beaucoup appellent les « outsiders ».
En évoquant trois types d’inégalités relevés en France, le ministre ne se cache pas de critiquer ce qui a été fait. « Il aurait fallu des politiques redistributives plus efficaces », reconnait-il notamment. Les inégalités ralentissent la croissance parce qu’elles sapent le dynamisme économique. Les inégalités de patrimoine sont bien plus profondes que celles de revenus, parce qu’elles se transmettent et se mondialisent. Les inégalités « de destin » – de la naissance, des origines, des territoires … –, n’ont cessé de croitre, dit Emmanuel Macron, et elles ont imprégné notre système éducatif d’un déterminisme funeste.
Emmanuel Macron s’appuie sur les travaux de Thomas Piketty, qu’il cite souvent. Thomas Piketty et d’autres chercheurs ont effectué un travail énorme sur de longues séries statistiques pour tenter d’appréhender les effets sur l’économie et la société de l’inégalité dans la distribution des richesses.

Pour une révolution fiscale

Jusque-là, mais pas plus loin. L’inégalité est un frein à la croissance et entraîne beaucoup d’autres maux, mais comment la réduire ? Pour Thomas Piketty, il faut une révolution fiscale (comme celle que Hollande n’a pas faite), une taxe mondiale sur le capital, enfin, des interventions politiques sur lesquelles le ministre semble ne pas le suivre.
Emmanuel Macron évoque en effet la nécessaire coordination des politiques fiscales européennes. Il regrette le manque de fiscalisation mondiale mais ne dit rien sur la réforme globale de la fiscalité française. Il a sa loi sur la croissance, il est vrai, mais s’il est peut-être injuste de se moquer de la libéralisation des autocars, personne ne peut voir dans ce saupoudrage de gentilles mesures la mise à plat de la fiscalité annoncée par François Hollande lorsqu’il prêtait attention aux propositions de Thomas Piketty. Contre les « rigidités de notre système », Emmanuel Macron propose une « individualisation des protections » un peu inquiétante, d’autant qu’il juge le « solidarisme » inefficace…

Thomas Piketty n’a pas dit grand-chose. Son discours du 23 janvier était en quelque sorte déjà là, en tant que soubassement de toute la conférence. Mais ses travaux portent sur le long terme. Il a juste précisé, en commençant à parler de chiffres, qu’ « avant le long terme, il y a le court terme, et que ça peut être long, avec le chômage ». Il a rappelé aussi que ce qui a été fait en Europe et dans la zone euro n’a pas fonctionné, que le Pacte de stabilité n’a pas marché, que ce traité a organisé des réductions de déficit beaucoup trop rapides et que les gouvernements portent une lourde responsabilité devant le chômage.
Inégalités, croissance… le thème était bien le chômage, c’est lui ce spectre qui hante la France, et qui est resté à l’ombre de toutes les interventions qui ont suivi. Même le représentant du FMI (Jonathan Ostry) n’a porté aucune critique sur les politiques de redistribution. Kemal Dervis, ancien ministre turc de l’Economie, a développé en faveur de l’investissement des arguments parfaitement keynésiens, souhaitant même que l’effort d’investissement porte sur l’Allemagne.

Santé et conditions de travail

Au nom de l’OMS, Rüdiger Kresh a explicité la corrélation négative qui existe entre le niveau de santé d’une population et l’importance des inégalités qu’on y observe. Ce n’est pas dans les hôpitaux que se crée la santé, c’est dans les conditions de vie et de travail… Rüdiger Kresh rappelle qu’il y a trente-six ans d’écart entre l’espérance de vie au Mali ou au Japon, ou qu’entre Kensington et Tottenham, il y a dix-sept stations de métro et dix-sept ans d’écart dans l’espérance de vie. Il faut prendre en compte l’impact des inégalités sur la santé, a-t-il ajouté.
L’OCDE a publié en décembre en 2014 un bulletin intitulé « Inégalités et croissance », qui souligne l’accroissement des inégalités, sa corrélation avec la faiblesse de la croissance et s’interroge sur les moyens que les pouvoirs publics devraient mettre en œuvre pour s’opposer à cette tendance. Michael Förster, le chef de l’unité « inégalités » à l’OCDE, a particulièrement insisté sur les « déterminismes » dans les systèmes éducatifs pendant que son collègue Andreas Schleicher mettait l’accent sur l’importance d’une éducation initiale de qualité.
Maria Luis Albuquerque, ministre des finances du Portugal, a critiqué les politiques menées pendant la crise de 2008-2009. Henrik Enderlein, de l’Institut Jacques Delors de Berlin, tout en félicitant la BCE pour ses dernières décisions mettant en œuvre « l’assouplissement quantitatif », s’en est pris au plan Junker (plus de 300 milliards d’investissements) qui n’apporte pas les bonnes réponses à la nécessité de l’investissement : les hôpitaux en Grèce ne peuvent plus fonctionner, mais ce plan ne pourrait pas leur être appliqué puisqu’il n’y a certainement pas de retour direct sur investissement à attendre !
L’économiste Daniel Cohen a montré le sens des inégalités « perçues » et des frustrations nées de l’échec (deux-tiers de recalés dans le système éducatif français !) alors que François Dubet, de l’Ecole des Hautes Etudes, appelait à plus de visibilité dans les circuits de la redistribution. Et le Quart Monde était là aussi, avec Pierre-Yves Madignier, pour poser des balises, rappeler que des idées généreuses pouvaient être mauvaises et que la main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit. En France, un enfant sur cinq vit dans une famille en-dessous du seuil de pauvreté ; sans les transferts sociaux, ce serait un enfant sur trois.

Et les inégalités entre les hommes et les femmes !

On ne peut pas citer tout le monde, mais il est impossible de ne pas évoquer les interventions de Laurence Parisot, de l’IFOP, ancienne présidente du Medef, pour défendre l’égalité homme-femme à travers un projet de « paternité obligatoire » et l’égalité entre les grandes entreprises et les petites, les TPE , qui sont non pas un « gisement » d’emplois, mais un vrai « geyser » ! Et celle de François Chérèque, ancien secrétaire général de la CFDT et chargé du suivi du plan quinquennal de lutte contre la pauvreté, qui réclame la réforme de l’Etat indispensable à la mise en œuvre efficace de toute politique sociale : à travers le dédale des compétences, des domaines et des organismes il faut « sécuriser l’accès à la sécurité sociale ». Point d’orgue avec le secrétaire d’Etat chargé du budget, Christian Eckert, qui se présente comme « la petite main et les gros bras » pour s’attaquer à la misère « cette forteresse sans pont-levis dont parlait Camus ».