En Europe, le choix des investissements

Les gouvernements européens commencent à faire parvenir à la Commission de Bruxelles la liste des projets qu’ils aimeraient voir financés par le « plan Juncker ». La France a proposé des investissements pour un montant de 145 milliards d’euros, l’Allemagne pour 89 milliards, l’Italie 82 milliards, etc. Le montant du « plan Juncker » est évalué à 315 milliards, dont 21 milliards de fonds européens qui devraient permettre de lever un financement privé, par un effet de levier.
Ce plan permettra-t-il de relancer la croissance dans l’Union européenne alors que les politiques de rigueur budgétaire seraient à l’origine de la stagnation actuelle ? Un débat a eu lieu à la DILA (Direction de l’information légale et administrative), avec « Toute l’Europe.eu » le 4 décembre, sous le titre « Croissance économique et orthodoxie budgétaire ? Meilleures ennemies pour une sortie de crise européenne ».

Le TGV V150, après son record, sur une barge de la Seine, mai 2007
By Stephen Lea , via Wikipedia Commons

Valérie Herzberg est membre du cabinet de Jyrki Katainen, vice-président de la Commission européenne en charge de l’emploi, la croissance, l’investissement et la compétitivité. Elle a participé activement à la préparation du plan Junker. Elle expose avec conviction son idée d’une nouvelle approche qui permettait à des fonds européens de développer non plus la compétition, mais bien un programme structurel, ce qui restaurerait la confiance en Europe.
Il y a une importante épargne disponible en Europe, affirme l’économiste, mais elle ne s’investit pas. La Banque européenne d’investissements (BEI) a du mal à financer des projets. Les barrières qui entravent l’investissement, aux niveaux national et européen, devront céder devant la création d’un fonds de capital européen capable d’assumer les risques élevés et donc de lever les incertitudes du marché. Ce fond sera doté de 21 milliards d’euros qui seront un levier pour lever de l’argent sur les marchés.
D’autre part, un groupe de travail de la BEI cherche à identifier dans chaque pays des projets potentiels à financer, sans quota ni par pays ni par secteur, pour soutenir la compétitivité en Europe en général. Enfin, on va examiner les législations des différents pays, pour mettre en évidence les barrières qu’elles pourraient représenter, en portant une attention particulières aux règles environnementales.
La Commission attend le soutien du Conseil européen, pour que ce fond d’investissement devienne rapidement opérationnel.
L’ancien eurodéputé Liêm Hoang-Ngoc (socialiste) est loin de partager cet optimisme. Il a participé au rapport d’enquête sur l’action de la « troïka » pendant la crise financière, adopté en mars par le Parlement européen, et il ne semble pas avoir sur les résultats de cette intervention de la « troïka » une vision aussi satisfaite que son contradicteur libéral, l’économiste Jean-Paul Betbèze.
Mais ce n’était pas l’objet du débat. A propos du « plan Juncker », Liêm Hoang-Ngoc ne croit pas que l’effort de la nouvelle Commission favorisera la relance. Il donne plusieurs raisons à son scepticisme : d’abord l’Europe n’est pas fédérale, c’est une Europe des Etats où tout se passe au Conseil ; la Commission et le Parlement sont tributaires des décisions des chefs d’Etat et de gouvernement. Ensuite il n’y a pas de budget communautaire digne de ce nom (quelque 100 milliards d’euros déjà préemptés). Il est donc très difficile de mener une politique anticyclique. Avec le nouveau fond européen on crée en fait une seconde banque, mais qu’est-ce que cela apportera par rapport à la BEI ?

Les effets de la dévaluation interne

La vraie question est celle de la stratégie économique européenne ; Quelle est-elle ? La stratégie d’Angela Merkel est partagée par beaucoup de gouvernements, y compris par le gouvernement français. Elle consiste à pratiquer une dévaluation interne – puisque la dévaluation externe n’est plus possible depuis la monnaie unique. On appelle ça « politique de l’offre ». On règle les problèmes de compétitivité en baissant les coûts salariaux et les investissements publics…
Ces politiques tardent à produire des effets. Des économistes, à l’OCDE elle-même, commencent à se demander si elles ne sont pas à l’origine de la déflation qui menace en Europe. La Banque centrale européenne réagit, fait son travail, elle est même disposée à racheter éventuellement de la dette publique. Cela permet aujourd’hui aux Etats de s’endetter à des taux raisonnables ; mais ça ne suffit pas à faire de la croissance. Dans l’économie réelle s’installe une insuffisance de la demande.
Seules des politiques budgétaires pourraient avoir un effet sur la demande, poursuit Liêm Hoang-Ngoc, mais les Etats européens se sont privés de cet instrument en s’enfermant dans des procédures de stabilisation automatique. Les textes verrouillent les politiques nationales, interdisant la relance de l’investissement public.
L’Europe s’enlise dans la spirale de la dépression sans avoir réduit ses déficits. Liêm Hoang-Ngoc dresse un constat sans appel : ces politiques ne fonctionnent pas, elles ne relancent pas la croissance. On fait de petits arrangements pour ne pas dépasser 3% et la Commission va continuer à appliquer des politiques qui n’ont aucune chance de réussir.

Un fédéralisme salvateur ?

Le contradicteur de cet « Européen affligé » comme se présente Liêm Hoang-Ngoc, est d’humeur optimiste. Jean-Paul Betbèze est orthodoxe de nature et fédéraliste de raison. Il pense que l’Europe sortira de cette crise de surendettement en devenant plus fédérale, pour « s’en sortir ensemble ». L’Europe a été solidaire de la Grèce, des transferts ont eu lieu qui n’étaient pas prévus dans les traités, l’union monétaire s’est faite et l’union bancaire est en route. La surveillance mutuelle des budgets est, pour lui, le signe d’une solidarité fédérale. « Les problèmes d’argent sont secondaires, affirme ce spécialiste des banques (ancien chef économiste du Crédit lyonnais et du Crédit agricole), le projet porte sur la mobilisation des idées. »
Nous sommes dans un processus de sortie de crise, grâce au développement du fédéralisme, affirme–t-il encore. Valérie Herzberg, représentante de la Commission, va un peu dans le même sens. Elle explique que pour mettre en œuvre le plan Junker, on n’a pas besoin de l’argent des Etats membres. Le plan peut fonctionner indépendamment de leurs éventuels apports. Ce dont on a besoin, c’est de projets susceptibles d’attirer des financements privés. « Est-ce l’amorce d’une politique industrielle européenne ? » demande Guillaume Duval, journaliste à Alternatives économiques, qui préside le débat.

Projets différenciés et choix politiques

Et voilà l’éternelle dispute, pas seulement autour des concepts keynésiens, encore qu’ils ne manquent pas de ressurgir, notamment à propos de l’effet multiplicateur des dépenses publiques, qui joue à la hausse comme à la baisse.
Les deux positions ne sont pas conciliables. Les partisans des politiques de l’offre proposent des outils généraux, la monnaie, la réduction de l’incertitude liée au risque par la prise en charge par l’Etat (le plan européen) des risques trop élevés pour les banques moyennes, comme dit Jean-Paul Betbèze, sans parler de tous ces automatismes appelés règles qui épargnent aux dirigeants les décisions politiques (et qui en fait obligent à les prendre honteusement, les fameux 3% par exemple). A l’opposé, les partisans du soutien à la demande exigent du pouvoir des politiques conscientes et explicites, budgétaires, fiscales, industrielles, qui prennent en compte la justice sociale et le long terme, mais font en partie l’impasse sur l’état calamiteux des finances publiques dans de nombreux pays européens.
Il y a des secteurs, explique Liêm Hoang-Ngoc, qui sont essentiels pour la croissance et le développement économique, mais que l’entreprise privée ne prend pas efficacement en charge. Les réseaux de transports, par exemple, ou la santé. L’investissement initial y est beaucoup trop élevé pour que les coûts puissent être calculés à la marge, et la concurrence n’y est donc pas possible. Ces secteurs dont le rendement est à très long terme constituent à ses yeux des monopoles naturels.
Que seront les projets dont le « plan Junker » pourrait lancer le financement ? C’est le vrai débat. Parce que, dans le réel, les secteurs ne sont pas indifférents, qu’il s’agisse de la création d’emploi (et le rapport avec la croissance n’est pas la même que pendant les Trente glorieuses), ou de l’effet sur l’environnement. L’ « ordofédéralisme », synthèse entre l’ordolibéralisme à l’allemande et le fédéralisme européen, ne peut répondre à ces questions.