Le ton n’est plus à la prudence et à la retenue qu’avait adoptées Nicolas Sarkozy, fin janvier, dans sa conférence de presse. Le président de République avait paru en retrait par rapport aux mouvements populaires qui avaient alors chassé Ben Ali en Tunisie et exigé le départ de Moubarak en Egypte. Il s’était réfugié derrière un principe de non-ingérence d’autant plus nécessaire, avait-il dit, que les pays en question sont, comme la Tunisie, d’anciennes possessions françaises. L’arrivée d’Alain Juppé au Quai d’Orsay, à la place de Michèle Alliot-Marie qui s’était disqualifiée par ses vacances de Noël en Tunisie et ses déclarations intempestives, a coïncidé avec l’extension à la Libye du mouvement de protestation. La révolte contre le colonel Kadhafi a provoqué un changement radical de l’attitude de Nicolas Sarkozy, qui se reflète dans le discours du ministre des affaires étrangères.
« « Trop longtemps nous avons pensé que les régimes autoritaires étaient les seuls remparts contre l’extrémisme dans le monde arabe, a déclaré Alain Juppé. Trop longtemps, nous avons brandi le prétexte de la menace islamiste pour justifier une certaine complaisance à l’égard de gouvernements qui bafouaient la liberté et freinaient le développement de leur pays ».
Faisant allusion à l’intervention en Libye, il a ajouté : « Désormais, tous les gouvernements savent qu’ils doivent laisser leurs citoyens faire entendre leur voix. Tous savent qu’on ne réprime plus impunément les aspirations légitimes d’un peuple ». Le ministre a placé les bombardements des forces du colonel Kadhafi sous la « responsabilité de protéger » les populations civiles, précisant que la politique de la France ne visait pas des changements de régime. « Ce qui ne nous empêche pas de demander le départ de Kadhafi parce que nous considérons que son maintien au pouvoir n’est pas compatible avec la protection des citoyens libyens ». « Je veux être clair, a-t-il dit : comme nous le faisons en Libye, nous continuerons à faire preuve de la plus grande fermeté vis-à-vis de toute violation avérée [des droits de l’homme] et, en fonction de la gravité de la situation, nous utiliserons tous les moyens à notre disposition pour y mettre un terme. »
Pas de changement de régime mais encouragement des réformes. Alain Juppé a fait comme s’il prenait pour argent comptant les promesses de changement contenues dans le discours prononcé, vendredi, par le président algérien Bouteflika : "Tout ceci va dans la bonne direction ", a-t-il déclaré. En revanche, concernant la Syrie, il a regretté que le président Bachir El Assad n’aille pas assez loin dans les concessions au mouvement populaire : « Au Yémen ou en Syrie d’autres tergiversent. La situation est extrêmement préoccupante. Ces pays doivent savoir qu’il n’y a pas d’autre voie qu’un dialogue ouvert susceptible d’apporter une réponse claire aux aspirations des citoyens, qui doivent pouvoir s’exprimer en toute liberté. »
Dialogue avec les islamistes
La voie est donc étroite entre le refus de cette forme de réalisme qui a conduit pendant des décennies à coopérer avec des « interlocuteurs infréquentables », selon l’expression du spécialiste du Proche-Orient François Burgat, le recours à la force pour « protéger » les populations civiles dans certains cas et l’appel à des autocrates impénitents pour mettre en œuvre des réformes démocratiques auxquelles ils sont foncièrement allergiques.
Tenant compte de la situation nouvelle créée en Egypte et en Tunisie par l’apparition officielle sur la scène politique des islamistes, Alain Juppé a proposé un dialogue avec ces forces à condition, a-t-il précisé, que celles-ci « respectent les règles du jeu démocratique et bien sûr le principe fondamental de refus de la violence ». Il a par ailleurs donné consigne aux ambassadeurs de rechercher le contact avec les représentants de tous les courants de pensée dans les pays où ils représentent la France.
« Nous allons surprendre », a répondu Mohamed Ben Salem, membre du parti islamiste tunisien Ennahda. « Surprenez-nous, je demande que cela, a rétorqué Alain Juppé. Nous allons nous aussi vous surprendre. Parce que nous ne sommes pas du tout dans une disposition d’esprit qui consiste à stigmatiser le monde musulman ou la religion musulmane mais bien au contraire de dialoguer avec elle. Je vais vous faire une proposition : parlons ensemble de ce qu’est la laïcité ».
« Nous sommes pour la démocratie, les libertés publiques et privées, a assuré Mohamed Ben Salem. Nous avons exigé une parité entre hommes et femmes » sur les listes pour les prochaines élections. » Le représentant des Frères musulmans égyptiens, Mohamed Affan a parlé dans le même sens, donnant à ce colloque sur « le printemps arabe » un caractère consensuel qui, espérons-le, résistera aux prochains défis.