« Néo-ottoman », ce qualificatif suggère une orientation non-occidentale, voire anti-occidentale, de la Turquie qui donnerait la priorité à un engagement au Moyen-Orient, sur la seule base d’une identité religieuse partagée. Pour ceux qui préfèrent se méfier de la politique étrangère de l’AKP, plutôt que de l’analyser, cela reviendrait à une islamisation de la politique étrangère turque et l’inévitable « perte » de la Turquie pour l’Ouest.
Or l’establishment militaire comme le gouvernement ont clairement choisi de rester dans l’Alliance atlantique et de poursuivre une politique reflétant les orientations atlantistes d’Ankara. La Turquie essaiera aussi de poursuivre ses propres intérêts dans la région qui l’entoure et souhaitera donc de bénéficier d’une degré d’autonomie dans ses choix. Ces intérêts doivent être considérés dans le contexte des intérêts généraux du pays et conformes à ses objectifs. Une étude attentive montre que ces objectifs sont complémentaires, sinon identiques, à ceux de ses alliés, en particulier les Etats-Unis.
La Turquie a un intérêt à être entourée de voisins stables. Au-delà de la raison évidente de ne pas avoir à faire face à des conflits violents à ses frontières, ce désir de stabilité reflète la primauté des intérêts économiques dans la définition de la politique extérieure turque. La Turquie voit ses voisins comme des partenaires commerciaux potentiels et tout approfondissement de l’interdépendance économique est conçue comme profitable à la fois aux hommes d’affaires turcs et à la stabilité régionale. Pour cela, la préférence dans les choix diplomatique va à l’engagement avec touts les acteurs possibles.
D’autre part, les relations de la Turquie avec l’Ouest seront dominées par ses liens avec les Etats-Unis aussi longtemps que dureront la sclérose de l’Union européenne et l’état comateux des relations entre la Turquie et l’UE. Une telle situation crée des problèmes au processus de réforme intérieure de la Turquie, car en l’absence de l’effet disciplinaire du processus d’adhésion à l’UE, la Turquie avant trop lentement sur la voie de la démocratisation.
Quel avenir pour les relations entre l’UE et la Turquie ?
Tel est le contexte dans lequel Davutoglu a été nommé et l’interrogation la plus sérieuse concerne les relations avec l’UE. La tendance du nouveau ministre des affaires étrangères de minimiser l’importance du processus d’accession, le considérant seulement comme une question de technique de négociations, conduit à se poser des questions sur l’avenir de ces relations.
Davutoglu a répondu à ces doutes et à ces critiques dans un grand discours adressé le 9 mai, le jour de l’Europe, aux ambassadeurs de l’UE. Il y a présenté le tableau le plus exhaustif à ce jour des relations Turquie-UE. Il a expliqué que les relations entre la Turquie et l’Europe remontaient au XIè siècle et que les relations avec l’UE étaient seulement le dernier épisode d’un engagement de long terme. De la même manière que l’empire ottoman réagit rapidement aux changements en Europe (y compris le Traité de Westphalie, le Congrès de Vienne, la Première Guerre mondiale) et s’était engagé dans des réformes politiques et sociales, la République turque répond aux changements colossaux de l’après-guerre froide. Ainsi, les relations Turquie-UE ne sont pas conjoncturelles et le but de l’intégration demeure au centre de la politique étrangère turque. Selon le ministre, la vision de l’Europe et la vision de la Turquie sont complémentaires et la synergie qui résultera de ces relations placera l’Europe dans une position influente dans les affaires du monde.
Dans une récente conversation avec des éditeurs et des journalistes, Davutoglu a réitéré ces vues et donné une indication sur la manière dont la Turquie se préparée à avancer sur la voie de l’Europe. Une telle détermination nécessite de raviver l’euro-enthousiasme auprès du gouvernement d’Ankara, un changement dans la nature du discours sur l’UE, et un engagement politique à l’intérieur sur le respect des droits de l’homme élémentaires, la liberté d’expression et la liberté de la presse. De plus, le gouvernement devra renouveler son engagement en faveur des réformes économiques, même s’il s’agit de secouer le clientélisme.
Chypre : une bombe à retardement
Actuellement, la bombe a retardement la plus importante dans les relations UE-Turquie est la question de Chypre. Bien que les négociations entre les présidents chypriotes grec et turc se poursuivent, peu d’analystes croient qu’un accord final pourra être trouvé d’ici novembre quand la Commission européenne publiera son rapport sur l’application de l’union douanière à Chypre par la Turquie. La Turquie ne veut pas aller plus loin dans son engagement à ouvrir ses ports et ses aéroports aux appareils chypriotes grecs parce que l’UE n’a pas respecté ses promesses concernant l’assouplissement de l’embargo contre les Chypriotes turcs.
Le ministre est en faveur d’une conférence réunissant toutes les parties. Si tout le monde n’est pas mobilisé en faveur d’une solution globale, tel le plan Annan que les Chypriotes turcs ont accepté et que les Chypriotes grecs ont rejeté, il sera impossible de sortir de l’impasse.
L’atmosphère est telle en Turquie qu’aucun gouvernement, quel que soit son engagement en faveur de l’entrée dans l’UE, ne bougera sur Chypre à moins qu’il n’obtienne quelque chose en contrepartie. Etant donné l’importance économique grandissante de la côte méditerranéenne pour les intérêts à long terme de la Turquie, une solution juste et équilibrée de la question chypriote est un impératif, et la non-résolution peut mettre en péril la stabilité de la Méditerranée orientale.
Il reste à savoir si l’engagement de Davutoglu de relancer le processus de d’accession à l’UE obtiendra le soutien total du gouvernement. Plus important encore, on verra si la présidence suédoise de l’UE (à partir du 1er juillet) sera capable de mettre un terme à la détérioration permanente des relations UE-Turquie. Cela dépendra évidemment de la disposition de certains membres de l’UE à cesser de diaboliser la Turquie à tout bout de champ comme une excuse à l’incapacité de leur propre nation à s’attaquer à leurs propres problèmes.