« Ils rêvent d’une Russie sans démocrates, sans libéraux, sans juifs »

Iouri Samodourov, ancien responsable du musée Sakharov, et Andreï Erofeiev, commissaire de l’exposition, ont été condamnés lundi 12 juillet à un total de 9000 euros d’amendes pour avoir organisé en 2007 une exposition intitulée « Art interdit ». Ils montraient des œuvres refusées par d’autres musées sous prétexte de motifs antireligieux . Ils risquaient jusqu’à trois ans de camp. Le frère d’Andreï, l’écrivain Viktor Erofeiev, a accordé à cette occasion au site Spiegel On Line un entretien que nous publions ci-dessous. Il dénonce une campagne qui voudrait purifier la Russie « des démocrates, des libéraux et des juifs ». (traduction Boulevard Extérieur)

- Ce procès est un thermomètre de la liberté de l’art en Russie. J’y vois un parallèle avec le procès contre Mikhaïl Khodorkovski.

- L’oligarque est depuis six ans en prison soit disant pour fraude fiscale. Votre frère était le conservateur de l’exposition sur l’Art interdit. Où voyez-vous un parallèle ?

- L’arrestation de Khodorkovski en 2004 a été un avertissement lancé aux grands entrepreneurs russes, les soi-disant oligarques, afin qu’ils se tiennent en dehors de la politique et soutiennent toujours bravement le Kremlin et le gouvernement. Cet objectif a été atteint. Le procès contre mon frère est un signal pour tous les artistes. L’Eglise orthodoxe doit être intouchable.

- Ne pouvez-vous pas comprendre que des croyants se sentent blessés dans leur foi quand ils voient les œuvres d’Alexandre Kosolapov ? On y voit par exemple une icône, et à la place où il y a d’habitude la Vierge Marie et l’enfant Jésus, se trouve une tâche noire de caviar.

- Cet œuvre a un noyau essentiellement religieux. Elle critique le gaspillage des nouveaux Russes. Le procès contre mon frère est un symbole de l’agonie générale de la religion, de sa maladie mortelle, à tous les niveaux.

- Pourquoi parlez-vous d’un combat à mort de la religion dans le monde entier ?

- Parce que les symboles des grandes religions sont devenus creux. Les hommes ne peuvent plus comprendre que dans le Nouveau testament Jésus fasse des miracles, qu’il transforme l’eau en vin. Dans le Coran, Allah ressuscite un âne. C’est comme avec les nombreux dieux de l’antiquité grecque. Dans les représentations anciennes ils se présentent comme des hommes, se disputent entre eux et se mêlent même aux mortels. Ensuite sont venus des philosophes comme Platon, et les demi-dieux ont vécu. Aujourd’hui, les hommes sont à la recherche de nouveaux dieux.

- Le chef de l’Eglise orthodoxe, le patriarche Cyril, est un modernisateur libéral, par certains côtés. Aide-t-il votre frère ?

- Le patriarche est un centriste. Mais qu’est-ce que cela peut bien peser quand 90% des prêtres sont des fanatiques et des nationalistes, de vrais obscurantistes ? Le porte-parole du patriarcat a condamné les œuvres contestées comme étant une forme de vandalisme, mais il a en même temps appelé à la miséricorde.

- Les ultranationalistes de Narodny Sobor (le Concile populaire) et « l’Assemblée du peuple » ont porté plainte contre votre frère et donc provoqué le procès. Ces gens sont-ils vraiment dangereux ?

- L’année passée, les extrémistes de droite ont assassiné dans la rue l’avocat des droits de l’homme Sergueï Markelov et la journaliste Anastasia Barbourova. L’Assemblée du peuple ne rassemble pas seulement de vieilles petites grands-mères pieuses, qui ont injurié mon frère dans la salle d’audience et lui ont craché dessus. Il y a aussi là-dedans des jeunes gens, de vrais cogneurs, au crâne rasé et aux bottes de cow-boy.

- De quel soutien ces extrémistes de droite bénéficient-ils dans la population ?

- Plus grand qu’on ne le souhaiterait. Ils rêvent d’une Russie sans démocrates, sans libéraux et sans juifs. Ils s’appuient sur les pauvres et les illettrés, mais pas seulement. Il est triste et scandaleux qu’une partie de l’Eglise orthodoxe sympathise avec eux et soutienne leurs revendications contre mon frère. Il se crée un fascisme national.

- Pourquoi le gouvernement ne sévit-il pas contre les extrémistes de droite ?

- Le peuple russe est malheureusement devenu otage du Kremlin. Si une poussée vers une plus grande démocratisation venait de là, le nationalisme reculerait. Si la ligne Poutine s’impose, nous aurons une situation à l’iranienne.

- Vous exagérez. La Russie n’est pas un Etat autocratique.

- Mais la Russie peut en devenir un très vite. Aussi effrayant cela soit-il, notre peuple ne croit plus en la démocratie. Quand le patriarche se présente comme le père spirituel de la nation et qu’au Kremlin nous avons quelqu’un qui n’est plus vraiment contrôlé par personne, alors nous avons une situation à l’iranienne. Je reviens justement de Téhéran et je sais ce dont je parle.

- Qu’avez-vous fait en Iran ?

- J’ai présenté mon livre « Ce Bon Staline » paru en français chez Albin Michel en 2005, qui est là-bas un bestseller. Il intéresse les libéraux comme les fondamentalistes. Les premiers parce qu’ils veulent lutter contre le totalitarisme ; les seconds parce qu’ils croient qu’ils peuvent encore perfectionner leur système.

- Vous pensez que Staline avait moins de pouvoir que les théocrates de Téhéran.

- Parce que Staline était le maître de la vie et de la mort dans son Etat, mais pas de la vie après la mort.

(L’entretien a été réalisé par Matthias Schepp à Moscou)