Mes larmes coulent lorsque j’écris cet article. Boris Nemstov a été traîtreusement assassiné en plein centre de Moscou, juste devant les murs du Kremlin. C’était mon ami. Plus important, il était l’ami de la Russie, un vrai ami, un ami fidèle qui n’avait pas peur. Tel un chevalier, il protégeait la Russie de la dérive vers l’autoritarisme, l’isolationnisme. Il n’a jamais douté de la possibilité de pouvoir sauver la Russie et de faire en sorte qu’elle puisse tourner son regard vers les pays européens. Selon moi, la Russie peut être encore sauvée. En revanche, mon ami Boris, lui, ne pourra plus être sauvé, il a été lâchement tué de quatre balles dans le dos.
C’est l’atmosphère malsaine qui règne dans le pays depuis plusieurs années qui a tué Nemtsov, elle est devenue insupportable dès que la guerre en Ukraine a commencé. Cela a créé un climat rempli de haine envers ceux qui ont des opinions politiques différentes, ceux qui ne sont pas pour l’idée du « Russikiy mir » (le monde russe) sans frontière du président russe. La nouvelle variante de l’utopie du meilleur des mondes qui est attaqué par l’Occident de tous côtés. Les vagues de haine qui déferlent sur les chaînes de la télévision russe mélangées avec les mensonges éhontés déversés sans aucun scrupule. C’est dans toute cette atmosphère politique qu’a été tué mon ami.
Un tournant dans l’histoire politique de la Russie.
Il n’y a pas si longtemps, avant la chute de l’Union Soviétique, les leaders de l’opposition et des dissidents étaient envoyés devant les tribunaux et jetés en prison. Aujourd’hui, la ligne rouge de la violence physique a été franchie. Rappelons nous de l’assassinat de Kirov en 1934 à Leningrad. Ce fut le signal de la grande terreur sous Staline. Où va la Russie ? De quel côté, le Kremlin va-t-il basculer ? Vers la repentance, la prise de conscience de ses erreurs et conclusion de la paix avec l’Ukraine, l’Europe et l’Occident ? Ce n’est pas la voie choisie. La Russie officielle a insisté sur le fait qu’elle n’est en rien coupable dans la mort de Nemtsov, qu’elle n’en retire aucun bénéfice. Selon les mots de Dmitri Peskov, le porte-parole de Poutine, Nemtsov était un philistin et le pouvoir n’avait rien à partager avec lui.
L’assassin va être tué ou peut-être l’est il déjà, mais il est peu probable que les noms des commanditaires soient révélés. Ceux qui sont derrière le tireur n’ont pas seulement commis un meurtre politique, ils ont monté un grand spectacle pour dissuader tous les dissidents. Par cette audace et par l’impunité présumée, ce spectacle ressemble aux jeux caucasiens de l’hyper souveraineté et de la morale ultraconservatrice qui sont joués actuellement en Tchétchénie. On ne doit pas exclure que les commanditaires se trouvent parmi les ultranationalistes russes.
La carrière de Boris a connu une ascension fulgurante dans les années de la perestroïka. Il fut une des jeunes icônes politiques au début du règne de Eltsine. Il avait un grand sens de l’humour et un véritable don de narrateur. Nemtsov m’avait raconté que « grand-père » Eltsine avait décidé au milieu des années 1990 de faire de lui son successeur. Puis Il changea d’avis et s’éloigna de la voie européenne. Au tout début de l’ère Poutine, Nemtsov avait encore la possibilité de rencontrer le président. Malheureusement son influence faiblissait de jour en jour. Rempli de la philosophie d’Ivan Ilyin, le philosophe nationaliste russe, que Berdiaev n’aimait pas à cause de ses accointances avec le fascisme, Poutine avait refusé la demande de Nemtsov de ne pas rétablir l’hymne soviétique à peine modifié. Lors de cette réunion, Nemtsov avait apporté un grand nombre de signatures d’intellectuels russes qui protestaient contre le tournant autoritaire que prenait le pays. Nemtsov m’avait dit que Poutine avait répondu ceci : « Tel peuple, telle musique ». Dans ces mots on entendait les intonations de Staline.
Il y a quelques années Nemtsov et moi étions près du Lac de Côme. On y parlait de patriotisme. Nous parlions du fait qu’en Russie l’amour du pays est devenu équivalent à l’amour envers l’Etat. Nemtsov voulait que non seulement nous puissions aimer la patrie, mais aussi que la patrie puisse nous aimer, puisse aider les gens à vivre décemment, dans la tradition européenne. Le soleil brillait sur le lac de Côme, Boris avait plongé et s’était éloigné à la nage. Je l’attendais, mais il ne revenait pas. Des pensées horribles se bousculaient dans ma tête. Enfin, il est apparu – comme ressuscité des morts. Il avait montré qu’il était un excellent nageur en allant jusque de l’autre côté du lac... Cette fois, c’est bien pire. Lui l’homme qui aimait la vie, qui adorait les belles femmes, qui était gourmand et qui était simplement un homme bon, il ne reviendra plus chez nous. Mais son ambition d’une Russie attrayante, d’une culture grandiose triomphera un jour.
Il y a peu, il m’avait demandé « Penses-tu qu’on va m’emprisonner ? ». Je lui avais répondu que le mauvais sort ne l’avait pas encore en ligne de mire. J’avais tort, il est passé devant tous les autres pour entrer au panthéon des victimes politiques, avec Galina Starovoïtova et Anna Politkovskaïa. Sur l’internet russe des ramassis d’ordures antilibérales ont été écrits par rapport à sa mort. La propagande a bien fait son travail, dans l’esprit de notre peuple il y a plein de saleté. Mais ce n’est pas toute la vérité : je viens de recevoir l’appel d’un parent éloigné, ennemi orthodoxe du libéralisme, qui me disait que l’assassinat de Nemtsov était un coup de poignard dans notre dos à nous tous, indépendamment de nos opinions. Si cette idée triomphe, Nemtsov, le politicien du dialogue et du compromis, n’est pas mort en vain. Non ce n’est pas vrai, il est mort pour rien. Les larmes m’étouffent.