Comment Poutine change le monde

Dans ce livre, Comment Poutine change le monde Editions François Bourin, 140 p., 20 €), Jean-François Bouthors s’interroge sur l’adhésion que le président russe provoque en Russie et sur la fascination que cet ancien officier du KGB exerce sur grand nombre d’Occidentaux.

Poutine n’a pas surgi d’un coup de baguette magique dans le ciel serein de l’après-soviétisme. Il est né d’un contexte qui n’était pas conforme à la naïve représentation des Occidentaux euphoriques après la chute de l’URSS. Ils étaient éblouis par leur propre modèle et s’imaginaient que les pays libérés de la contrainte soviétique n’auraient de cesse de les rejoindre. En Russie un messianisme anti-occidental rampant risquait cependant de se répandre au moment même où un autre messianisme se dressait à travers l’islam. Le cynisme de Poutine s’en est emparé pour manœuvrer un conflit à trois joueurs.

Les jalons de son parcours personnel sont avant tout les « organes », comme on disait alors, mais il faut sans doute y faire figurer aussi la ville de Dresde. C’est à Leningrad, où il est né et a étudié, que Vladimir Poutine est entré au KGB. Il a été affecté à Dresde en 1985, et les relations qu’il y a nouées, notamment au sein de la Stasi, n’ont pas été sans conséquences. L’une d’elle, Matthias Warnig est entré à la Dresdner Bank en 1989 pour espionner l’établissement financier avant d’en devenir un cadre supérieur. La banque a ouvert en 1991 une succursale à Saint-Pétersbourg où Poutine était conseiller pour les affaires internationales du maire Anatoli Sobtchak, dont il avait été l’élève à l’université. Warnig est devenu le directeur général de la branche russe de la Dresdner, puis le directeur exécutif du Consortium Nord Stream, constructeur du gazoduc, dirigé par Gerhard Schröder, en collaboration avec Gazprom.
C’est à Dresde aussi que vivait, du temps où Poutine y exerçait ses fonctions, un grand physicien du IIIème Reich que l’Armée rouge avait récupéré avec tout son laboratoire pour travailler à l’arme atomique. Deux fois Prix Staline, le baron Manfred von Ardenne avait eu l’autorisation exceptionnelle de rentrer en Allemagne et d’y faire fonctionner son laboratoire sur le mode d’une entreprise privée. Il faisait part aux dirigeants de la RDA de son inquiétude devant la situation économique du pays. Et en 1988 le chef du KGB, le général Krioutchkov en personne vint le consulter sur la succession du n°1 du parti en RDA…

« La dictature de la loi »

Lorsque ce système soviétique s’est effondré, deux voies se sont ouvertes à ceux qui l’avaient soutenu, analyse l’auteur : les affaires et le pouvoir économique d’une part, la « sécurité » et le pouvoir politique d’autre part, en sachant, pour certains, que les premiers auraient forcément besoin des seconds. « Tout était en place pour que s’instaure la dictature de la loi … du plus fort. » La démonstration en fut faite dès l’arrivée de Poutine au pouvoir. Bouthors rappelle qu’en août 2000 les marins survivants dans le sous-marin Koursk qui avait coulé par 108 mètres de fond ne furent pas secourus, que l’année suivante les otages du théâtre de la Doubrovka périrent en grand nombre gazés par les services, que les enfants de l’école n°1 de Beslan pris en otages par des Tchéchènes en 2004 n’eurent pas droit à plus d’égards.
Dans sa biographie autorisée, Poutine se présente lui-même comme un (ancien) voyou qui se fait respecter avec ses poings ; il aime montrer de lui des images viriles, de judoka, ou torse nu à cheval, ou dans de grandes bottes à la pêche, l’homme fort dont avait besoin l’Etat déliquescent après la chute de l’Union soviétique. Les « organes » semblaient « avoir perdu la main, mais la dégradation de la situation la leur rend ». Eltsine avait besoin d’un successeur qui garantisse la « tranquillité » de la Famille (au sens le plus mafieux du terme), Poutine était son homme. Il commença tout de suite par « pulvériser le procureur » qui risquait de se mêler de ce qui ne le regardait pas. Justice aux ordres, pouvoir qui ne se connait aucune limite, presse assassinée.

Le consentement

Mais pourquoi la Russie a-t-elle consenti ? Bouthors examine plusieurs raisons possibles de cet étrange acquiescement. Pour beaucoup sans doute le mirage était plus fort que la réalité, l’image cachait le paysage, et ils continuaient à croire ce qu’on voulait leur faire croire malgré le démenti apporté par tout ce qu’ils voyaient. L’auteur cite La fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch. On se souvient aussi que Evguénia Guinzbourg au fond de son camp persistait à croire non seulement que Staline n’avait pas été informé mais que le communisme valait qu’on se battît pour lui.
L’héritage même du Goulag, dans la mentalité collective, apparaît comme une école de violence et de servitude, un régime de soumission. Et il n’y a pas eu en Russie au niveau de l’Etat de « lustration » ni de « décommunisation », ceux qui dans la société civile portent la mémoire des crimes – Memorial, Se souvenir du Goulag – ne sont pas bien vus du pouvoir. Alors qu’une grande partie de la population était privée de sa « culture », dont les lois semblaient évanouies, le bling bling dessinait pour d’autres la nouvelle frontière, et la société pouvait se sentir humiliée – moins par « l’Occident » que par l’ostentation des « nouveaux Russes ». Bouthors évoque « la vie dans une zone grise ». C’est là que la maîtrise des moyens de communication prend toute son importance ; Poutine a fait la démonstration que tout est possible en matière de « communication » et de désinformation.

La plasticité du discours poutinien

« La transformation chimique du communisme en nationalisme » avait déjà été réalisée en Yougoslavie, mais Poutine l’a portée à un degré supérieur. En lançant la seconde guerre de Tchétchénie dix jours après sa nomination, il a fait admettre l’usage d’une violence presque sans limite. « Ce que craignait la journaliste Anna Politkovskaïa s’accomplit : le conflit contamine les esprits, il contribue à faire admettre par la société un usage délibéré d’une violence presque sans limites, dans le déni du droit. Il réinstalle le régime de la peur et les discours de haine. » Anna Politkovskaïa a été assassinée le 7 octobre 2006, le jour de l’anniversaire de Poutine.
La Tchétchénie a été « pacifiée », la Géorgie a été envahie par les troupes russes le 8 août 2008, le jour de l’ouverture des Jeux olympiques à Pékin, selon un plan de Poutine ; il en avait un aussi pour la guerre en Ukraine et pour l’annexion de la Crimée, comme il l’a reconnu par la suite. La manipulation de l’information a atteint des sommets à l’occasion du conflit avec l’Ukraine, note Bouthors. Non seulement Poutine a reconnu avoir menti, mais « il en est fier – c’était pour le bien de la Russie – mais il est sûr que l’opinion publique russe lui en est reconnaissante ; et elle l’est ! »
Pour justifier tout cela, il faut sinon une idéologie du moins un « récit » (a narrative, comme on dit aujourd’hui), qui fasse tenir ensemble la nation. Poutine l’a trouvé dans la spécificité russe, et chez les anciens slavophiles ; l’un de ses auteurs favoris, Alexandre Douguine, répète qu’une confrontation avec l’Occident est inévitable. « L’Eglise orthodoxe est là une alliée essentielle, pour combattre les influences délétères de l’Occident » et voilà que l’engagement de Poutine en Syrie est qualifié de « guerre sainte » par le patriarcat de Moscou, qui avait « soutenu son action en Crimée et en Ukraine, comme il l’avait fait en Tchétchénie ».
A Damas comme à Moscou, les dirigeants « sortent sinon du même moule, mais de matrices similaires : celles des services spéciaux qui ne sont plus simplement les bras armés du pouvoir, mais le pouvoir lui-même. »

La fragilité de l’Europe fait sa force

En face d’un Poutine pour qui seule la force est douée de sens, l’Europe pourrait être tentée de renoncer à ses valeurs et à la démocratie, écrit Bouthors, soit en faisant comme s’il était un interlocuteur « normal », soit en répondant sur le même mode de la loi du plus fort, soit en se persuadant que la performativité et l’efficacité modernes rendent la démocratie caduque et qu’il faut lui sacrifier la liberté, la solidarité et l’individualité.
Mais la peur ne doit pas avoir le dernier mot. Bouthors évoque Jan Patocka, premier porte-parole de la Charte des 77 contre la normalisation de la Tchécoslovaquie qui avait écrit : « la solidarité des ébranlés peut se permettre de dire « non » aux mesures de mobilisation qui éternisent l’état de guerre… » « C’est parce qu’il n’a pas eu peur que Jan Patocka a été littéralement mis à mort par le pouvoir », écrivit Paul Ricœur dans Le monde. Les Polonais révoltés ont, eux, entendu Jean-Paul II : « N’ayez pas peur ! » avait-il dit dans sa première homélie de pape.
Face à Poutine comme à face à Daech, l’Europe doit persévérer dans l’affirmation de ce qui la constitue : « la recherche permanente des modalités pour assurer la justice, la liberté et la paix ».
« Nous sommes comme Ulysse à l’entrée du détroit de Messine où séjournent les sirènes dont le chant entraîne les navigateurs dans les abîmes. Pour vaincre la tentation, il faut en montrer l’inanité ». Comme lui, enchaînons-nous au mat du navire, c’est-à-dire au principe qui le fait avancer, « C’est aux racines nourricières de la démocratie – la pensée libérale du 18ème siècle, l’humanisme européen de la Renaissance, la pensée d’Averroès et de Maïmonide, la philosophie et la tragédie grecque, et enfin la tradition biblique – qui ont nourri l’Europe et l’Occident qu’il faut nous enchaîner », conclut Bouthors.