L’improbable coalition contre l’Etat Islamique

François Hollande devait poursuivre son marathon diplomatique, le jeudi 26 novembre, par une rencontre avec Vladimir Poutine à Moscou. Auparavant, il s’était rendu à Washington auprès de Barack Obama et avait eu des entretiens avec le Premier ministre britannique David Cameron, la chancelière allemande Angela Merkel et le président du Conseil européen, Donald Tusk. Sa semaine diplomatique devait s’achever avec une rencontre avec le président du Conseil italien, Matteo Renzi, puis avec le président chinois Xi Jinping, avant l’ouverture de la COP21 où sont attendus plus de 150 chefs d’Etat et de gouvernement.
Cette fièvre diplomatique avait pour but de former une « large et unique coalition » contre Daech à la suite des attentats du 13 novembre à Paris. Mais la tâche s’annonce difficile.

François Hollande et Barack Obama
Présidence de la République

L’objectif de François Hollande tel qu’il l’avait présenté devant le Congrès réuni à Versailles, le lundi 16 novembre, était de former une « large et unique » coalition contre l’Etat islamique, en y associant la Russie. Jusqu’alors cette hypothèse avait été écartée, aussi bien par la France que par les Etats-Unis, à cause du soutien de Moscou à Bachar el-Assad. Mais les attentats de Paris ont mis fin au « ni-ni », ni Assad, ni Daech, qui était la ligne de conduite de la diplomatie française. Dorénavant, l’ennemi c’est Daech.

Une condition contraignante

Le président de la République a commencé son périple diplomatique par Washington pour s’assurer du soutien de Barack Obama. Il ne l’a eu qu’à moitié. Certes le président américain a manifesté avec émotion sa solidarité avec la France meurtrie ; il a promis une intensification de la coopération entre les armées des deux pays dans les frappes qui visent les positions de l’Etat islamique en Syrie et en Irak ; il poursuivra ces bombardements mais la Maison blanche a souligné d’autre part que les Etats-Unis avaient mené depuis plus d’un an les deux tiers des frappes en Irak et 95% des frappes en Syrie. En même temps, Barack Obama a clairement posé la condition d’une coopération avec la Russie allant au-delà de la coordination entre les aviations des deux pays pour éviter les incidents liés à l’encombrement du ciel au-dessus du Proche-Orient. « Nous sommes d’accord que la Russie pourrait jouer un rôle plus constructif si elle dirigeait ses frappes afin de détruire Daech », a déclaré le président américain. Washington continue d’affirmer que l’essentiel des bombardements russes en Syrie vise les opposants à Bachar el-Assad plutôt que l’Etat islamique.
La marge de manœuvre de la diplomatie française est donc étroite. Celle-ci avait cru au contraire déceler un changement dans la position de la Russie après la catastrophe de l’Airbus de la compagnie russe Metrojet, victime d’un attentat revendiqué par Daech dans le Sinaï. Vladimir Poutine avait mis près de deux semaines avant de reconnaître qu’il s’agissait bien d’un attentat. Mais si la rhétorique contre l’Etat islamique a changé, le soutien de Moscou au dictateur de Damas n’en reste pas moins aussi ferme. Avant de rencontrer François Hollande à Moscou, le président russe s’est rendu à Téhéran – c’était la première fois depuis huit ans – pour resserrer les liens avec l’Iran de l’ayatollah Khamenei. Les gardiens de la révolution et le Hezbollah se battent en Syrie pour soutenir l’armée syrienne officielle. Sans eux, il est fort probable que le pouvoir de Bachar el-Assad se serait réduit comme peau de chagrin.

Assad, un problème, pas une solution

Le sort du président syrien reste donc le principal obstacle à la constitution d’une vaste coalition internationale. Même si l’ambassadeur de Russie en France, Alexandre Orlov, a déclaré que la Russie était prête à envisager « un état-major général commun », y compris avec les Etats-Unis et la Turquie afin de planifier en commun les bombardements aériens contre les positions de Daech. Ce qui ne veut pas dire que la Russie ne continuerait pas, par ailleurs, ses frappes contre les opposants à Assad, soutenus par les Occidentaux.
Les Russes et les Iraniens soutiennent Bachar el-Assad pour des raisons différentes mais concordantes. Les premiers parce qu’ils craignent un effondrement total de l’Etat syrien et un chaos comparable à la situation en Libye qui menacerait leur base de Tartous et mettrait en cause leur position stratégique en Méditerranée orientale. Les seconds parce que Assad leur parait le garant d’un pouvoir proche des chiites qui soutient l’existence du Hezbollah et sa présence au Liban. Au contraire François Hollande et Barack Obama ont répété qu’Assad « ne pouvait faire partie de la solution ».
Ce n’est pas le seul obstacle. La difficulté fondamentale provient du fait que les protagonistes de cette éventuelle coalition « large et unique » ont des objectifs et des intérêts contradictoires. La meilleure illustration vient d’en être donnée par la chasse turque abattant un chasseur-bombardier russe qui a survolé pendant quelques secondes son espace aérien. Imagine-t-on des membres d’une même coalition qui se tirent les uns sur les autres ? Il ne s’agit pas seulement de la violation de l’espace aérien. Les Russes bombardent la minorité turkmène en Syrie, à la frontière avec la Turquie, qui, elle, se présente comme la protectrice des turcophones.

Des troupes au sol mais locales

A Washington, mardi, les deux présidents américain et français ont réitéré leur refus d’envoyer des troupes au sol se battre contre Daech. Cette mission revient aux forces locales : Armée syrienne libre, groupes islamiques considérés comme suffisamment « modérés » pour recevoir l’aide militaire occidentale, directement ou par monarchies du Golfe interposées – ceux-là même qui sont des cibles pour la chasse russe. Il y a aussi l’armée irakienne qui a du mal à se reconstituer après la débandade consécutive à l’avancée de Daech et qui peine à se défaire de ses racines chiites. Et puis il y a aussi et surtout les Kurdes qui ont enregistré des succès notables à Kobané, puis à Sinjar et qui ne sont qu’à quelques dizaines de kilomètres de Rakka, la « capitale » de l’Etat islamique en Syrie.

« Bons » et « mauvais » Kurdes

Les Kurdes sont certainement des alliés précieux de la coalition en général. Mais pas de tous ses membres. Les Turcs les considèrent avec suspicion car ils les soupçonnent d’avoir pour objectif final de construire un Etat kurde à cheval sur les frontières de plusieurs pays, dont la Turquie. D’ailleurs, profitant de la guerre civile en Syrie, le président Recep Tayyip Erdogan a repris la guerre contre le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, accusé de terrorisme et de séparatisme, alors que des négociations étaient en cours. Ankara est soupçonnée, non sans raison, de lutter plus contre les Kurdes que contre Daech.
Les Kurdes d’Irak qui, depuis la chute de Saddam Hussein, administrent une région autonome, en profitent pour s’éloigner un peu plus du pouvoir central de Bagdad. Les Occidentaux soutiennent et forment leurs combattants, les peshmergas, qui se battent courageusement contre Daech. Avant la guerre, les Kurdes irakiens gardaient leurs distances avec le PKK pour ne pas se brouiller avec la Turquie.
Quant aux Kurdes de Syrie, contrôlés par le Parti de l’union démocratique, PYD, une émanation du PKK, ils ont d’abord profité d’une autonomie accordée par le régime syrien pour les dissuader de rejoindre l’opposition. Puis ils se sont retournés contre Damas. Leur bras armé, les Unités de protection du peuple, ont enregistré des succès contre Daech. Faut-il les armer, alors qu’ils ont des liens avec le PKK, formation placée sur la liste des organisations terroristes par les Etats-Unis et l’Union européenne, au risque de braquer la Turquie, membre de l’OTAN et de la coalition anti-Daech ? En fait les Etats-Unis leur fournissent indirectement un soutien logistique et matériel. L’autre obstacle à un engagement plus poussé est la crainte d’une réaction des Arabes sous contrôle de Daech s’ils sont libérés par des Kurdes.

Rebattre les cartes

A ces oppositions Kurdes/Arabes, Turcs/Kurdes, sunnites/chiites, pro- et anti-Assad, s’ajoute la rivalité des deux puissances régionales, l’Arabie saoudite et l’Iran. Elles ont toutes les deux leurs « clients » en Irak et en Syrie. Leur seul point commun est leur hostilité à l’Etat islamique, hostilité récente et relative en ce qui concerne le royaume wahhabite. Elles se battent pour assurer leur hégémonie dans la région, ce qui explique aussi l’intervention armée de Riyad au Yémen contre les houthis soutenus par Téhéran.
Dans la coalition élargie envisagée par François Hollande, les deux devraient avoir leur place. Elles se retrouvent dans les réunions de Vienne destinées à préparer une solution politique à la guerre en Syrie. La France a cherché à se rapprocher de l’Iran après avoir adopté une position dure sur le nucléaire et donné l’impression que pour des raisons économiques et stratégiques elle misait trop sur les monarchies du Golfe. La « guerre » contre Daech vaut bien une messe.