Kosovo : récits sur la construction d’un Etat

Des dizaines de Français – militaires, diplomates, conseillers civils, membres d’ONG —, ayant participé à la mise en œuvre de l’indépendance du Kosovo pendant une quinzaine d’années, de la fin du conflit en 1999 à nos jours, témoignent dans un livre publié sous les titre « Kosovo : récits sur la construction d’un Etat ». Sous la direction de Sébastien Gricourt et Gilles Pernet ; introduction de Jacques Rupnik. Ed ; Non lieu, 338 p., 22 €

Les Russes avaient averti dès 2008 : l’indépendance du Kosovo poussée par une majorité d’Etats occidentaux contre leur volonté pourrait servir de précédent dans d’autres régions. Ils pensaient à l’Abkhazie et à l’Ossétie du sud qui réclamaient leur indépendance de la Géorgie. Pensaient-ils déjà à la Crimée ? C’est possible. En tous cas, Vladimir Poutine s’est référé au Kosovo pour justifier l’annexion de la Crimée. Les Occidentaux avaient vu le danger et avaient déclaré qu’il s’agissait « d’un cas spécifique ».

Quoi qu’il en soit, il est clair que le processus qui a mené à l’indépendance de l’ancienne province de Serbie n’a rien à voir avec la politique de force employée par Moscou, tant en Abkhazie ou en Ossétie du sud qu’en Crimée. Une différence fondamentale est déjà que les Occidentaux n’ont pas employé des moyens militaires pour annexer un territoire appartenant à un autre Etat. On peut leur reprocher d’avoir soutenu par les armes un mouvement indépendantiste, pas d’avoir invoqué le principe d’autodétermination pour agrandir leurs propres Etats.

L’autre différence tient à la longueur des négociations qui ont mené du soulèvement des Kosovars albanophones à la proclamation d’indépendance. Sans remonter plus loin que les protestations contre la suppression par Milosevic du statut d’autonomie du Kosovo au sein de la Fédération yougoslave en 1989 – qui a provoqué le début de la lutte armée par l’UCK —, la question du statut du Kosovo a été traitée par le Conseil de sécurité des Nations unies et par des représentants spéciaux du secrétaire général pendant près d’une décennie. Rien de tel dans le cas des territoires annexés plus ou moins ouvertement par la Russie dans le Caucase et en Ukraine. Là, le fait accompli a été créé en quelques semaines. Concernant le Kosovo, le Conseil de sécurité avait créé un statut intérimaire qui a duré de 1999 à 2008, chargé un représentant spécial, l’ancien président finlandais Martti Ahtisaari en 2005, de définir un nouveau statut et devant l’opposition de Moscou et de Belgrade à l’indépendance nommé une troïka conduite par le diplomate allemand Wolfgang Ischinger, afin de trouver un compromis. Pendant plusieurs mois, ce groupe a proposé plusieurs variantes destinées à « encadrer » la souveraineté du Kosovo. En vain. Peu soucieuse de vraiment négocier, la Russie a refusé toutes les hypothèses. Et ce n’est qu’au début de l’année 2008, afin d’éviter une déclaration unilatérale d’indépendance de la part des Kosovars, que les Etats-Unis et la majorité des membres de l’Union européenne ont reconnu le Kosovo.

Cette implication de la communauté internationale, et en particulier des Européens, est essentielle car, comme le remarque Jacques Rupnik dans son introduction, cette indépendance était liée à trois conditions : la définition des contours du nouvel Etat, c’est-à-dire ses frontières ; la nature de cet Etat, c’est-à-dire les rapports avec ses citoyens majoritaires et minoritaires ; et la capacité de cet Etat à assumer ses tâches régaliennes, selon les principes de l’Etat de droit. Ces trois conditions sont certes plus ou moins bien respectées par les dirigeants kosovars mais la souveraineté du Kosovo ne sera vraiment complète que lorsque le pays aura normalisé ses relations avec son voisin serbe. Or cette normalisation dépend étroitement de son intégration dans le processus d’unification européenne, ainsi que pour la Serbie elle-même, et cette intégration est liée au respect des trois conditions mentionnées ci-dessus.

C’est un paradoxe que souligne Jacques Rupnik ; pour être pleinement souverain, le Kosovo doit renoncer à une part de sa souveraineté au profit de l’UE. Ou pour le dire autrement, l’Union européenne favorise la création d’Etats-nations tout en proposant un modèle qui implique le dépassement de ce même Etat-nation. Ce n’est pas faire injure à Vladimir Poutine que de supposer que dans ses menées dans le Caucase ou en Crimée, il pense plus en termes d’empire que de création d’Etats de droit.

Il reste que l’attractivité du projet européen dépend aussi de la volonté et de la capacité des Etats actuels de l’UE d’accueillir de nouveaux membres. Or, comme le note Jacques Rupnik, « il n’est pas aisé de s’étendre à la périphérie quand le centre est en proie au doute ». Encore moins à la « périphérie de la périphérie », pour reprendre une formule appliquée au Kosovo. Mais « le coût du non élargissement peut s’avérer infiniment supérieur au coût de l’élargissement de l’Union. »