L’Autriche fatiguée de l’Europe

La Grande coalition entre les sociaux-démocrates (SPÖ) et les conservateurs (ÖVP) qui gouverne l’Autriche depuis moins de deux ans a éclaté, la semaine dernière. De nouvelles élections législatives auront lieu en septembre. L’occasion de la rupture a été fournie par une controverse sur la politique européenne.

Pour ses concilier les bonnes grâces des populistes et s’assurer le soutien du principal quotidien de Vienne, la Kronen Zeitung, lu par 43% de la population adulte autrichienne et chantre de l’euroscepticisme, le chancelier social-démocrate Alfred Gusenbauer et son dauphin Werner Faymann se sont ralliés à l’idée d’une consultation populaire systématique chaque fois qu’une réforme des traités européens « mettra en cause les intérêts de l’Autriche ». Cette proposition, formulée dans une lettre ouverte au directeur de la Kronen Zeitung, a été violemment attaquée par les conservateurs, notamment par la ministre des affaires étrangères et européennes, Ursula Plassnik. Celle-ci a exposé sa position dans une lettre également adressée au directeur du Kronen Zeitung, Hans Dichand, 87 ans, qui mène campagne contre l’Europe.

Cet échange de lettres, que nous publions ci-dessous, est significatif de deux conceptions de l’Europe et de la démocratie, directe ou représentative.

Lettre d’Alfred Gusenbauer et Werner Faymann à Hans Dichand (21 juin 2008)

« Le nouveau traité de Lisbonne a provoqué de vives discussions dans nombre d’Etat européens. En Autriche également, ce traité a donné lieu à un vaste débat avant sa ratification par le Parlement. Au cours de ces discussions un malaise s’est fait jour vis-à-vis de l’Union européenne et de sa politique, qui doit nous donner à réfléchir. Ce malaise général à propos du traité de Lisbonne s‘est aussi manifesté dans le référendum irlandais. Le SPÖ respecte sans limite et sans réserve le résultat de la consultation en Irlande.

En Autriche également, on constate actuellement un scepticisme largement répandu vis-à-vis de l’UE. Après qu’une écrasante majorité des Autrichiennes et des Autrichiens a voté en 1994 pour l’entrée dans l’Union européenne, nous constatons aujourd’hui un sentiment d’incertitude et parfois même de rejet. Beaucoup sont déçus et agacés du peu de progrès que l’UE a fait en direction d’une union sociale. Beaucoup se plaignent du déficit démocratique et du manque de transparence. Et beaucoup ont l’impression que l’UE ne s’occupe pas de leurs problèmes réels mais d’abord d’elle-même.

Nous voulons prendre ces préoccupations au sérieux et contribuer à ce que l’UE réagisse positivement à cette critique.

L’Autriche, en tant que membre actif de l’UE, doit s’engager afin que l’Europe devienne une union sociale. Les conséquences des décisions sur les salariés et sur les PME doivent être mieux prises en considérations. Le marché du travail autrichien, qui se développe maintenant de manière positive, doit rester protégé par des mesures transitoires [protégé vis-à-vis de la main d’œuvre d’Europe de l’Est. NDLT]. Dans le cadre de la lutte contre le changement climatique on doit enfin régler ensemble la question du transit des poids lourds à travers l’Autriche.

Le SPÖ s’engagera au sein du gouvernement pour une meilleure information qui présentera d’une manière objectif et compréhensible les avantages et les inconvénients de l’appartenance à l’UE. Sur la base d’une information continue et d’un débat ouvert nous sommes d’avis que les futurs changements, qui concerneront les intérêts autrichiens devront être décidés en Autriche par référendum. Si l’on devait de nouveau ratifier un traité européen, nous voulons convaincre notre partenaire de la grande coalition que ceci devra se faire de la même manière.

Ceci vaut aussi pour une éventuelle entrée de la Turquie qui, selon nous, est incompatible avec les structures actuelles de l’UE. Nous voulons travailler à la construction d’une Europe orientée vers les besoins et les souhaits des hommes de ce continent et ainsi rétablir la confiance en cette grande entreprise. »

 Lettre d’Ursula Plassnik à Hans Dichand (30 juin 2008)

 « Cher Monsieur Dichand,

En juillet 2007, vous m’avez fait lors d’une visite à votre maison d’édition une offre que je considère comme « immorale ». Vous vous êtes exprimé en ces termes : "je sais comment vous pouvez sauver votre parti et ce gouvernement". A la suite de mon interrogation étonnée, vous avez poursuivi : "en vous prononçant pour un référendum sur le traité de Lisbonne".

Je vous ai alors répondu clairement pourquoi je rejetais avec détermination cette idée. Mes arguments n’ont rien perdu aujourd’hui de leur valeur.

Je suis une partisane convaincue de la démocratie parlementaire telle que prévue par notre constitution. Sur cette base les hommes et femmes politiques sont tenus de préparer les meilleures solutions pour les citoyens. C’est pour cela qu’ils sont élus, c’est pour cela qu’ils sont payés, c’est pour cela qu’ils engagent leur responsabilité devant le peuple à chaque élection. Ils ne doivent pas se dérober à cette responsabilité sous le prétexte de la « consultation populaire ». Certainement pas sur les questions européennes, sur le droit pénal, les retraites, les impôts ou l’éducation.

Je suis consciente que je plaide contre l’opinion commune car l’appel au référendum reçoit une large approbation et apparaît très tentant au premier coup d’œil. Cependant, il convient d’y regarder à deux fois ;

- Les référendums n’apportent aucune solution aux questions complexes – par exemple sur la hausse du coût de la vie, la globalisation ou les règles régissant la coopération de 27 Etats,

- Les référendums ne sont pas non plus un remède adéquat contre l’euro-fatigue telle que nous la connaissons aujourd’hui en Autriche. Ils ne remplacent pas le dialogue approfondi avec les citoyens, l’exigeant travail quotidien de conviction,

- Les référendums conduisent – l’expérience le montre – à des simplifications et non à des explications concrètes, à la polarisation et non à la formation d’une opinion pluraliste. Ils ne renforcent pas la confiance mais ils divisent et ils déstabilisent.

Précisément dans les affaires européennes il apparaît que des référendums organisés pays par pays ne résolvent pas les problèmes posés mais au contraire en créent de nouveaux. Si l’on pense qu’il serait raisonnable d’organiser une consultation à l’échelle européenne, on ne peut pas en même temps être favorable à des référendums nationaux. Ce n’est pas avoir peur du peuple, c’est seulement faire preuve de raison.

En Autriche un référendum sur le traité de Lisbonne n’était ni nécessaire compte tenu de la Constitution ni raisonnable d’un point de vue démocratique.

Comme le disait encore récemment le chancelier, l’appel à un référendum en Autriche ne peut venir que des milieux pratiquant un euroscepticisme masqué voire une hostilité à l’Europe.

Je reviens à la proposition « immorale » de l’année dernière : de toute évidence vous avez fait une offre semblable au chancelier et à son successeur désigné comme chef du SPÖ. Tous les deux l’ont malheureusement acceptée.

Le chancelier Gusenbauer et le ministre Faymann justifient leur attitude par le scepticisme vis-à-vis de l’Europe qui règne dans le pays. Reste un fait : par ses campagnes anti-UE, la Kronen Zeitung porte une large part de responsabilité dans l’hostilité croissante à l’UE dans notre pays. Avec sa couverture de l’UE, partiale, inquiétante et déstabilisante, la Kronen Zeitung est une partie du problème, pas de la solution. Personne ne peut, M. Dichand, vous enlevez cette responsabilité.

Vous avez par trois fois laissé entendre que ma position publique sur les questions européennes ne correspond pas à ma conviction profonde. Je n’étais pas disposée à l’entendre une quatrième fois.

Je pense que nous aurons à l’avenir l’occasion de nous entretenir avec tout le respect et la politesse nécessaires. C’est en tous cas dans le sens de mes convictions que je poursuivrai mon travail.

Ursula Plassnik. »