L’affirmation d’Israël comme puissance régionale

Plus de soixante-dix ans après sa création, l’État d’Israël s’est consolidé et a affirmé sa position de puissance régionale, jusqu’à apparaître comme invulnérable. Il connaît aujourd’hui une grave crise de politique intérieure qui pourrait conduire à une remise en cause des valeurs sur lequel il a été fondé. Ayant évacué la question palestinienne, il considère que l’Iran constitue la principale menace à sa sécurité qualifiée d’existentielle.

Donnons une chance à la guerre
lirelactu.fr/Courrier International

Après les succès militaires remportés contre les pays voisins et la signature des traités de paix avec l’Égypte (1979) et la Jordanie (1994), Israël considère qu’il a mis fin à la menace arabe. D’un point de vue sécuritaire, l’ordre règne. L’efficacité combinée de Tsahal et des services de renseignement a quasiment fait disparaître le risque terroriste d’origine palestinienne.
Sur le plan économique, Israël est devenu le pays le plus développé, le plus puissant et le plus dynamique de la région. Bénéficiant d’une forte croissance, le PIB israélien excède celui cumulé de ses cinq voisins (Égypte, Liban, Jordanie, Syrie, Territoires palestiniens). Si la crise du Covid 19, avec un double confinement, a sérieusement affecté son économie, elle ne devrait pas remettre en cause cette prééminence.
Diplomatiquement, jamais sa relation n’a été aussi bonne avec les États-Unis. Benjamin Netanyahou ne cache pas que le président Trump est le meilleur ami qu’Israël ait connu. Ce constat est pleinement justifié. Une série de décisions récentes témoigne de la qualité de cette relation comme le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, la reconnaissance de la souveraineté d’Israël sur le Golan mais également le Plan de paix rendu public au début de l’année 2020. D’autre part, Israël poursuit avec succès une politique très active en direction de l’Afrique, de l’Asie (Inde, Chine), de l’Amérique latine (Brésil) et de l’Europe. De plus des liens, parfois étroits, ont été noués avec un certain nombre de pays arabes, notamment dans le Golfe. Les accords d’Abraham conclus le 15 septembre, qui normalisent les relations avec les Émirats arabes unis et Bahreïn confirment cette évolution.
Jeune État, Israël s’est ainsi affirmé comme un acteur majeur de la vie internationale. Cependant depuis quelque temps, une réelle inquiétude se développe, notamment en Europe mais aussi au sein de la communauté juive américaine, sur l’évolution de la politique intérieure israélienne.

La démocratie israélienne en danger ?

Depuis la création du pays, la vie politique a connu des mutations qui s’expliquent par un profond changement de la composition de la société israélienne. Après l’écroulement de l’URSS, sont arrivés plus d’un million de juifs russes et ukrainiens. Par ailleurs Israël a connu et connaît une influence croissante des partis ultra-orthodoxes avec un développement de l’intégrisme religieux. Ces partis ont su se rendre indispensables pour former les gouvernements et ont participé depuis une dizaine d’années à la plupart des coalitions gouvernementales. Dans le même temps des courants extrémistes sont apparus parmi les colons qui entendent préserver leur présence en Cisjordanie, et influencent des partis comme le Foyer Juif. Pour sa part, le « camp de la paix » s’est trouvé ainsi laminé après l’échec du processus de paix engagé à Camp David, en juillet 2000, par le président Clinton.
Ceci explique la lente dérive du centre de gravité de la politique israélienne vers la droite, voire l’extrême droite, comme on a pu le constater lors des trois élections consécutives qui sont intervenues en avril et septembre 2019 puis mars 2020. Tout laisse à penser que cette tendance profonde est irréversible car liée à l’évolution de la société civile et à sa structure démographique. Le camp nationaliste du Grand Israël- de la mer au Jourdain - paraît maintenant largement majoritaire, avec la volonté explicite d’annexer une partie de la Cisjordanie –dénommée Judée-Samarie -, voire son ensemble. Cette évolution s’accompagne de mesures visant à mieux contrôler la liberté des juges, notamment de la Cour suprême, et à soumettre les ONG de défense des droits de l’homme à de nouvelles contraintes, mesures qui sont interprétées comme une érosion du caractère démocratique d’Israël. Il en est de même de la loi sur l’État-nation, qualifiant Israël d’Etat juif.
Les résultats de ces trois dernières élections confirment cette évolution, qui a permis à Benjamin Netanyahou de se maintenir au pouvoir sans interruption depuis 2009. Non sans difficultés, un gouvernement de coalition a pu enfin être constitué le 17 mai 2020 par Benjamin Netanyahou, étant entendu que Benny Gantz lui succéderait dans dix-huit mois. Cependant cette coalition contre nature reste fragile [1]
). Il ne faut pas exclure que son existence soit remise en cause, notamment par les poursuites pénales pour corruption et abus de confiance, visant le premier ministre, qui entrent dans une phase active.

La question palestinienne évacuée.

De fait, la question palestinienne n’est plus à l’agenda du gouvernement israélien. A l’évidence le processus de paix enclenché en 1993 par les accords d’Oslo entre Israël et l’OLP en 1993 est mort. En effet le gouvernement se sent capable de gérer ce « conflit de basse intensité » où les attaques terroristes sont devenues résiduelles. Il estime qu’il aurait tout à perdre d’une véritable négociation. Sur le fond, il considère que les principales revendications de l’Autorité palestinienne - création d’un État avec Jérusalem-Est comme capitale, gel voire l’évacuation des colonies de peuplement et droit au retour – sont inacceptables. Par ailleurs il n’est plus soumis à une véritable pression de la communauté internationale, bien au contraire s’agissant des États-Unis. En outre, il pense que le mouvement BDS – Boycott, Désinvestissement, Sanctions - ne représente pas une véritable menace, même s’il progresse même aux États-Unis.
Les gouvernements successifs, de gauche ou de droite, ont misé sur le fait accompli en fragmentant la Cisjordanie de façon à rendre impossible la constitution d’un éventuel État palestinien, idée qui n’a jamais été réellement acceptée. Cette fragmentation a été initiée dès 1967 par l’annexion de Jérusalem-est et par le champ libre voire l’encouragement à créer de nouvelles implantations. Actuellement, ces colonies, illégales aux yeux des Nations unies, regroupent plus de 600 mille personnes. Par ailleurs, la création des « zones militaires fermées » et l’extension des State lands ont permis d’interdire toute présence palestinienne dans certains secteurs. De plus, la construction du « mur de séparation », à l’est de l’ancienne Ligne verte, a permis de grignoter les territoires palestiniens. De fait, plus de la moitié de la Cisjordanie est déjà sous le contrôle direct des autorités israéliennes et il n’y a plus de continuité territoriale entre la partie nord et la partie sud de la Cisjordanie.
Le Plan de paix dévoilé par l’administration Trump le 28 janvier 2020 répond aux attentes du gouvernement israélien, qui a d’ailleurs participé à sa rédaction. Il reprend tout d’abord les mesures déjà annoncées par le président américain, notamment la reconnaissance de Jérusalem comme « capitale unie et indivisible » d’Israël et l’annexion du Golan. Il avalise les promesses faites par le premier ministre durant sa campagne électorale, et reprises par son rival, d’annexer les implantations en Cisjordanie et la vallée du Jourdain. Il fait droit à l’essentiel des revendications israéliennes, notamment la reconnaissance d’Israël comme « État juif », l’abandon de la Ligne verte de 1967 comme référence et le refus opposé aux Palestiniens du droit au retour auxquels est concédé cependant un État. En fait, il s’agit moins d’un plan de paix que d’un plan d’annexion.
Le nouveau gouvernement aurait dû proposer un projet de loi prévoyant une telle annexion. En définitive, il y a renoncé moins en raison des pressions de la communauté internationale que des oppositions de la communauté juive américaine, des services de sécurité et de l’armée israéliennes . Beaucoup ont fait valoir que les implantations comme la vallée du Jourdain étaient de fait annexées Une annexion formelle présenterait plus d’inconvénients – son caractère illégal joint à l’hostilité de pays arabes « amis », comme la Jordanie ou certains pays du Golfe - que d’avantages. Cependant la question reste ouverte : une occupation permanente proche d’une annexion de fait, sans droits politiques pour les Palestiniens, assimilable à un régime d’apartheid, ne peut que nourrir à terme rancœurs et affrontements.

L’obsession iranienne

Déjà, dans les années 1990, Benjamin Netanyahou, alors dans l’opposition, avertissait que l’Iran était sur le point de disposer d’un arsenal nucléaire faisant peser sur Israël une « menace existentielle ». Cette obsession iranienne est donc ancienne et n’a fait que se confirmer. L’accord du 14 juillet 2015 sur le nucléaire iranien a été dénoncé comme inefficace et augmentant le danger de l’Iran pour la sécurité d’Israël. Netanyahou n’a pas caché son désaccord avec le président Obama sur ce point et a été parmi ceux qui ont dénoncé ce « pire accord » jamais conclu par la diplomatie américaine.
En fait l’affrontement entre Israël et l’Iran se manifeste déjà depuis plusieurs années par procuration, notamment au Liban. Par ailleurs, une guerre de l’ombre est menée, sans qu’il soit possible d’identifier avec précision ses modalités ou d’évaluer son efficacité : sabotages d’installations suspectes, cyberattaques contre des installations nucléaires, enlèvements ou neutralsiation de scientifiques, attentats non revendiqués, soutien politique et financier aux minorités ethniques, comme les Kurdes, appui aux opposants politiques, y compris les plus sulfureux comme les Moudjahidines du peuple. Ainsi cette guerre multiforme, dont une partie relève de l’ombre, est en train s’amplifier, en concertation avec les États-Unis, comme en témoignent les multiples « incidents mystérieux » sur le territoire même de la République islamique en juillet dernier.
Des interventions militaires ont été déjà menées par Israël dans le passé, dont certaines visaient directement des cibles iraniennes. Israël se bat ainsi sur trois « fronts », actifs ou potentiels. Au Liban, il est intervenu militairement à plusieurs reprises – en 1993, 1996 et 2006 - contre le Hezbollah, mouvement largement financé et équipé par l’Iran. Si le front du Liban sud est actuellement en sommeil depuis la guerre des 33 jours en 2006, le front syrien est actif. Depuis le début de l’année 2018, l’armée israélienne s’emploie à détruire systématiquement toute les installations ou bases contrôlées par des forces iraniennes sur le sol syrien.
Pour l’instant, l’Iran n’a réagi que faiblement et sur le seul Golan annexé par Israël. Mais Benjamin Netanyahou a clairement indiqué qu’il n’excluait pas d‘attaquer directement sur le troisième front, le territoire iranien. Une telle intervention par exemple, sur des installations pétrolières ou des sites nucléaires, qui a déjà été envisagée dans le passé contre l’avis de Tsahal, serait risquée compte tenu de la distance – 1600 à 2.000 kilomètres. Elle supposerait sans doute un feu vert des États-Unis avec leur aide et des moyens aériens importants pour des résultats aléatoires. Mais, comme le révèlent les incidents récents, le sabotage d’installations nucléaires à distance ou sur place semble la voie choisie avec une réelle efficacité, notamment pour le site nucléaire de Natanz.
Israël se trouve ainsi à un moment important de son histoire. L’évolution de sa politique intérieure ne manquera pas d’avoir un impact important sur son avenir de même que sur la nature de ses relations avec les pays arabes.

(1) Cet article a été écrit avant la dissolution de la Knesset, le 22 décembre, et l’annonce de nouvelles élections, qui confirment la rupture de la coalition au pouvoir.

[1Cet article a été écrit avant la dissolution de la Knesset, le 22 décembre, et l’annonce de nouvelles élections, qui confirment la rupture de la coalition au pouvoir.