L’avenir précaire d’une illusion

Les manifestations de Tunis et plus encore celles du Caire qui ont conduit à la démission de Ben Ali et de Moubarak ont mis à mal l’illusion entretenue depuis des décennies par les Occidentaux, par la majorité des Européens comme des Américains : les Arabes ne seraient pas taillés pour la démocratie.

C’est au nom de ce principe que les dirigeants occidentaux ont soutenu pendant des décennies les régimes autoritaires, antidémocratiques, policiers, corrompus du Maghreb et du Moyen-Orient. Ils l’ont fait aussi au nom d’une conception à courte vue de la stabilité. Après la chute de Moubarak, François Fillon, en visite sur le porte-avions Charles de Gaulle dans les émirats a encore déclaré que « personne ne pourra contester la contribution qu’il [l’ancien président égyptien] a apportée à la cause de la paix dans la région ». En même temps, le premier ministre a donné l’impression de découvrir les « aspirations démocratiques » du peuple égyptien, sans rappeler que celles-ci avaient été durement réprimées par Hosni Moubarak pendant près de trente ans. Il est vrai que le raïs déchu coprésidait avec Nicolas Sarkozy l’Union pour la Méditerranée et que la France comptait sur lui pour développer la coopération entre les peuples de l’Europe et du Moyen-Orient !

Il faut rendre cette justice aux néoconservateurs américains d’avoir insisté, notamment après les attentats du 11 septembre 2001, sur le fait que le statu quo assuré par les régimes autoritaires était largement un leurre et que, comme l’avait déjà dit en 1917 un président démocrate, Woodrow Wilson, le rôle des Etats-Unis est de « rendre le monde plus sûr pour la démocratie ». Qu’aveuglés par leur dogmatisme, les néoconservateurs aient tiré de ce principe la conclusion qu’il fallait, le cas échéant, promouvoir la démocratie par la force, est une autre histoire.

Il serait évidemment naïf de penser que la transition d’un régime autocratique vers la démocratie se fera sans soubresauts voire sans retours en arrière. Le précédent des anciens pays communistes d’Europe centrale et orientale après 1989, souvent évoqué ces derniers jours, montre que le chemin est semé d’embûches, y compris pour des peuples qui avaient connu une forme de système représentatif dans le passé. A fortiori pour ceux qui revendiquent, comme une découverte, les libertés élémentaires.

La deuxième bonne nouvelle, qui en dit long sur l’aveuglement occidental, est que ces libertés fondamentales ne sont pas l’apanage du monde occidental. Leur caractère œcuménique, qui a été consigné il y a plus de soixante ans dans la Déclaration universelle des droits de l’homme mais n’a jamais vraiment été respecté, est mis en valeur par les révolutions tunisienne et égyptienne. Droit de vote, liberté d’expression, droits des femmes, respect des minorités, etc., sont peut-être des inventions occidentales mais ils ne sont pas réservés à une partie du monde. Et comme l’a très bien expliqué le diplomate et politologue de Singapour Kishore Mahbubani dans Le Défi asiatique, un livre sur le déplacement des centres de puissance de l’ouest vers l’est, en étant reprises par d’autres peuples, en Asie notamment, les valeurs d’origine occidentales cessent de l’être pour devenir vraiment universelles.

La leçon des événements de Tunis et du Caire dépasse le monde arabe. Il ne sera désormais plus possible de dire que les Russes – ou les Chinois – ne sont pas faits pour la démocratie, afin de justifier non seulement la recherche de bonnes relations d’Etat à Etat, ce qui est le rôle de la diplomatie, mais aussi et surtout afin d’ « excuser » les atteintes aux droits de l’homme. Les manifestants tunisiens et égyptiens ont porté un coup au relativisme culturel.