L’impact du printemps arabe

Le tandem qui dirige la Russie s’est déclaré préoccupé par les événements au Proche-Orient. Il craint une prise de pouvoir par des radicaux et la propagation de l’extrémisme jusqu’en Russie. Le conflit arabe a déjà fait perdre à la Russie plusieurs contrats d’armement et a entamé la coopération en matière de gaz et d’infrastructures. En contrepartie, le pays a repris sa place dominante sur le marché énergétique mondial et bénéficie de la hausse fulgurante des prix du pétrole. Certains observateurs font un parallèle entre la situation politique et économique des pays arabes en plein bouleversement et celle de la Russie, prédisant une révolte russe. En réponse, le président Medvedev affirme que « ce scénario n’aura pas lieu dans notre pays ». Après s’être abstenu sur la résolution du Conseil de sécurité, la Russie s’est prononcée « contre l’usage non-sélectif de la force ».

A l’occasion de la réunion du Comité antiterroriste à Vladikavkaz (Caucase), le président avait exprimé le 22 février 2011 la crainte que les révoltes arabes ne conduisent au démantèlement des pays touchés. Selon lui, cela pourrait amener au pouvoir des « fanatiques » dans ces nouvelles fractions. Faisant écho à Medvedev, le premier ministre russe Vladimir Poutine a aussi dit récemment être inquiet que des groupements radicaux ne prennent le pouvoir dans ces pays arabes, ou qu’ils n’y renforcent au moins leurs positions. Une telle situation, a-t-il dit, favoriserait la propagation de l’extrémisme, y compris à long terme, et notamment en Russie.

La Russie connaît déjà depuis plusieurs années la montée en puissance des idéologies islamistes radicales sur fond de guerre dans le Caucase du Nord. Ce conflit de longue haleine, qui dure depuis 1994, s’est récemment envenimé avec une série d’attentats terroristes à Moscou, le dernier ayant eu lieu à l’aéroport international de Domodedovo fin janvier 2011. Malgré la multiplication des actions musclées dans les foyers du radicalisme, le conflit semble s’enliser sans réelles perspectives d’amélioration dans un futur proche. Peinant à mettre un terme à ces confrontations, le Kremlin craint donc un soutien extérieur aux activités terroristes russes, tant idéologique que matériel, que pourrait faciliter la prise de pouvoir des extrémistes dans les pays arabes.

Vendre des armes et stabiliser la région

Ces craintes motivent la volonté de la Russie de stabiliser la situation dans ces régions, comportement adopté par les Etats-Unis et l’Europe de l’Ouest avant le printemps arabe. C’est cette volonté qui explique l’abstention de la Russie au Conseil de sécurité des Nations unies. Dans le même temps, la Russie continue à vendre ses armes aux pays arabes sujets aux confrontations armées. Il s’agit d’un marché important pour la Russie, ses contrats d’armement avec le Proche Orient et l’Afrique du Nord comptant pour près de 25% de ses exportations d’armes à court terme et se montant à près de 12 milliards de dollars. Les ventes d’armes aux gouvernements contestés ont cependant été limitées récemment par la communauté internationale, réduisant sensiblement la marge de manœuvre russe. 

L’économie russe bénéficie par ailleurs des révoltes des pays arabes, fournisseurs mondiaux d’énergie grâce à leurs larges ressources naturelles. Les tumultes font naître des craintes sur l’approvisionnement énergétique mondial, faisant grimper les prix du pétrole et donnant une place privilégiée aux fournisseurs à régime stable. C’est ainsi que le prix d’exportation du pétrole russe est monté au-delà de 110 dollars le baril depuis le début des conflits, comparé à 75 dollars le baril il y a un an. Près de 75% du prix d’exportation du pétrole va au trésor russe. Les revenus du pétrole contribuent à hauteur de 40% au budget russe. Considérant les enjeux du prix du pétrole, le gouvernement russe a mis en place en 2004 un fond de stabilisation, qui accumule les revenus de l’impôt sur l’extraction et l’exportation du pétrole et sert à réguler le budget de l’Etat. Ce fond a joué un rôle clé dans l’économie russe lors de la crise financière mondiale.

Le printemps arabe a également permis à Gazprom de retarder l’échéance de la révision de ses tarifs internationaux. Ceux-ci étaient dernièrement mis en question par deux facteurs : d’une part, le début d’extraction aux Etats-Unis de gaz de schiste bon marché et, d’autre part, le développement de la technologie de liquéfaction de gaz, rendant peu coûteux son transport par voie maritime, notamment en provenance du Qatar. Gazprom a donc vu sa place dominante ébranlée sur le marché international, avec la perspective de devoir revoir ses tarifs à la baisse. Les renégociations de tarifs ont cependant été remises à plus tard, notamment lorsque le gazoduc méditerranéen de la Libye a été fermé. Des perturbations dans la production de gaz naturel en Algérie, fournisseur mondial de taille, abonderaient également dans le sens de Gazprom. Ainsi, même si la coopération en matière de gaz et d’infrastructures entre la Russie et le Proche Orient a été affectée par les révolutions arabes, le géant publique Gazprom a su tirer son épingle du jeu.

Les ressources naturelles de la Russie font aujourd’hui la force du pays, comme elles faisaient encore récemment la force des pays où fleurit le printemps arabe. Le pétrole et le gaz se trouvent à l’origine des revenus des classes privilégiées de ces pays, où la richesse a du mal à se répartir harmonieusement au sein de la population. De plus, l’autoritarisme des régimes en place fait tracer à certains commentateurs un parallèle entre les pays arabes connaissant le tumulte actuel et la Russie, créant des spéculations sur les possibilités d’application du scénario d’un printemps arabe à la Russie. Suivant un sondage récent, 34% des russes considèrent un tel scénario possible. La Russie est en effet peu regardante sur le respect des droits de l’homme, notamment la liberté d’expression, et connaît une grande stratification sociale. Malgré les abondantes annonces de reformes faites par Medvedev, aucune amélioration d’envergure n’a été entreprise à ce jour, et n’est d’ailleurs attendue maintenant que la crise économique commence à s’amenuiser et que le pays bénéficie à nouveau de prix élevés pour le pétrole.

Selon les officiels russes, la réglementation en vigueur est aujourd’hui suffisamment développée pour assurer une bonne protection des libertés — si toutefois cette réglementation était appliquée. La répression politique et les abus du régime en place n’atteignent pas non plus le même niveau que dans les pays arabes en révolution. L’exécutif russe bénéficie d’ailleurs d’un fort soutien populaire, même si ce soutien est moins important qu’avant la crise, qui a ouvert les yeux des travailleurs russes auxquels la prospérité économique voilait la réalité politique. Il n’existe pas non plus aujourd’hui d’alternative acceptable au pouvoir en place. Par ailleurs, une grande partie de la population russe est apolitique, subissant patiemment les régimes en place depuis des siècles. Pour les tenants de la stabilité, un changement de régime ne serait pas non plus bénéfique pour les puissances occidentales, ni pour leurs investisseurs. Si l’on suit ce raisonnement, Medvedev a raison de dire que le scénario du printemps arabe « ne passera pas » en Russie. Contrairement à ses craintes, l’existence d’une force poussant à la révolte en Russie apparaît chimérique. Mais le printemps arabe montre que des surprises sont toujours possibles.