La Russie au Moyen-Orient : retour ou nouveau départ ?

Dès le début du XIXe siècle, la Russie, à la recherche des mers chaudes, a essayé de développer son influence tant en direction de l’Iran que de la Terre sainte. L’URSS a poursuivi une politique comparable et le Moyen-Orient est devenu un des champs de bataille de la guerre froide, les pays rassemblés dans le pacte de Bagdad s’opposant aux pays socialistes. Après l’écroulement de l’Union soviétique et la décennie noire qui s’en est suivie, on assiste à un retrait de l’influence russe. Or celle-ci est non seulement de retour mais elle s’est élargie à des pays avec lesquels les relations étaient auparavant froides voire hostiles. Comment expliquer une telle évolution ? Quelle est la place de la Russie dans cette zone sensible ? Quelles sont les conséquences de ce retour voire de ce nouveau départ ?

Les sourires de Rohani, Poutine et Erdogan. 2018
SPUTNIK/AFP / Mikhail METZEL

En fait les objectifs de la Russie de Poutine comme ceux des tsars ou du régime communiste sont d’une grande continuité. Il s’agit de s’affirmer comme une grande puissance présente dans cette zone stratégique à bien des points de vue. A la contestation de la présence britannique et française, a succédé la « tentation hégémonique » des Etats-Unis, comme l’a clairement exprimé Vladimir Poutine lors de son discours de Munich le 2 octobre 2007. S’y ajoutent des préoccupations sécuritaires, le Moyen-Orient est géographiquement une des arrière-cours d’une Russie où vit une communauté de vingt-deux millions de musulmans. Enfin, la protection des chrétiens d’Orient est redevenue pour Moscou, depuis la chute de l’URSS, une préoccupation affichée par le « patriarcat de toutes les Russies », partagée par le pouvoir, en raison de ses liens avec les diverses églises orthodoxes du Moyen-Orient.

Des objectifs affirmés avec détermination

Ces objectifs se sont poursuivis avec détermination avec l’apparition de nouvelles menaces. Le printemps arabe a été vu d’emblée comme une menace. En effet, pour Moscou, il s’agissait moins de révolte démocratique que d’un moyen pour les mouvements islamistes de prendre le pouvoir, ceux-ci représentant la seule force véritablement structurée pour utiliser à son profit des élections libres, comme ceci a été le cas, au début des révoltes arabes, aussi bien en Tunisie qu’en Egypte et au Maroc. Cette crainte a été aggravée par les menaces représentées par les mouvements djihadistes qui ont essaimé en sous-produits des printemps arabes, aussi bien en Irak qu’en Syrie et en Libye.
En outre, la Russie a profité de plusieurs éléments favorables. Le premier a été la présence de plus d’un million d’israéliens d’origine russe, arrivés dans les années 1990 et qui ont conservé des liens avec leur patrie d’origine. Enfin la politique de désengagement des Etats-Unis, amorcée par Barak Obama et poursuivie, non sans quelques incohérences, par Donald Trump, a fourni une opportunité à la Russie qui l’a exploitée habilement. Face à une Amérique en perte de crédibilité, Moscou entend apparaître comme un acteur fiable et responsable pour contribuer au rétablissement de la stabilité dans un Moyen-Orient en plein chaos.

La sauvegarde des zones d’influence traditionnelles

L’ancrage en Syrie, particulièrement fort depuis l’arrivée au pouvoir en 1970 de Hafez al-Assad, a été confirmé avec son fils Bachar. Cet ancrage est d’abord pratiqué avec un soutien sans faille à un régime isolé depuis de nombreuses années. Il est militaire. Moscou fournit l’essentiel du matériel d’armement de l’armée syrienne auprès de laquelle sont détachés des « conseillers » russes. Et cet ancrage est également économique, culturel et humain. On rappellera les liens précédemment évoqués avec la minorité chrétienne de Syrie, majoritairement orthodoxe mais aussi l’existence des nombreux couples mixtes – plus de 50 mille – formés par de nombreux coopérants russes, civils ou militaires, présents depuis plusieurs décennies.
Ainsi, le soutien apporté à Damas lorsque le régime de Bachar al-Assad était chancelant, et d’ailleurs prévu par des accords de coopération entre les deux pays, était logique. Ce soutien s’est manifesté d’emblée par un approvisionnement soutenu en armes et munitions, accompagné de conseillers militaires. Il s’est amplifié à partir de septembre 2015, par l’envoi d’avions chasseurs-bombardiers qui ont joué un rôle décisif dans les combats, notamment dans la Ghouta et à Alep. De même des forces spéciales ont été envoyées ainsi que des mercenaires du groupe Wagner, lié au Kremlin. Mais le soutien a été également diplomatique avec plusieurs actions : blocage de toute sanction significative au niveau du Conseil de sécurité ; proposition d’un accord d’interdiction des armes chimiques pour désamorcer la tentation d’une intervention militaire américaine ; mise en place d’un processus, dit d’Astana, en concurrence avec celui de Genève, en la seule présence de la Turquie et de l’Iran.
Ceci ne signifie pas qu’il n’y ait pas des sources de désaccord avec le régime, notamment sur le processus politique à venir tel qu’il a été cadré par les Nations unies, avec le soutien de la Russie. Mais le régime a été sauvé par l’intervention russe, en conjonction avec l’Iran qui a envoyé des milices chiites au sol. Il est probable que ce soutien se poursuivra même si les moyens financiers de la Russie ne lui permettent pas de contribuer de façon significative à la reconstruction d’un pays sinistré. Elle a également renoué avec l’Irak, où la présence américaine est de plus en plus contestée.
La Russie a profité du chaos régnant en Libye après l’intervention de l’Otan, pour reprendre pied dans ce pays où elle avait des intérêts importants. Son soutien au maréchal Aftar marque bien sa volonté de contrer l’influence du gouvernement de Tripoli, soutenu par la Turquie et par des milices islamistes. Malgré les conclusions de la conférence de Berlin tenue le 19 janvier dernier, elle ne cache pas son soutien, y compris par des livraisons d’armes et l’envoi de combattants du groupe Wagner.
Elle est également de retour en Egypte, où elle avait de fortes positions au temps du régime du colonel Nasser, qui s’étaient réduites avec la reprise en mains américaine à l’époque du président Sadate. Le maréchal Sissi, ulcéré du soutien apporté par les Etats-Unis de Barak Obama au régime des Frères musulmans du président Morsi et soucieux de diversifier ses partenaires, a reçu en grande pompe Vladimir Poutine en février 2015, qualifié par l’officieux al-Ahram de « héros de notre temps ». Des accords de coopération économique, y compris dans le domaine sensible des centrales nucléaires, et militaire (contrat de livraison d’hélicoptères), ont été ainsi conclus. Des rencontres sont organisées régulièrement entre les deux dirigeants.

De nouveaux terrains d’influence

Cependant la Russie est maintenant également présente dans des pays avec lesquels les relations étaient auparavant souvent méfiantes voire inexistantes.
Il en est ainsi tout d’abord d’Israël avec qui les rapports étaient très tendus à l’époque soviétique. L’écroulement de l’URSS et l’afflux en masse dans les années 1990 de migrants juifs russes, qui ont favorisé les partis israéliens de droite voire d’extrême droite, ont changé la donne. Les relations personnelles de Poutine avec Nétanyahou sont ostensiblement bonnes et les deux responsables se rencontrent fréquemment. Le soutien de la Russie aux Palestiniens s’est effrité, comme on a pu encore le constater lors de la publication du « Deal du siècle » par le président américain, si ouvertement favorable à Israël. Il joue également, discrètement, un rôle de médiation entre Israël et l’Iran, en particulier en Syrie. Moscou essaie de dissuader la force al-Qods de ne pas s’approcher des frontières d’Israël et, à l’inverse, tente d’éviter les frappes à répétition de l’armée de l’air israélienne visant des cibles iraniennes sur le sol syrien, notamment des bases militaires.
La Turquie a toujours été le meilleur ennemi de la Russie. Actuellement, des intérêts divergents existent aussi bien en Syrie qu’en Libye voire en Azerbaïdjan. En outre la récente décision de rendre au culte musulman Sainte Sophie ne peut qu’irriter l’opinion publique russe et le président Poutine. Mais les deux pays, au titre de la Realpolitik, entendent afficher leur bonne entente. Chacun y trouve son compte. La Turquie a besoin de la Russie pour éviter la création d’un Kurdistan syrien sur son flanc sud. La Russie y voit un moyen d’éloigner le président Erdogan des Etats Unis et d’enfoncer un coin dans l’Otan. La livraison de missiles S 400 malgré les menaces de sanctions américaines est symbolique de cette politique. Il est probable que cette coopération va se poursuivre tant que les deux parties y trouveront un intérêt.
Quant à l’Iran, la Russie était avec la Grande Bretagne, son ennemi historique : les deux pays s’étaient partagé au XIXe siècle la Perse en deux zones d’influence ; l’URSS avait essayé en 1945 d’annexer le nord-ouest de l’Iran, peuplé d’Azeris. Initiée par le président Eltsine dans les années 1990, le rapprochement entre les deux pays s’est accéléré avec Vladimir Poutine qui a profité du durcissement du régime de sanctions américaines puis européennes à l’égard de la République islamique. Il s’est ainsi développé une coopération économique et militaire avec notamment l’achèvement de la centrale nucléaire de Boucher, la vente de matériel d’armement et un soutien politique au niveau du Conseil de sécurité. La Russie a contribué à convaincre Téhéran de négocier l’accord nucléaire de 2015 et n’a pas caché son mécontentement lors de sa dénonciation par Donald Trump. Elle a établi un véritable partenariat avec l’Iran en Syrie, même s’il existe à l‘évidence des points de désaccords sur l’avenir du pays.
De façon plus surprenante et récente, les relations avec l’Arabie saoudite sont excellentes. Premier chef d’Etat russe accueilli en 2007 à Ryad, Poutine, présenté comme « homme de paix et de justice », a accueilli pour la première fois un souverain saoudien en 2017. Une amitié ostensible avec le prince héritier, Mohamed Ben Salman, s’est affichée lors de la réunion du G20 au lendemain de l’affaire Khashoggi. Il s’agit là aussi de Realpolitik. La Russie attend que l’Arabie saoudite n’encourage pas le courant salafiste dans les républiques du Caucase. De plus les deux pays ont un intérêt commun à soutenir les prix du pétrole dans le cadres de la concertation OPEP +.
Ainsi la Russie a-t-elle fait un retour d’autant plus remarqué au Moyen-Orient que les Etats-Unis affichent leur retrait et contribuent au chaos. Prenant un nouveau départ, elle est devenue un acteur incontournable sur lequel on compte pour calmer le jeu dans cette région hautement inflammable. Vladimir Poutine parle à tout le monde et apparaît comme un chef d’Etat responsable et fiable qui ne lâche pas ses amis. Profitant de l’effacement de l’Europe et des incohérences américaines, il a réussi, avec un investissement minimal, à apparaître comme maître du jeu sur plusieurs crises. Le problème est de savoir si la Russie a les moyens, notamment financiers, à la mesure de ses ambitions. Par ailleurs les Etats-Unis restent encore très présents dans le domaine militaire avec 40.000 soldats répartis à travers un réseau de bases, comme dans celui de l’économie. Quant à la Chine, son influence discrète s’affiche de plus en plus ouvertement dans une région qui se trouve sur le trajet du projet de la Route de la Soie. Le projet d’un « accord de partenariat stratégique entre » la Chine et l’Iran, s’il devait se confirmer, témoigne des ambitions chinoises.
Ainsi, les jeux ne sont pas encore faits.