La tradition eurosceptique

Le nouveau premier ministre britannique, le conservateur David Cameron, s’inscrit dans une longue tradition de méfiance, au Royaume-Uni, à l’égard de la construction européenne. Invitée de l’émission Parcours européen sur Fréquence protestante (FM 100.7), Pauline Schnapper, professeur de civilisation britannique à l’Université Paris III-Sorbonne nouvelle et auteur de La Grande-Bretagne et l’Europe. Le grand malentendu (Presses de Sciences Po), explique l’euroscepticisme dominant outre-Manche. Cet entretien, dont nous publions des extraits, peut être entendu sur le site Internet de la station : http://www.frequenceprotestante.com 

Votre livre évoque un « grand malentendu ». Que voulez-vous dire ?

Je voulais aller à l’encontre des idées reçues de ce côté-ci de la Manche qui présentent le Royaume-Uni comme anti-européen, et faire comprendre aux Français en particulier, aux Européens en général, les nuances et subtilités de l’attitude britannique vis-à-vis de l’Union européenne. Il me semble qu’il y a des deux côtés de la Manche un malentendu : du côté britannique, un malentendu sur le sens de l’intégration et de la construction européennes ; et du côté continental un malentendu sur la position britannique.

Du côté britannique, il est vrai, historiquement, que les gouvernements successifs, travaillistes puis conservateurs, ont sous-estimé et mal compris ce qui se passait sur le continent et ont négligé de participer d’abord aux négociations puis aux premières années de la communauté européenne. De l’autre côté, il est un peu simpliste de penser que les Britanniques sont contre l’Europe : ils ont une conception différente de celle à laquelle on est habitué en France.

L’Europe qu’ils défendent n’est-elle pas une Europe minimale, limitée au libre échange et à la coopération politique ?

Pour nous c’est une Europe minimale. Pour eux ces deux dimensions sont importantes, notamment la première, la dimension économique. C’est quelque chose que les Britanniques peuvent inclure dans leur tradition nationale de libre-échange et d’ouverture sur le monde. Quant à la coopération politique, elle nous semble minimale par rapport à nos grands rêves d’union politique, mais c’est une conception plus réaliste. Du reste, les Britanniques ne s’en rendent peut-être pas compte, mais ils ont gagné. L’Europe post-élargissement, post-2004, post-traité de Lisbonne, est une union largement britannique, dont les deux axes principaux sont le marché commun et, jusqu’à un certain point, la coopération politique.

Le moins qu’on puisse dire est que Londres freine tous les efforts de coordination économique et sociale...

Sur le plan social, Tony Blair a tout de même signé la charte sociale à son arrivée au pouvoir mais il est vrai que, sur la protection sociale, la dérégulation ou les "hedge funds", les Britanniques, conservateurs comme travaillistes, défendent une conception néolibérale de la coopération économique et sociale. Sur l’euro, le Royaume-Uni a obtenu une clause d’exemption. On a cru que Blair y mettrait fin. Il le souhaitait mais il a renoncé. Avec le gouvernement Cameron, le Royaume-Uni n’est pas près d’adopter l’euro, au moins dans les cinq ans à venir.

Sur le principe, les Britanniques ont toujours été favorables à une plus grande coopération des Etats européens entre eux, surtout dans le contexte de la guerre froide, mais ils ne se sont jamais perçus comme faisant partie de cet ensemble européen parce qu’ils avaient l’illusion d’être une grande puissance au même titre que les Etats-Unis et l’Union soviétique. Donc ils ne se sentaient pas concernés.

Faut-il incriminer l’insularité britannique ?

 
Je me méfie toujours de ce genre d’explication essentialiste. L’insularité géographique n’a plus grand sens aujourd’hui. L’insularité psychologique a été vraie dans le cas britannique jusqu’à la Deuxième guerre mondiale. Les îles britanniques ne se sont jamais coupées du monde européen. Ce qui faisait la particularité de cette insularité, c’est que les Britanniques n’ont jamais conçu leur horizon comme s’arrêtant à l’Europe. Ils percevaient leur position dans le monde comme au centre des trois cercles évoqués par Churchill : l’Europe, la communauté atlantique, le Commonwealth. Pour eux le plus important, c’était l’empire, puis les relations avec les Etats-Unis et en troisième lieu l’Europe.

Les traditions constitutionnelles britanniques ont été perçues longtemps comme difficilement compatibles avec le projet européen. Le Royaume-Uni s’est construit, du point de vue de l’identité nationale, sur l’idée d’une Constitution non écrite dont le coeur est la souveraineté parlementaire. Rien ne peut s’opposer à la volonté du Parlement, même pas la reine. Concevoir une intégration avec d’autres pays dans laquelle on accepte d’obéir à des lois non votées par Westminster pose un problème de légitimité démocratique.

Comment le gouvernement Cameron, fondé sur une alliance entre des conservateurs eurosceptiques et des libéraux-démocrates europhiles, peut-il s’entendre sur l’Europe ?

Nick Clegg a clairement renoncé à l’euro dans sa négociation avec David Cameron. Il a aussi accepté l’idée, défendue par les conservateurs, que s’il devait y avoir un nouveau transfert de souveraineté, c’est-à-dire un nouveau traité, les Britanniques s’y opposeraient. C’est largement symbolique puisqu’il n’y a pas de négociation à l’horizon. Mais cela donne l’impression que les conservateurs vont avoir la haute main sur la politique européenne, avec un ministre des affaires étrangères, William Hague, très eurosceptique. Mais en même temps les conservateurs ne voudront pas prendre le risque de faire capoter la coalition sur la question de l’Europe. Au-delà du discours, dans la pratique, je prévoirais plutôt une grande continuité à Bruxelles, sur le terrain, dans les négociations quotidiennes. Il y aura, à mon avis, peu de différences avec ce qu’on a connu sous les travaillistes.