Le communautarisme contesté en Irak et au Liban

Des manifestations anti-gouvernementales ont lieu depuis plusieurs mois en Irak et au Liban. Agnès Levallois, vice-présidente de l’IReMMO (Institut de recherches et d’études Méditerranée-Moyen-Orient), maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, souligne les convergences entre les mouvements de contestation qui secouent les deux pays. Elle note en particulier les similitudes des mots d’ordre contre le système communautaire, les Irakiens dans la rue se rassemblant autour de leur drapeau, celui de l’État irakien, tout comme les Libanais autour du leur. Le rejet de l’influence iranienne est également au cœur des protestations.

En Irak et au Liban les manifestants brandissent le drapeau national
ap/Khalid Mohammed et Mahmoud Zayyat/AFP Montage

Les mouvements de contestation qui agitent le Liban et l’Irak depuis trois mois posent de nombreuses questions tant sur le plan intérieur - la nature de la contestation et son évolution - que sur le plan régional, en raison de l’influence et du jeu particulier de l’Iran dans ces deux pays.
Les dernières évolutions, suite à l’assassinat du général Ghassem Soleimani le 3 janvier 2020 et à la riposte iranienne quelques jours plus tard contre des bases irakiennes abritant des soldats américains, ont pu laisser penser que les ressorts de la contestation seraient brisés. Or il n’en est rien. Une partie des manifestants irakiens a salué la disparition du général de la force Al-Qods, responsable de la mainmise iranienne sur leur pays, et la mobilisation a repris. Le 10 janvier, des milliers de manifestants se sont rassemblés place Tahrir à Bagdad mais également dans les villes du sud au cri de « non à l’Amérique, non à l’Iran ».

Les ressorts de la mobilisation au Liban

La similitude des mots d’ordre lancés par les manifestants, mettant en cause le système communautaire, est saisissante dans ces deux pays où le système politique repose sur une répartition des postes en fonction des appartenances confessionnelles. Selon un sondage réalisé par le Lebanese Center for Policy Studies, l’abolition du confessionnalisme arrive en troisième position des revendications des manifestants libanais, derrière l’exigence de comptes aux responsables et une meilleure représentation politique.
Ce système, remis en question par les manifestants libanais, remonte à la période du mandat français sur le pays du Cèdre lorsque le Haut-Commissariat pour le Liban et la Syrie instaure par décret l’inscription de la confession des communautés dans l’ordre juridique libanais. Lorsqu’en 1943, le pays accède à l’indépendance, c’est un accord oral, le Pacte national, conclu entre les chefs maronite et sunnite, qui entérine le confessionnalisme politique dans le pays. Cet accord prévoit également de « mettre en place un quota pour les sièges parlementaires et les postes ministériels, quota qui prévoyait une répartition à raison de six chrétiens pour cinq musulmans ».

Signés en octobre 1989, les accords de Taëf, qui ont mis un terme à la guerre civile libanaise, ont apporté quelques modifications au système en vigueur en installant un régime parlementaire au détriment des prérogatives du président de la République. Ce dernier garde néanmoins un rôle significatif car il est garant de l’unité du pays et veille au respect de la Constitution. Il est intéressant de noter que la Constitution de Taëf organise l’État des communautés, ce contrairement à l’article 95, qui opte pour l’abolition du confessionnalisme politique.

Cet article précise que « la suppression du confessionnalisme politique constitue un but national essentiel » et il propose la création d’un « comité national » chargé d’élaborer un processus de transition pour sortir le pays du confessionnalisme politique ». Selon Antoine Messara, ancien membre du Conseil constitutionnel, la Constitution libanaise n’est pas confessionnelle mais elle a été « confessionnalisée à l’extrême par des ‘politicards’ qui, pour couvrir le clientélisme, parlaient de communautarisme ».

L’Etat est en faillite

En effet, le système, qui est avant tout celui d’un clientélisme « habillé » de communautarisme, est remis en question par les manifestants car il a démontré son incapacité à administrer le pays et, plus grave, a servi à piller les richesses du pays. Les zaïms, ou chefs de clan, de communauté, ont pris prétexte de ce système pour se répartir la rente économique au détriment du développement du pays. Raison pour laquelle les infrastructures ne fonctionnent pas : nombreuses coupures d’électricité, problème d’approvisionnement en eau, ramassage des ordures défaillant ou inexistant, routes en très mauvais état, système éducatif public catastrophique…
La crise éclate aujourd’hui car les caisses de l’État sont vides et ce pour plusieurs raisons : les remises des Libanais à l’étranger ont baissé de près de moitié entre 2008 et 2018 ; les pays qui traditionnellement venaient au secours du Liban ne veulent plus alimenter un système qui a démontré son incapacité à mener les réformes promises ; l’Arabie saoudite, en désaccord avec le rôle du Hezbollah dans le gouvernement, n’entend plus verser d’aide et l’Iran ne dispose plus des mêmes ressources que par le passé en raison des sanctions économiques. Pour l’ensemble de ces facteurs, l’État est en faillite.
Ce système, nullement remis en question depuis 1990, semblait bien installé jusqu’au 17 octobre lorsque, suite à la décision du gouvernement d’instaurer une taxe sur les communications par WhatsApp, les Libanais sont descendus dans la rue. Très vite, aux mots d’ordre contre la taxe s’est ajoutée l’interrogation sur la nature du système politique. La population se rend parfaitement compte de la perversité du système, d’où sa volonté de le changer ; mais elle se heurte au mur de ceux qui le contrôlent. Ces derniers apparaissent comme complètement déconnectés de la réalité, la seule chose qui leur importe est de se maintenir coûte que coûte en gagnant du temps. Les divergences au sein de la classe politique sont nombreuses mais il y a un relatif consensus pour éviter toute réforme, synonyme de la remise en question de leur place et de leurs intérêts. Le niveau de corruption est élevé : selon l’ONG Transparency International, le Liban est en 138ème position sur 180 pays. C’est ainsi que la proposition avancée par certains de constituer un gouvernement de technocrates, en excluant tous les responsables de la classe politique actuelle, est rejetée par ceux qui veulent continuer à s’accrocher au pouvoir, renforçant ainsi la colère des manifestants.

L’image du Hezbollah mise à mal

Une autre caractéristique de ce mouvement est que le Hezbollah, qui, jusque-là, se présentait comme un mouvement populaire qu’il était difficile de critiquer, n’est pas épargné par la contestation. Des manifestations se sont tenues dans ses fiefs à Tyr, Nabatiyeh. Et pour la première fois les fidèles demandent des comptes à son chef Hassan Nasrallah. Son image de défenseur des « déshérités » est ainsi mise à mal. Il est coincé entre d’un côté son alliance avec le président Aoun et Nabih Berri et d’autre part son discours sur la lutte contre la corruption, qui ne s’est pas traduit en actes. C’est la raison pour laquelle Hassan Nasrallah explique le mouvement par un « complot » venu de l’étranger, provoquant la stupeur et l’incompréhension jusque dans ses rangs.
L’annonce de la démission du Premier ministre, Saad Hariri, n’a pas suffi à calmer la rue qui entend, elle, faire partir l’ensemble de la classe politique : kellon yaeni kellon. Pas plus que les noms avancés ensuite, tels que Mohamed Safadi ou Samir Khatib, qui sont des figures du système rejeté par les manifestants. Le pouvoir joue sur l’essoufflement du mouvement mais se heurte à la détermination des jeunes, qui ne se laissent pas intimider par la mobilisation de certains partis comme Amal ou le Hezbollah, qui envoient leurs hommes attaquer les lieux de rassemblement de la contestation. Mais l’inquiétude de la résurgence de la violence est présente.
C’est ainsi que pour l’ancien ministre Charbel Nahas, à la tête d’une association qui aspire à un État laïque, démocratique, juste et efficace, la seule issue est l’émergence d’un État laïque : « L’État ne peut plus être représenté par des chefs de bande communautaires et des milliardaires qui lorsqu’ils sont d’accord font des combines, et lorsqu’ils ne sont pas d’accord bloquent tout. Il faut déplacer cette légitimité vers un pouvoir laïque ».
Le 19 décembre, le président Aoun a chargé Hassan Diab, universitaire, ministre de l’Éducation entre 2011 et 2014, de constituer le gouvernement. La tâche est compliquée pour l’ancien vice-président de l’Université américaine de Beyrouth en raison des conditions dans lesquelles il a été choisi. Il n’est soutenu que par 69 députés sur 128 et surtout il n’a pas le soutien du Courant du futur de Saad Hariri, principal représentant de la communauté sunnite à laquelle il appartient. Le risque est grand de retomber dans une polarisation confessionnelle avec un gouvernement soutenu par le Hezbollah et ses alliés, ce qui va à l’encontre du mouvement lancé le 17 octobre. Cela risque également de reléguer au second plan les défis économiques et sociaux car le gouvernement, une fois constitué, ne pourra pas prendre les mesures qui s’imposent. Enfin, l’aide espérée de la communauté internationale ne viendra pas car elle est conditionnée à la formation d’un gouvernement réformateur et non d’un cabinet dominé par le Hezbollah, parti sous sanctions des États-Unis, qui le considèrent comme une organisation terroriste.

Les particularités du mouvement irakien

La similitude avec la situation en Irak est forte car après l’annonce de la démission du Premier ministre Adel Abdel Mahdi, acceptée par le Parlement le 1er décembre 2019, les manifestants ont demandé la « chute du régime ». Ils considèrent que le départ d’Abdel Mahdi n’est qu’une première étape et que seul le renouvellement de la classe politique permettra de lutter contre le fléau de la corruption, qui a vu s’évaporer l’équivalent de deux fois le PIB. 89 % des Irakiens n’ont aucune confiance dans la classe politique. Le système politique mis en place par les Américains après la chute de Saddam Hussein et largement sous influence iranienne est à bout de souffle. L’un des pays les plus riches au monde connaît de graves coupures d’électricité, principalement dans la région du sud la plus dotée en hydrocarbures, et un Irakien sur cinq vit sous le seuil de pauvreté. Selon le classement de l’ONG Transparency International, l’Irak arrivait à la 168ème place sur 180 pays en 2018.

Les jeunes Irakiens actifs dans le mouvement – de nombreux mineurs figurent au nombre des victimes – viennent principalement de la ceinture pauvre de Bagdad majoritairement chiite, Sadr City. Ils sont en rupture avec le passé et ils ont investi la place Tahrir pour retrouver une dignité dont ils ont été privés. Ils ne la quitteront donc pas avant d’avoir obtenu satisfaction car ils n’ont rien à perdre. Ils ne craignent pas les balles réelles, à croire qu’ils se pensent parfois dans un jeu vidéo, non dans la réalité. La chercheuse Loulouwa al-Rachid rapporte qu’ils sont surnommés la « génération PUBG », du nom d’un jeu vidéo en ligne qui a des millions d’adeptes en Irak, Players Unknown’s Battlegrounds.
Ils n’ont pas le projet de quitter le pays : ils veulent y vivre mais dans des conditions acceptables. Difficile d’imaginer, dans ce contexte, ce qui pourra les amener à arrêter le mouvement en dehors de garanties sérieuses sur l’émergence d’un État qui leur accorderait ce qu’ils attendent – à savoir une reconnaissance et des emplois. Leurs exigences s’articulent autour d’un gouvernement de transition, un changement de la loi électorale et enfin des élections anticipées.
La dimension sociale de la mobilisation est importante car plus de 30 % des jeunes sont au chômage ; et après seize ans de confessionnalisation du pouvoir, la gestion du politique a clairement échoué.
Ce mouvement n’est ni ethnique ni confessionnel mais composé de la base sociale chiite livrée à elle-même par les élites chiites depuis 2003. Pour le chercheur Hosham Dawod, il s’agit d’une « contestation sociale et politique essentiellement chiite contre un pouvoir lui-même chiite, qui émane de la nouvelle génération. Ces jeunes, issus de la majorité chiite de la population, reprochent à leurs aînés d’avoir enterré le pays et son identité, d’avoir avalisé la corruption, laissant les milices noyauter l’État, sachant que l’essentiel des ressources du pays se trouve en zones chiites. En somme, c’est l’échec d’un pouvoir politico-confessionnel rejeté par sa propre base sociale ».

Le ressentiment de la population

L’Irak a connu plusieurs mouvements de contestation entre 2003 et 2015, qui mettaient en avant des revendications essentiellement sectorielles même si les questions sécuritaires et sur le partage du pouvoir entre les communautés étaient déjà exprimées. Notons qu’un des enseignements des dernières élections législatives qui se sont déroulées en mai 2018 était un recul du vote communautaire, qui était déjà perceptible en 2015 lors des mobilisations populaires contre le système politique confessionnel, la corruption et les inégalités socio-économiques, le manque de services publics.

L’absence de mesures prises par le gouvernement au cours de ces dernières années n’a fait qu’accroître le ressentiment de la population face aux élites politiques, ressentiment qui s’exprime à nouveau depuis le 1er octobre dernier.
En 2015, le mouvement de contestation demandait l’établissement d’un État civil mais les revendications n’avaient pas été relayées de façon significative en raison de la lutte contre l’organisation État islamique, qui accaparait l’intérêt des Irakiens mais également de la communauté internationale. Bassorah, grande ville du sud, a déjà connu des manifestations, en juillet 2015 et en 2018, en raison du manque d’électricité. Une majorité de jeunes est alors descendue dans la rue mais le mouvement a été violemment réprimé, tout comme à Nassiriyya.
Le système éducatif est également dans un état catastrophique et, là encore, les moyens nécessaires ne sont pas débloqués pour tenter de remédier à cette situation, qui a de lourdes conséquences pour les jeunes et leur avenir. De nombreux jeunes manifestants sont analphabètes.
Qu’en est-il des populations sunnites irakiennes ? Elles n’osent pas manifester et exprimer ouvertement leur soutien aux manifestants de peur de représailles, d’être accusées d’être affiliées à l’organisation Etat islamique et, de ce fait, soumises à la législation antiterroriste. Leur priorité est aujourd’hui de reconstruire leur territoire détruit en raison de la lutte contre l’EI et non de rejoindre le mouvement de contestation. Cela ne les empêche pas de soutenir le mouvement. En outre, les manifestants préfèrent que les sunnites ne participent pas au mouvement pour ne pas donner d’argument au pouvoir, qui pourrait envoyer l’armée au nom de la lutte contre le terrorisme. Quant aux Kurdes, ils ne s’opposeraient pas à une réforme de la Constitution, une demande des manifestants, mais ils veulent aussi des garanties qu’ils garderont les avantages dont ils disposent actuellement.

Le poids des milices

Le poids des milices est déterminant dans le pays, au point que le Premier ministre n’a eu de cesse de déclarer que son gouvernement n’était pas responsable de la répression mais que c’était le fait d’une « tierce partie », à savoir les milices. Ces dernières jouent un rôle important et elles sont composées majoritairement de jeunes chômeurs déscolarisés, socialisés dans une culture populaire où la violence est banalisée.
Regroupées au sein de la mobilisation populaire, Hachd al-Chaabi, elles ont acquis une reconnaissance en participant à la lutte contre Daesh, à la reconquête des zones contrôlées par l’organisation radicale. Il est question d’une cinquantaine de milices regroupant entre 120 et 150 000 hommes et disposant d’un statut officiel. Une loi en 2016 en a fait un outil de défense parallèle bénéficiant de son budget propre – 1 milliard de $ en 2016 et plus de deux milliards aujourd’hui –, d’armements lourds et sophistiqués ainsi que de ses propres services de renseignement. Les milices sont aujourd’hui majoritairement concentrées à Bagdad.
L’élection législative de mai 2018 a représenté un tournant car le milicien chiite Moqtada Sadr est arrivé en tête du scrutin avec sa formation Sa’iroun, juste avant la coalition de l’Alliance du Fatah représentant le versant politique de la mobilisation populaire. Ces deux poids lourds de la scène politique ont ainsi détrôné les partis politiques de l’islam politique chiite, marginalisés au profit des milices. Mais aujourd’hui, Moqtada Sadr ne semble pas pouvoir être la solution même s’il est une figure majeure de la vie politique. Son positionnement est ambivalent – avec un pied dans les manifestations et un autre dans le gouvernement. Il a soutenu la nomination d’Adel Abdel Mahdi au poste de Premier ministre en 2018, il a donc une responsabilité dans la situation actuelle. S’il préfère un gouvernement faible à l’absence de gouvernement, les manifestants veulent, eux, un changement radical et non un changement graduel ; un gouvernement démocratique sans ingérence extérieure.
Le régime est dans une impasse totale et la seule option pour lui est la répression, d’où un bilan extrêmement lourd : au moins 500 morts et près de 20 000 blessés officiellement.

Les points de convergence entre l’Irak et le Liban

Il est frappant de constater que dans les deux pays, les femmes sont très nombreuses à descendre dans la rue, à participer aux mouvements. Les sociétés bougent, les femmes prennent leur place, la revendiquent. Elles sont jeunes, parfois très jeunes et défient l’interdiction de leurs parents pour participer à ce moment historique. Elles deviennent des acteurs à part entière même si une partie de leurs concitoyens préfèreraient les voir cantonnées à un rôle traditionnel.
Car il s’agit bien d’un moment historique de ces sociétés qui sont en mouvement, qui veulent faire entendre leur voix et qui bravent le conservatisme imposé par les religieux. Moment historique car les Irakiens dans la rue se rassemblent autour de leur drapeau, celui de l’État irakien, tout comme les Libanais brandissent leur drapeau. Ils refusent le système de quotas qui s’applique dans les différents secteurs de la vie politique et administrative. Leur revendication est donc avant tout celle de l’émergence d’un État, d’un État laïque.
La conclusion à laquelle arrivent les manifestants dans les deux pays est que le système dans lequel ils évoluent n’est plus réformable, d’où l’exigence d’un changement complet, et non pas graduel, par le départ de la classe politique actuelle. Ils expriment également tout refus d’intervention extérieure. L’Iran est bien évidemment pointé du doigt de façon extrêmement virulente par les manifestants, qui supportent de moins en moins son rôle dans la gestion des affaires. Ceci est particulièrement vrai dans les régions du sud de l’Irak en raison de la proximité avec l’Iran. Mais le risque est grand que Téhéran déploie tous les moyens en sa possession pour garder l’Irak, d’où les discours réitérés sur le complot contre ce pays dénoncé par le guide suprême.
Autre point de similitude : le fait que les mouvements dans les deux pays se sont étendus à l’ensemble du territoire et ne se sont pas limités aux capitales, Bagdad et Beyrouth.
Il ne s’agit pas ici de laisser penser que les manifestants entre les deux pays s’organisent pour mener un mouvement ensemble mais seulement de faire apparaître les similitudes dans les mots d’ordre, dans la nature de la mobilisation, qui a des ressorts d’ordre avant tout socio-économique, et dans la volonté de pouvoir continuer à vivre dans leur pays sans être obligé de le quitter en l’absence de perspectives d’avenir. Dans les deux cas nous sommes dans un face-à-face rue/pouvoir et non sunnites/chiites en Irak et chrétiens/musulmans au Liban.

Remise en cause du rôle de l’Iran

L’influence de Téhéran dans les affaires intérieures irakiennes et libanaises est contestée par les manifestants, parfois même sur le mode humoristique. Un jeune Irakien de Kerbala déclare ainsi : « les Iraniens n’ont pas réussi depuis quarante ans à nous contaminer avec leur révolution et voilà qu’en quarante jours notre révolution les atteint ! ». « Iran dehors, Irak libre » est un des slogans entendus dans les manifestations. La présence iranienne au plus haut niveau de l’État irakien et dans les sphères économiques est ainsi dénoncée tout comme la corruption qui étrangle l’économie du pays. Ce que critiquent vivement les manifestants, c’est que le gouvernement irakien soit inféodé à l’Iran et que ce dernier soutienne ce gouvernement incompétent, plus que l’Iran en tant que tel.
L’incendie qui a détruit le consulat iranien à Nadjaf le 27 novembre est significatif de l’état d’esprit de nombreux Irakiens, qui entendent retrouver leur souveraineté dans leur pays. Les manifestants ont attaqué la représentation diplomatique aux cris de « l’Iran dehors ! », allant jusqu’à remplacer le drapeau iranien par celui de l’Irak. Il s’agit là d’un acte hautement symbolique dans la ville qui accueille de nombreux pèlerins iraniens, sanctuaire pour les chiites car la ville abrite le mausolée de l’imam Ali, cousin du prophète et premier imam chiite.
Le consulat iranien à Kerbala avait déjà été touché début novembre par un incendie et les forces de sécurité irakiennes étaient rapidement intervenues, provoquant la mort de quatre personnes. La violence de la mobilisation dans le sud du pays s’explique tout particulièrement par la plus grande proximité avec l’Iran et son influence sur les habitants de cette région, ce dont ils ne veulent plus. Cette région est également délaissée par les autorités de Bagdad et elle a connu par le passé des mouvements de contestation. Bassora et les provinces du sud ont connu, à l’été 2018, une forte mobilisation en raison de coupures d’électricité lorsque les grandes chaleurs sévissaient et de la difficulté à avoir accès à de l’eau potable.
La présence à Bagdad à plusieurs reprises de l’Iranien Ghassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods, a suscité la colère de nombreux habitants du pays car il venait exiger du Premier ministre qu’il résiste aux exigences des contestataires en réprimant le mouvement. Ce qu’il a fait pendant plusieurs semaines avant de présenter sa démission au Parlement, qui l’a acceptée le 1er décembre. Ce qui l’a décidé à se retirer est le lourd bilan de la répression, alors que les autorités ne cessent de dire que ce sont des « tireurs non identifiés » qui en sont responsables et de regretter un « usage excessif de la force ».
L’assassinat de Ghassem Soleimani sur le sol irakien et la riposte iranienne ont relancé la contestation, qui demande la fin des ingérences extérieures : « gardez votre guerre loin de l’Irak » est une affiche que l’on peut voir à Bagdad. Ali Sistani, la plus haute autorité religieuse du pays, a condamné dans son prêche du 10 janvier la confrontation entre les États-Unis et l’Iran sur le sol irakien, dénonçant une atteinte à la souveraineté nationale.
L’Iran est très attentif à l’évolution de la situation en Irak car ce pays est la seule porte ouverte sur l’extérieur depuis l’établissement des sanctions contre Téhéran suite à la décision américaine de se retirer de l’accord sur le nucléaire. C’est son premier marché international lui permettant d’exporter ses produits. Il essaie donc d’instrumentaliser le mouvement selon ses intérêts. Enfin, Bagdad a besoin de Téhéran pour son approvisionnement en électricité : l’imbrication entre les deux pays est étroite.
Les Irakiens ne supportent pas d’être traités comme un peuple sous domination et dénoncent leur gouvernement soumis à Téhéran. Ils estiment que leurs dirigeants ne sont pas des « Irakiens » et que ce sont les intérêts iraniens qui sont à la manœuvre. Ainsi, le slogan « Iran dégage » énerve les responsables irakiens car cela les met face à leur incapacité à tenir tête à Téhéran. Les Irakiens considèrent que les Iraniens ont confondu avoir une influence sur leur pays et vouloir les subordonner. Les résultats de Arab Barometer 2019 font apparaître que l’ingérence extérieure arrive en troisième position des défis auquel l’Irak doit faire face – la corruption arrive en tête, suivie de l’économie – selon les personnes interrogées.
Les Iraniens entendent peser sur le choix du futur Premier ministre et le président de la République irakien fait lui de la résistance, en refusant de signer la nomination d’un homme dont les manifestants ne veulent à aucun prix. Téhéran a une raison supplémentaire de suivre de près la situation en Irak, à savoir les évolutions sur la scène intérieure iranienne. Le pays est déstabilisé par les sanctions qui le frappent depuis plus d’un an avec de lourdes conséquences sur la population. Les manifestations qui se sont déroulées entre le 15 et le 18 novembre 2019 ont vivement inquiété les autorités, qui ont utilisé une forte répression pour y mettre un terme. Le bilan, selon les ONG, est d’au moins plusieurs centaines de morts alors que les autorités n’admettent que cinq décès officiellement. La marge de l’Iran dans sa volonté de mener la contre-révolution au Liban et en Irak est néanmoins limitée. L’Iran ne contrôle pas toutes les milices en Irak et il essaie d’arbitrer la situation afin de garder son levier d’influence régionale lui permettant de mobiliser des forces à même de combattre en Syrie par exemple.

Le maintien de son influence en Irak est vital, ce qui est moins le cas du Liban, même si le territoire libanais est un moyen par lequel Téhéran peut faire très facilement passer des messages, ce qu’il ne se prive pas de faire. Il n’est pas favorable à un gouvernement constitué de technocrates car cela réduirait le poids du Hezbollah dans la vie politique, d’où le blocage. Son chef Hassan Nasrallah prend soin de préciser qu’il est opposé à cette option pour éviter les manipulations extérieures. La thèse du complot extérieur est régulièrement avancée par les Iraniens aussi bien en Irak qu’au Liban pour justifier leurs prises de position contre les manifestations populaires. Ils se retrouvent à soutenir le mouvement contre-révolutionnaire à l’image de ce qu’ont fait les monarchies du Golfe, tout particulièrement l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis au lendemain des mouvements de contestation qui ont touché de nombreux pays arabes en 2011. Et pour la première fois, la contestation a gagné les régions chiites dominées par Amal et le Hezbollah, n’épargnant pas le parti de Dieu. La personne de Nasrallah était jusque-là intouchable et, grâce à son aura, il parvenait à maintenir le statut particulier de son mouvement, lui permettant de disposer de ses armes à la différence des autres milices qui ont dû désarmer au lendemain de la signature des accords mettant un terme à la guerre civile.
Grâce à l’alliance que le Hezbollah avait nouée avec le parti du Courant patriotique libre (CPL), mouvement du président Aoun, il avait renforcé son pouvoir à la satisfaction de Téhéran. Cette perte d’influence suscite des déclarations iraniennes qui estiment que les mouvements, aussi bien au Liban qu’en Irak, sont instrumentalisés par Washington. Le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, a déclaré : « Les États-Unis, les services de renseignement occidentaux soutenus par des fonds de quelques pays réactionnaires de la région sont en train de causer des troubles dans nos pays voisins, dans des pays dont nous sommes proches (…) en vue de détruire la sécurité régionale ».

Conclusion

Les mouvements qui agitent le Liban et l’Irak ont provoqué un changement de paradigme important : les responsables de ces deux pays ont peur de la rue, n’osent pas sortir de crainte des réactions que leur présence suscite. Ils sont en sursis et même si la force et la répression sont le premier réflexe utilisé, la détermination des jeunes ne se laissera pas entamer facilement. Les rapports de force internes sont donc à observer tout comme le rôle que l’Iran entend continuer à jouer dans ces deux pays essentiels pour son influence régionale. Son affaiblissement est réel ainsi que le risque de fuite en avant qui se traduit à Bagdad et dans une moindre mesure à Beyrouth.
Le paradoxe est que Téhéran souhaitait auparavant maintenir le statu quo en Irak, qui a été instauré par Washington mais qui lui convenait : le chercheur Adel Bakawan parle d’ailleurs d’une cogestion américano-iranienne de l’Irak. Au Liban, les Américains continuent à aider l’armée libanaise, ce qui est un moyen de contrer l’influence du Hezbollah et par là même celle de l’Iran dans son projet de « pression maximale » sur ce pays. Mais les derniers développements en Irak ne manquent pas d’inquiéter sur les risques d’escalade entre les États-Unis et les milices chiites en Irak. Le 29 décembre, des frappes américaines ont visé des installations des brigades Hezbollah, milice chiite irakienne liée à l’Iran basée à la frontière entre l’Irak et la Syrie. Ces opérations font suite à l’attaque à la roquette qui a touché une base abritant des soldats américains dans le nord de l’Irak deux jours auparavant, tuant un sous-traitant américain. Le chef des brigades Hezbollah, Abou Mahdi Al-Mohandes, avait alors promis des représailles mais il a été tué lors de l’opération menée par les Américains contre Ghassem Soleimani.
L’Irak essaie de se maintenir à l’écart de la tension entre Téhéran et Washington mais les derniers événements montrent que l’Irak est pris en tenaille entre les deux pays. Ces événements permettront-ils, paradoxalement, le départ des troupes américaines d’Irak, ce qui était un des objectifs de Ghassem Soleimani ? Le parlement irakien a voté une résolution en ce sens mais l’administration américaine a aussitôt réagi en déclarant : « A ce stade, toute délégation qui se rendrait en Irak serait chargée de discuter de la meilleure manière de reconfirmer notre partenariat stratégique, pas de discuter d’un retrait des troupes ».
Quel avenir pour ce pays affaibli par le vide politique dû à la démission du Premier ministre et à la difficulté de lui trouver un successeur acceptable aussi bien par les manifestants que par l’Iran sur fond de montée des tensions entre Téhéran et Washington ? Les manifestations du 10 janvier ont démontré que les jeunes Irakiens continuent à se mobiliser et n’entendent pas se laisser voler leur mouvement. Quant au Liban, la contestation se poursuit également sur l’ensemble du territoire, le Premier ministre désigné étant rejeté par les protestataires. Ces derniers condamnent le « mépris des autorités vis-à-vis de la dignité du peuple ». Le divorce va grandissant dans les deux pays entre la population et les dirigeants, ces derniers n’acceptant pas de remettre en cause leur gestion dramatiquement défaillante des affaires de l’État. Ils n’arrivent pas à casser la détermination des contestataires, qui sont prêts à aller jusqu’au bout quel que soit le prix à payer car ils sont convaincus qu’ils n’ont plus rien à perdre. Mais de quelle marge de manœuvre disposent-ils face à la tension américano-iranienne, dont le sol irakien va probablement demeurer l’otage ?

Le titre et les intertitres sont de la rédaction de Boulevard Extérieur