Les enjeux idéologiques des primaires

A six mois des élections aux États-Unis, nous publions chaque semaine la chronique de Dick Howard, professeur de philosophie politique à la Stony Brook University dans l’Etat de New-York.

Il y a eu de nouvelles primaires Républicaines le 7 mai en Caroline du Nord, en Virginie occidentale et en Indiana… On pourrait penser que ces primaires ne servent plus à rien, puisqu’on sait maintenant que Mitt Romney sera l’adversaire de Barack Obama, mais ce serait mal connaître le système politique américain…Les enjeux idéologiques des primaires qui se sont déroulées hier dans l’Indiana par exemple étaient les mêmes que ceux que nous connaissons depuis le début de la course : l’opposition d’un « vrai conservateur » à un modéré pragmatique ; autrement dit, le Tea Party contre l’Establishment. En l’occurrence, il s’agissait de l’avenir de Richard Lugar, 80 ans, sénateur depuis 36 ans, connu surtout pour son leadership en politique étrangère. Son opposant, Richard Mourdock, Trésorier de l’Etat et membre du Tea Party, soutenu par Sarah Palin, explique que le long séjour du sénateur à Washington — au point qu’il n’a plus de résidence dans l’Etat — lui a fait oublier les valeurs et les intérêts quotidiens des bons citoyens de l’Indiana. 

Il y a aussi un enjeu national : le contrôle du sénat. L’espoir des Démocrates est que le candidat du Tea Party soit considéré comme trop radical, de sorte que son extrémisme soit retourné contre lui en novembre, comme cela s’était passé en 2010 dans le Nevada et dans le Delaware, permettant aux Démocrates de garder le contrôle du Sénat malgré le raz-de-marée Républicain.

Mais la politique étrangère de Barack Obama est l’un des points les plus forts de son bilan, et le sénateur Lugar va utiliser cet argument durant la campagne. Un bref rappel historique : dès la sortie de la deuxième Guerre mondiale, et jusqu’au début des années 60 (y compris du temps d’Eisenhower), c’étaient les Démocrates qui dirigeaient de facto la politique étrangère, contre les tendances isolationnistes ou messianiques qui divisaient les Républicains. Ce furent la guerre au Vietnam, puis la candidature pacifiste de George McGovern, qui laissèrent le parti Démocrate divisé et sans orientation. Il s’agit donc d’un changement pour ainsi dire d’époque ; pour la première fois depuis 40 ans, les Démocrates ne partent pas en campagne avec un bras déjà lié. Ils pourront maintenant courir et « aller de l’avant sur leurs deux jambes » au lieu d’avoir à se défendre.

« Oussama ben Laden est mort, General Motors est vivante »…

Cependant l’économie nationale n’est pas remise sur pied, loin de là, même si Détroit se porte un peu mieux depuis quelque temps. Et cela va beaucoup importer dans le reste de la campagne. Le pari d’Obama n’est pas que d’ici six mois l’on revienne aux cimes connues avant 2008. C’est tout le sens du slogan de sa campagne « Forward ! ». Le message est triple. D’abord, empêcher Romney de s’approprier la rhétorique utilisée par Ronald Reagan en 1980 (contre Jimmy Carter) : est-ce que vous vivez mieux qu’il y a quatre ans ? Si Romney pose cette question — et la tentation sera grande, étant donné la profondeur de la récession — Obama répliquera que Romney veut revenir à la politique économique responsable de ces mauvais résultats. Lui-même propose d’aller résolument de l’avant : « Forward » ! Ainsi, Obama étiquettera son opposant homme du passé alors que lui-même représentera l’avenir. Enfin, comme on sait que, depuis l’orée des temps, l’un des impératifs de la politique est de « définir » l’opposant avant qu’il ne vous ait défini, Obama se posera ainsi en maître du jeu dès le début d’une campagne qui durera jusqu’au 6 novembre !

De leur côté les Républicains ne restent pas passifs. Mitt Romney se présente comme l’expert en économie mais il faudra également qu’il contre-attaque sur le plan des valeurs.

L’isolement de Julie

Or « Julie » est devenue un enjeu symbolique en ce début de campagne. Les Démocrates ont créé ce personnage, et présentent les étapes de sa vie, pour montrer comment il bénéficie de leur politique. Mais, voulant mettre les points sur les « i », ils ont peut-être mis les pieds dans le plat ! On voit Julie à 3 ans, accueillie dans une crèche publique ; on la retrouve étudiante boursière ; pendant ses études, elle bénéficie non seulement de la contraception gratuite mais de l’assurance santé de sa famille, jusqu’à 26 ans ; plus tard, elle recevra un prêt subventionné pour ouvrir sa PME ; et quand elle prendra sa juste retraite, elle aura droit à la sécurité sociale…

Du point de vue Républicain, cette histoire trahit le fond sinistre de la politique des Démocrates, car la vie de Julie dépend du début jusqu’à la fin du gouvernement ! Ce que les Démocrates considèrent comme la création de possibilités pour l’épanouissement individuel est entendu par les Républicains comme l’instauration d’une dépendance qui subvertit jusqu’aux racines de la liberté individuelle ! Julie en effet n’a pas de parents, pas d’amis, elle n’appartient à aucune communauté, aucune Eglise ; elle n’a pas de mari, pas d’enfants ; sa PME est dans le numérique… On comprend qu’un conservateur classique, disciple de Burke, y voit les affres du libéralisme sauvage. Mais on comprend aussi la résonance de l’accusation de « socialisme » lancée contre Barack Obama et son parti.

On pouvait lire dans le New York Times la semaine dernière que les rassemblements de Barack Obama ressemblent aux « concerts d’une rock star vieillissante ». La comparaison sonne juste. En 2008, c’était la nouveauté de la candidature, et le volontarisme, optimiste ou aveugle, qui portaient les esprits au delà de ce qu’ils auraient pu imaginer. L’étoile a perdu de sa chaleur, mais elle reste visible à l’horizon. Les cheveux du président ont grisonné, mais sa voix essaie malgré tout d’évoquer des souvenirs, des valeurs, et surtout des espoirs. Au delà de l’économie, la campagne se jouera sur la capacité du président à redevenir le Barack Obama qu’il fut… et celle du public de dépasser ses a priori idéologiques !