Les incertitudes d’une succession attendue et redoutée

L’abdication d’Albert II au profit de son fils Philippe est lourde de menaces. Beaucoup se demandent si le nouveau souverain saura, le moment venu, faire face aux troubles que ne manquerait pas de provoquer la montée des indépendantistes flamands aux élections de 2014.

Les Belges ont la réputation (justifiée) de ne pas se prendre au sérieux. Leur esprit de dérision s’applique aussi à leurs dirigeants, à commencer par leur roi. Albert II a été souvent moqué depuis qu’il est monté sur le trône il y a vingt ans. Ces dernières années, c’est son fils aîné, Philippe, qui a fait l’objet des railleries les plus féroces. On a critiqué son apparente gaucherie, ses discours stéréotypés, ses attitudes empruntées, on l’a dit intellectuellement limité, bref on l’a fait volontiers passer pour un benêt indigne d’exercer l’autorité royale. Alors qu’Albert II parvenait, au fil du temps, à se rendre populaire par son bon sens et sa modestie, c’est sur Philippe que se concentraient les attaques, au point que la perspective de son accession au trône suscitait de nombreuses inquiétudes.

Or voici venu le moment redouté. L’abdication d’Albert II, le 21 juillet, entraîne l’avènement de Philippe comme nouveau roi des Belges. Beaucoup s’interrogent encore sur sa capacité d’incarner la fonction. On objectera que, les pouvoirs du roi étant extrêmement restreints, ses talents personnels importent peu et qu’il n’est pas besoin d’être très malin pour assurer le rôle de représentation dévolu à la royauté.

Le problème est que le souverain belge n’est pas aussi démuni de responsabilités qu’il y paraît. D’abord parce qu’il symbolise l’union d’un pays profondément divisé entre ses deux grandes communautés linguistiques, dont il est censé être le garant. Ensuite parce qu’il a pour mission, en cas de crise politique, de chercher à apaiser les conflits et que de lui dépend en partie la mise en place d’un consensus. Albert II, longtemps critiqué et parfois sous-estimé, a réussi, à sa manière débonnaire, à devenir l’un des principaux ciments d’un royaume menacé d’éclatement. Il a par ailleurs fait preuve d’un réel savoir-faire comme médiateur et conciliateur pendant la longue crise gouvernementale de 2010-2011.

Le nouveau souverain saura-t-il faire aussi bien que son père ? Les élections de 2014 vont sans tarder le mettre à l’épreuve. On s’attend en effet à une forte poussée des indépendantistes en Flandre qui pourrait rendre difficile la formation du gouvernement fédéral et surtout porter une nouvelle atteinte à l’unité de la Belgique. Comment Philippe réagira-t-il s’il est appelé à faire face à une situation d’urgence qui mettrait en péril l’avenir du royaume ? Lui que les Flamands critiquent pour avoir pris parti, disent-ils, en faveur des francophones et que les francophones persiflent pour son inexpérience sera-t-il en mesure de jouer, si nécessaire, le rôle d’arbitre qui doit être celui du souverain ? Aura-t-il l’autorité requise pour maintenir l’Etat belge si les indépendantistes l’emportent et décident d’imposer leurs vues ?

On peut penser qu’après tout ces questions concernent principalement les Belges et que la séparation de la Belgique, voire la chute de la monarchie, n’affecteraient guère le reste de l’Europe. Toutefois on aurait tort de sous-estimer les effets déstabilisateurs de pareils événements. Le triomphe des indépendantistes flamands serait un encouragement donné à tous les nationalismes qui se développent en Europe, souvent liés à l’extrême droite et virtuellement porteurs de violences. De ce point de vue-là, la succession royale en Belgique est loin d’être anecdotique.