Les élections tenues depuis le début de l’année ont particulièrement souligné
l’ancrage de ces nouvelles forces, désormais bien implantées. La liste est édifiante.
En mars 2010 en Italie, la Ligue du Nord a conforté ses positions en obtenant 12,7 %
des voix au niveau national, et en remportant deux régions parmi les plus riches du pays
(la Vénétie et le Piémont). Le même mois aux Pays-Bas, le PVV de Geert Wilders,
qui ne s’était présenté que dans deux villes aux élections municipales, est arrivé en
tête à Almere (avec 22 % des suffrages) et second à La Haye. En avril en Autriche, la
candidate du FPÖ Barbara Rosenkranz est arrivée seconde à l’élection présidentielle
avec 15,62 % des voix, alors qu’en Hongrie, à l’occasion des législatives, le parti Jobbik
est devenu la troisième force politique du pays avec 16,7 % des voix. En juin, le PVV
a fait une réelle percée en arrivant troisième aux législatives (15,5 %) et en triplant
son nombre de sièges (24 sièges contre huit auparavant). En septembre dernier, en
Suède, l’extrême-droite des « Démocrates de Suède » a obtenu vingt sièges au Parlement.
En octobre à Vienne, 27 % des électeurs ont voté pour le leader du FPÖ lors des
élections municipales et régionales.
L’année 2010 offre ainsi un concentré saisissant de la montée de ces mouvements.
Mais les succès électoraux de l’extrême-droite se développent depuis plusieurs
années, et cet ancrage progressif a permis à celle-ci d’imposer peu à peu ses thèmes.
Les stratégies de cette influence sont diverses.
Dans quelques cas, l’extrême-droite accepte de participer au gouvernement au sein
d’une coalition de droite et impose ses mesures de l’intérieur. C’est la situation en
Italie (Alliance nationale et Ligue du Nord), en Autriche (FPÖ) ou en Pologne
(Samo obrona et la Ligue des familles). Mais le plus souvent, les partis d’extrême-droite
tentent de peser en restant dans l’opposition et en profitant, face à un
gouvernement minoritaire, de la conditionnalité de son soutien au Parlement pour
imposer ses volontés. Cette stratégie d’influence depuis l’extérieur a par exemple été
adoptée par le Parti du peuple (PVV) danois et lui a permis d’imposer toutes ses lois
anti-immigrés. Le même schéma est en passe de se reproduire aux Pays-Bas, où aux
termes d’un accord passé entre le gouvernement de droite minoritaire (chrétien-démocrates
et libéraux) et le parti de Geert Wilders, ce dernier soutient la coalition tout
en ne participant pas au gouvernement. De tels accords politiques profitent à plein aux
partis d’extrême-droite : ils se préservent de la notabilisation et de l’usure du pouvoir,
n’ont pas à supporter les contraintes de la gestion quotidienne, ne doivent pas justifier
le passage difficile des promesses à la mise en œuvre qu’ils laissent à leurs partenaires adversaires de droite, et gardent la capacité de se distancier sur certains points et de
fixer l’agenda sur d’autres qu’ils jugent prioritaires.
Enfin, même lorsque ces partis ne concluent pas d’accord électoral explicite, leurs
idées se diffusent, ne serait-ce que parce que leur implantation devient partout un
fait politique qui entre en compte dans les calculs lorsqu’il s’agit de calibrer des
discours au gré des sondages ou de définir une stratégie électorale. Cette influence
sur la droite traditionnelle a été particulièrement visible ces derniers temps en
Hongrie, au Royaume-Uni (où la campagne législative de mai 2010 a été marquée
par plusieurs prises de position de David Cameron très proches de celles du BNP,
dont la mise en place de quotas pour les immigrés non européens), et bien sûr en
France, ce que Nicolas Sarkozy a d’ailleurs revendiqué comme un des fondements
de son ancrage politique : siphonner l’extrême-droite non pas en travaillant à affaiblir
les causes de sa popularité, mais en reprenant ses discours.
DU VIEUX NOSTALGIQUE AU JEUNE DANDY
Tentons d’y voir un peu plus clair : comment caractériser ces extrêmes-droites ? Bien
sûr, chaque champ politique national est spécifique. Mais, au delà de cette diversité,
émergent deux grands types d’extrême-droite : à côté d’une extrême-droite que l’on
pourrait qualifier de « traditionnelle », fortement présente notamment en Europe de
l’Est, apparaît une autre forme d’extrême-droite rajeunie, adoptant un nouveau style
et renouvelant ses thèmes, particulièrement en Europe occidentale et nordique.
L’extrême-droite « traditionnelle » est la plus évidente et la plus reconnaissable.
C’est celle qui puise encore ses racines dans le fascisme des années 1930, voire pour
certains mouvements d’Europe centrale et orientale dans le nazisme (bien que de
façon non revendiquée : les groupes qui affichent publiquement cette filiation
restent partout infréquentables et ostracisés). Cette extrême-droite apparaît comme
une sorte de nationalisme des exclus, assez proche de ce que l’on connaît en France,
aux tendances autoritaires, à la fibre fortement sociale, parfois doublée de forts
restes d’antisémitisme (comme par exemple en Hongrie et en Pologne). Dans un
contexte économique et social difficile, ces partis s’appuient sur le ressentiment des
classes populaires qui vivent l’immigration comme une concurrence et un risque de
déclassement. Ils profitent du sentiment d’injustice engendré par la très inégale
répartition des gains de la transition économique, qui a considérablement accru le
niveau de vie d’une certaine classe souvent issue de l’ancienne nomenklatura, mais
a laissé beaucoup de jeunes et de retraités à la limite du seuil de pauvreté. Cet
électorat, las d’attendre les dividendes de la transition démocratique, porte les
mouvements d’extrême-droite.
L’Europe est évidemment et fortement rendue responsable de cette situation : alors
que l’adhésion avait suscité beaucoup d’espoir, elle a finalement provoqué bien des
frustrations, du fait notamment de l’augmentation des prix et des conséquences
sociales de la libéralisation à marche forcée de ces pays. Dans bien des cas,
l’intégration européenne a provoqué une radicalisation des opinions publiques.
L’Europe s’éloigne des peuples, comme l’indiquent les taux d’abstention record aux
élections européennes, qui ont oscillé entre 71 et 79 % en Pologne, en République
tchèque, en Roumanie, en Slovaquie, en Lituanie ou en Slovénie.
Parallèlement à l’ancrage de cette extrême-droite, essentiellement en Europe de
l’Est, se développe en Europe occidentale et nordique une extrême droite nouvelle, fortement rajeunie (à l’instar du leader des « Démocrates suédois » qui a 31 ans),
débarrassée de ses liens avec les mouvances fascistes ou néo-nazies et recentrée sur
l’immigration et la sécurité, avec une insistance toute particulière sur l’islam. Ces
partis, dont l’exemple le plus abouti est le PVV de Geert Wilders, ne développent
pas, ou rarement, des thèses racistes, ne sont pas antisémites – beaucoup sont même
de fervents soutiens de l’extrême-droite israélienne – et, s’ils ont pour principale et
violente obsession l’islam, établissent leur discours de rejet en usant d’un registre
quasi progressiste et laïc (défense de l’égalité hommes-femmes, des homosexuels, de
la liberté d’expression) qui désarçonne leurs adversaires. Aux yeux de ces extrêmesdroites,
l’islam, par nature expansionniste et obscurantiste, représente une menace
immédiate contre la « civilisation » dont ils seraient les derniers défenseurs, les
autres forces politiques ayant soit capitulé, soit refusé de reconnaître la réalité de ce
danger. Ces mouvements ne se dressent pas contre les interprétations ou les
utilisations radicales qui sont faites de l’islam, mais contre cette religion elle-même,
réduite au Coran, parfois comparé à Mein Kampf et qu’ils proposent d’interdire,
dessinant l’image d’un conspirationnisme orchestré depuis l’Arabie Saoudite ou le
Pakistan qui aurait pour projet de déferler sur l’Europe.
Cette nouvelle extrême-droite caractérise, outre le PVV hollandais, l’UDC suisse,
l’UKIP britannique, une partie de la Ligue du Nord et du Vlaams Belang. Beaucoup
d’observateurs locaux hésitent encore à qualifier ces nouveaux partis « d’extrême
droite » tant leurs méthodes, leurs références, leur style dandy qui puise beaucoup
dans les milieux jeunes et homosexuels diffèrent des partis nationalistes et
autoritaires traditionnels. La droite libérale elle-même semble de plus en plus les
considérer comme faisant partie de leur propre camp (et donc alliés potentiels de
coalition), en rappelant qu’ils sont en partie constitués d’anciens sympathisants de la
droite libérale : ainsi, Geert Wilders étant l’ancien assistant parlementaire du
commissaire européen Bolkenstein, le PVV ne serait pas vraiment un parti
d’extrême-droite...
L’EXPLOITATION DE LA DOUBLE QUESTION SOCIALE ET NATIONALE
Sur quoi s’appuient ces partis, au delà de leurs différences de style et de
positionnement politique ? L’attrait de l’extrémisme se nourrit bien sûr du désarroi
économique, de la violence de la mondialisation non maîtrisée, de la montée des
inégalités, des délocalisations. Mais cette explication n’est pas suffisante : elle permet
mal de cerner les nouveaux types d’extrême-droite et n’explique pas leur percée dans les pays moins touchés par la crise, où le chômage est faible et l’Etat-Providence
encore fort. Une seconde explication, complémentaire, s’impose : l’extrême-droite se
nourrit également d’un malaise identitaire largement déconnecté des turbulences
économiques, du sentiment de perte de repères et de valeurs provoqué par la
mondialisation, de la crainte d’une dilution des nations dans un ensemble européen
incapable de définir un « nous » collectif. Ce sont ces deux questions, sociale et
nationale, qui forment à travers toute l’Europe, quoique dans des proportions
diverses, le socle de la popularité de l’extrême-droite.
La question sociale est évidente là où l’extrême-droite récupère les perdants de la
mondialisation, particulièrement dans les pays d’Europe centrale et orientale dont
beaucoup ont été frappés par les effets déstructurants de celle-ci à peine sortis du
communisme. Sa percée est d’ailleurs concomitante avec le ralentissement de la
croissance (ou sa trop inégale distribution) et la montée du chômage. Mais elle n’est
jamais loin, même si elle est moins prégnante, dans les pays plus protégés qui ont
des taux de chômage encore faibles et une économie plus dynamique (pays
nordiques notamment) : les interrogations soulevées par la mondialisation, un début
perceptible de désindustrialisation provoquent un rejet de ce qui vient de l’extérieur,
perçu comme une menace pour la prospérité économique du pays et le devenir de
l’Etat-Providence. Ce discours sur l’ouverture comme risque de déclassement est
renforcé par les importantes difficultés d’intégration et l’absence parfois totale de
mixité des zones sans emplois. La prospérité ne se partage pas. Parfois pas même au
sein d’une même nation, comme l’expriment la Ligue du Nord italienne ou les
extrémistes flamands qui ont bâti leur popularité sur un « séparatisme de riches »
revendiquant d’arrêter de payer pour les pauvres d’autres régions, quand bien même
ceux-ci seraient leurs concitoyens.
L’explication des succès de l’extrême-droite ne peut donc passer sous silence les
considérants économiques. Mais ces succès ne se comprendraient pas totalement en
laissant de côté les considérations identitaires et nationales : l’extrême-droite se
ressource aussi dans un sentiment de petites nations incertaines de ce qu’elles sont
dans la mondialisation et s’appuie sur la fragilisation des souverainetés et des
identités nationales. En Europe de l’Ouest, où ce sentiment de fragilisation est
renforcé par l’épuisement de cinq siècles de domination sur le reste du monde, la
défense des traditions et des repères anciens apparaît comme un refuge et se traduit
par la focalisation sur l’immigration et sur l’islam. En Europe de l’Est, où les boucs émissaires immigrés sont moins disponibles, les partis d’extrême-droite tentent de
reconstruire cette identité contre les pays voisins. Alors que les revendications
territoriales n’ont pas entièrement disparu de la région et que les nationalismes y
sont exacerbés par la peur de perdre une intégrité nationale à peine retrouvée avec
la fin du communisme, le poids de l’Histoire non réglée pèse, et l’extrême-droite en
profite. Jusqu’à favoriser un révisionnisme des frontières, comme par exemple en
Hongrie, où ces mouvements jouent de l’exploitation du syndrome du Trianon et des
revendications d’une « grande Hongrie ».
QUELLES REPONSES ?
Que faire ? Les réponses divergent évidemment selon les situations nationales. Mais
la gauche peut avoir les moyens d’endiguer la montée de cette extrême-droite. Dans
tous les cas, ces mouvements s’appuient sur la rhétorique du « eux et nous » : nous
le peuple contre eux l’establishment, nous la nation contre eux les étrangers. Dans
tous les cas la mondialisation, associée aux élites, est ressentie comme une atteinte
à l’intégrité des groupes. Et bien souvent, l’Europe est là encore étroitement associée
à ce sentiment de dilution des nations : l’Union est dépeinte comme une machine
incompréhensible qui prend une place de plus en plus grande contre les nations, qui
vante la mondialisation et qui dépossède les peuples d’outils de contrôle de leur
propre vie.
Les réponses doivent prendre en compte ces différentes dimensions. La dimension
économique bien sûr. La montée de l’extrême-droite ne s’endiguera pas tant que le
sentiment dominant dans l’opinion sera celui d’une impuissance de la politique à
défendre les intérêts économiques, commerciaux et industriels de ses peuples, tant
qu’ils auront le sentiment de perdre la maîtrise de leur destin face aux forces
immenses du marché déchaîné, financiarisé, dérégulé et mondialisé. Comment
s’étonner que, parmi les classes populaires confrontées de plein fouet aux aléas et à
la violence de cette mondialisation, les discours perçus comme fatalistes et résignés,
paraissant expliquer que dans la compétition mondiale, l’alignement sur les systèmes
les moins protecteurs est inéluctable et que peu de choses peuvent être faites contre
les exigences extravagantes des financiers, favorisent l’extrémisme et la radicalité ?
Le thème de la protection face à la mondialisation, pour l’instant répété comme une
litanie, sera un puissant moyen de couper l’attrait de l’extrême-droite lorsque l’on y
injectera du contenu. Une réflexion sur les échanges commerciaux, par exemple en
développant et précisant le thème du juste échange, pourrait y contribuer.
Mais ce ne sera pas suffisant. La gauche doit aussi rebâtir un discours sur ce qui fait
nation. Trop longtemps, elle a cherché à dépasser la question nationale, vue comme
un thème de droite manipulé et un piège dans lequel il ne fallait pas tomber. Mais,
faute de cette parole de gauche, il manque aujourd’hui un discours tolérant et
rassurant sur ce qui fonde la solidarité et fait tenir la communauté politique. Face à
la crainte que la mondialisation se traduise par une dilution de notre capacité à nous
tenir ensemble, la gauche ne peut plus longtemps esquiver ce sujet national. Et cela
doit aussi se faire en redéfinissant le sens, les valeurs, le projet de l’Europe. Pourquoi
est-on ensemble, pour faire quoi, que veut-on défendre dans le monde, que veut-on
porter ? La droite cherche moins à répondre à ces questions qu’à profiter et manipuler
l’angoisse soulevée par ces interrogations. C’est un jeu dangereux. Il serait plus
intelligent de travailler à apporter des réponses, parce que c’est en retrouvant le sens
d’un destin commun et une certaine confiance que l’on sapera les fondements de ce
discours d’extrême-droite identitaire et excessivement fermé.