Les trois vagues de l’islamisme

Le succès de l’islamisme ne date pas du 11 septembre 2001. Après s’être installé en Iran en 1979, le mouvement s’est ensuite engagé dans les guerres de libération nationale d’Afghanistan et de Palestine. Sa troisième phase est celle de la radicalisation et du terrorisme. Malgré ses échecs et ses divisions, il pèse encore comme une épée de Damoclès au-dessus du monde.

L’extrême médiatisation d’Al-Qaeda et de ses franchisés a souvent fait oublier l’ancienneté de ce mouvement politico-religieux, dont les succès se sont déclinés en trois vagues majeures.

Né au début du XXe siècle avec le mouvement des Frères musulmans, l’islamisme conteste à l’origine la domination britannique en Egypte. Son principal doctrinaire est Hassan al Bana, le grand-père de l’intellectuel télégénique et controversé Tariq Ramadan. Son slogan : “Le Coran est notre constitution”. Ainsi, son projet vise à faire de l’islam la base unique de la vie sociale, tout en mêlant intimement religion et politique, à rebours de la laïcité. De fait, il entend s’opposer aux valeurs occidentales (hier comme aujourd’hui car elles sont vécues à la fois comme une intrusion et une oppression).

Croyant fermement que le “retard” des musulmans d’alors réside dans leur éloignement de la religion, l’islamisme se fixe plusieurs objectifs pour y remédier . Tout d’abord unir tous les musulmans au-delà des frontières et reconstituer ainsi l’Umma, la communauté des croyants des premiers temps de l’islam. Corollaire : rétablir le califat, donc renouer avec la grandeur perdue d’un vaste empire musulman théocratique. Enfin,appliquer la charia, donc de faire du Coran la norme juridique de la société en l’appliquant de façon stricte et littérale.

L’humiliation de la guerre des six jours

A partir de ce corpus idéologique , l’islamisme va se révéler un mouvement durable et protéiforme. Ses premiers succès sont bien antérieurs au 11 septembre 2001.C’est l’échec du panarabisme de Nasser, patent dans les années 1970, qui lance sa première vague de réussites. L’humiliation de la guerre des six jours de 1967 alimente les frustrations dans le monde arabe, malgré le baroud d’honneur de Sadate lors de la guerre du Kippour de 1973, d’autant plus que l’Egypte opère ensuite un renversement d’alliance en faveur des Etats-Unis et signe la paix avec Israël en 1978. Mais paradoxalement, c’est en Iran, dans le monde perse, que la révolution “islamique”(en fait islamiste) triomphe en portant l’imam Khomeiny au pouvoir en 1979.

La décennie suivante voit les islamistes s’illustrer lors d’une deuxième vague : celle des guerres de “libération nationale”. Deux causes les mobilisent : l’Afghanistan où les moujahidins font échec à l’Armée Rouge soviétique, qui symbolise à leurs yeux l’athéisme communiste. Et bien sûr la Palestine : la première Intifada, soulèvement spontané de la jeunesse des territoires occupés, accouche du très radical Hamas en 1988, qui engage une lutte à mort contre Israël, parallèlement à l’action du Hezbollah (le “parti de Dieu”) libanais soutenu par un axe irano-syrien.

Un réseau terroriste international

Enfin, ce sont les années 1990 qui donnent à l’islamisme son troisième et dernier (?) visage, celui d’un réseau terroriste transnational. Le déclin du mouvement est prophétisé par certains spécialistes avec l’échec de la conquête du pouvoir politique en Algérie en 1992. Mais la radicalisation est en marche, à l’image des attentats perpétrés par le GIA en France pour la punir de son soutien aux militaires. De son côté, Ben Laden, héros de la guerre en Afghanistan, fait volte-face : l’établissement de bases militaires américaines en Arabie Saoudite, à proximité des lieux saints de l’islam, lors de la guerre du Golfe de 1991, le détourne de ses anciens alliés et du régime saoudien.

Il trouve refuge auprès du jeune régime islamiste des talibans à Kaboul : il peut alors constituer en 1998 un Front islamique mondial qui cible clairement ses adversaires : les “sionistes” (les Israéliens et même tous les Juifs), les “croisés” (les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux “chrétiens”), sans oublier les “apostats”, les “traîtres” qui renient leur foi, c’est-à-dire les régimes arabes et/ou musulmans liés à l’Occident (Arabie Saoudite, Turquie, Egypte). Ce faisant, le leader d’Al-Qaeda entend profiter du contexte international, et notamment du conflit israélo-palestinien dont le processus de paix s’embourbe. La guerre en Irak de 2003 sera pareillement analysée comme une agression contre les musulmans. Leur légitime défense ? Des attentats visant les intérêts puis les civils des pays “ennemis”, l’hyperterrorisme frappant notamment New York, Londres ou Madrid. L’ensemble de la planète est ensuite touché, l’Irak et l’ “Af-Pak” se transformant finalement en “sanctuaires” du djihad, entre enlisement américain et guerre civile.

L’obsession sécuritaire

L’islamisme a donc su évoluer. Son combat pour conquérir le pouvoir politique a largement échoué et il a été victime de divisions internes, par exemple entre sunnites et chiites. Les récentes révolutions arabes ont même constitué une sorte de camouflet idéologique pour lui. Mais son succès auprès de certaines opinions publiques, particulièrement là où il est né, en Egypte, reste indéniable, sans oublier la victoire électorale du Hamas en Palestine. Quant au “nihilisme” terroriste, bien qu’affaibli, sa nébuleuse demeure une épée de Damoclès au-dessus du monde, comme l’ont attesté les deux attentats qui ont encadré la mort de Ben Laden à Marrakech puis au Pakistan. Et l’obsession sécuritaire en Occident, qui taraude la démocratie, constitue peut-être sa plus belle victoire.