Quel avenir pour la « révolution du jasmin » ?

Pour l’ancien ambassadeur Yves Aubin de la Messuzière, le processus démocratique est « irréversible » en Tunisie mais la recomposition du paysage politique dépendra notamment de l’attitude de l’armée, du sort du RCD, le parti de Ben Ali, et de la capacité de mobilisation des islamistes.

L’incertitude demeure sur l’avenir de la Tunisie après le départ de l’ex-président Ben Ali et la formation d’un gouvernement provisoire. Les experts sont à peu près d’accord sur les causes du soulèvement mais ils s’interrogent encore sur ses conséquences. « Le processus démocratique est irréversible, estime Yves Aubin de la Messuzière, qui fut ambassadeur en Tunisie de 2002 à 2005, mais ce ne sera ps un long fleuve tranquille ». Le diplomate, qui participait à un débat organisé par le Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, mercredi 26 janvier à Paris, autour de la question « Rupture, transition ou continuité ? », tente d’éclairer la recomposition du paysage politique.

L’ancien ambassadeur s’interroge sur le rôle futur des acteurs de la « révolution du jasmin ». Qu’adviendra-t-il du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique), le parti de Ben Ali ? Faut-il envisager son élimination ou parier sur sa rénovation ? M. Aubin de la Messuzière donne l’exemple du parti Baas, en Irak, dont la dissolution s’est révélée une erreur. Il souhaite que la Tunisie ne commette pas la même erreur. Autre acteur-clé : l’armée. Le diplomate rend hommage au général Rached Ammar, chef d’état-major de l’armée de terre, qui a pris sur lui la responsabilité de ne pas faire tirer sur les manifestants, mais il ne croit pas que celui-ci aspire à devenir président de la République ni que l’armée, connue pour son comportement républicain, soit prête à sortir de son rôle.

Le mal-être d’un peuple en révolte

Quant à la mouvance islamiste, qui devrait rentrer sans le jeu politique, elle peut retrouver une audience, grâce à sa forte capacité de mobilisation, en cas de désordre. L’ ancien ambassadeur pense qu’émergera dans les prochains mois une formation politique issue du mouvement social qui a chassé du pouvoir l’ex-président Ben Ali. Ce mouvement, rappelle-t-il, a d’abord été porté par la jeunesse, en particulier par les chômeurs, avant de s’étendre aux classes moyennes puis à des populations venues du monde rural et peut-être ouvrier. Il a été l’expression du mal-être d’un peuple qui s’est révolté non seulement au nom de la liberté mais aussi au nom de la dignité et qui demande des changements radicaux pour en finir avec la « prédation » exercée par le clan Trabelsi.

 

L’ex-président Ben Ali n’a rien vu venir, selon Yves Aubin de la Messuzière, en raison de son « isolement total » assimilable à « une forme d’autisme ». Quant aux autorités françaises, affirme l’ancien ambassadeur, elles étaient parfaitement informées par les diplomates des dérives du régime tunisien et de l’exaspération que celles-ci suscitaient dans le pays, mais l’expertise du Quai d’Orsay a été négligée par l’Elysée, qui a encore manqué d’à propos en se contentant de « prendre acte » de la transition démocratique au lieu de saluer, comme l’a fait Barack Obama, le courage des manifestants.

Une économie politique de la domination

Les chercheurs réunis par le CERI autour de l’ancien ambassadeur complètent, nuancent et parfois contredisent ses analyses. Ainsi Béatrice Hibou, directrice de recherche (CNRS-CERI) et auteur de La force de l’obéissance, économie politique de la répression en Tunisie (La Découverte, 2006), conteste-t-elle l’irréversible du processus engagé en soulignant la profonde division de la société tunisienne. Elle note que le RCD, le parti de Ben Ali, n’exerçait pas seulement une fonction de contrôle et de surveillance, mais aussi de relais et de transmission entre le pouvoir et la population, selon les règles du clientélisme.

Elle indique aussi que le régime Ben Ali tenait moins par la répression que par « une économie politique de la domination » fondée sur un « pacte de sécurité ». Elle insiste également sur ce qu’elle appelle « l’exercice aléatoire de la loi », c’est-à-dire l’imbrication entre l’Etat de droit et l’Etat d’exception, qui reposait en partie sur un « désordre juridique » (non-respect des lois, impossibilité de localiser la source de l’autorité).

Amin Allal, sociologue, a enquêté dans le bassin minier de Gafsa. Il montre comment la « modernisation néo-libérale » a entraîné la disparition de deux tiers des emplois et donné naissance à une génération de jeunes sans emploi, déclassés, exclus, une génération qui s’est rapidement politisée à l’épreuve du feu et s’est libérée du « fatalisme » dont elle était empreinte.

Une accumulation de frustrations face à la corruption

Autre sociologue tunisien, Samy Elbaz s’est intéressé à l’insertion des jeunes dans « l’économie de la débrouille ». Il met l’accent sur leur fierté retrouvée. Selon lui, l’élément déclencheur n’a pas été le chômage mais plutôt l’accumulation des frustrations face à la corruption et au racket. « Il faut payer pour avoir un emploi, pour avoir une licence, pour vendre des fruits et des légumes, explique-t-il. Il faut quotidiennement payer pour survivre. Cette économie des droits d’entrée illégaux a cristallisé la colère ». Autant que la grande corruption des clans au pouvoir, cette petite corruption au jour le jour a soulevé l’exaspération générale.

Sadri Khiari, militant politique en exil en France depuis 2003, auteur de Tunisie, le délitement de la cité (Karthala, 2003), considère que la démocratisation n’est pas irréversible et qu’elle sera l’enjeu des batailles à venir. Il rappelle que la révolte populaire « ne vient pas de nulle part » et qu’elle a commencé à se manifester il y a une dizaine d’années, notamment par des grèves. Les derniers événements, dit-il, accélèrent la politisation mais celle-ci relève de motivations différentes selon les acteurs, en rupture avec l’unanimisme des débuts. « L’unanimité est finie, affirme-t-il. Elle ne pouvait pas durer ».

Lire dans la rubrique "Lu pour vous", le rapport de l’organisation Human Rights Watch sur la Tunisie.