Trois chantiers pour l’Europe

Trois grandes négociations internationales majeures sont en cours : libéralisation des échanges commerciaux, lutte contre le réchauffement climatique, réorganisation du système financier. L’Union européenne, un des acteurs-clés de ces négociations, saura-t-elle parler d’une seule voix sur tous ces dossiers ? Entretien avec Gérard Depayre, ancien haut fonctionnaire à la Commission européenne, diffusé samedi 21 novembre dans l’émission Parcours européen sur Fréquence protestante (propos recueillis par Thomas Ferenczi).

Que pensez-vous des nominations du président du Conseil européen, le Belge Herman Van Rompuy, et du haut représentant pour les affaires étrangères, la Britannique Catherine Ashton, qui sont censés donner à l’Europe plus de poids sur la scène internationale ?

Je ne me permettrai pas de porter un jugement sur les personnes, surtout avant qu’elles n’aient commencé d’exercer leurs fonctions. Ce qu’on peut dire, c’est que le fait que le traité de Lisbonne ait été adopté et qu’il soit sur le point d’entrer en vigueur est en soi une bonne chose. Le cadre juridique de l’Europe avait besoin d’une mise à jour après l’élargissement de l’Union à 27. Il fallait rendre le processus de décision plus efficace en étendant les domaines où les décisions se prennent à la majorité qualifiée. Il fallait clarifier les compétences, préciser, sur la base de la subsidiarité, comment sont partagées les tâches entre les institutions de l’Union et les gouvernements nationaux. Il fallait renforcer le rôle du Parlement pour remédier aux insuffisances du contrôle démocratique. Il fallait procéder à un nettoyage juridique du traité. Ce qui reste à voir c’est ce qu’en feront les dirigeants européens.

Un cycle de négociations a été lancé à Doha en 2001. Quels en sont les enjeux ?

Le cycle de Doha est depuis 2008 dans l’impasse. Pourquoi en sommes-nous là ? Parce que les Etats-Unis ne se sont pas véritablement réengagés dans la négociation depuis l’élection de Barack Obama. Pour eux, il ne s’agit pas d’un objectif prioritaire par rapport à la réforme du système d’assurance-maladie ou à la protection de l’environnement. On se trouve dans une situation où il manque un joueur crucial à la table de négociation. Sans les Etats-Unis, il ne peut y avoir de succès de la négociation.

Sur quels dossiers achoppe la négociation ?

La principale difficulté porte sur la possibilité de permettre aux pays émergents de maintenir une certaine protection de leurs marchés pour des produits sensibles. Les Américains s’y refusent, comme les Européens. Ils voient dans la négociation la possibilité pour eux, en contrepartie des concessions faites sur la politique agricole, d’obtenir un accès accru aux marchés des pays émergents pour leurs produits et leurs services. Ils considèrent qu’on leur demande trop en matière agricole et qu’on ne leur accorde pas assez en matière d’amélioration de l’accès aux marchés des pays émergents.

Le libre échange généralisé n’est-il pas défavorable aux pays en développement ?

Le cycle de Doha a été lancé sur l’idée que le système commercial devait être réformé pour corriger les inégalités produites par le libre échange. Je pense qu’il est très difficile de savoir précisément dans quelle mesure le système est biaisé en défaveur des pays en développement. La réalité est que la liberté tend à opprimer les plus faibles. Il existe des différences considérables entre les pays développés, les pays émergents et les pays les plus défavorisés. La libération des échanges a entraîné une augmentation considérable du commerce international. Celle-ci a été le moteur de la croissance économique dans le monde. Les accords commerciaux ont pour but de libéraliser les échanges mais aussi de définir les règles qui encadrent les échanges internationaux.

Vous avez été le numéro 2 de la délégation de la Commission européenne à Washington. Où en sont les relations entre l’Union européenne et les Etats-Unis ?

Après l’épisode de la présidence Bush, pendant laquelle les relations ont été soumises à de très grandes tensions, notamment en raison de la guerre en Irak, l’arrivée du président Obama a été accueillie avec faveur par les Européens. Parfois on peut se demander si le président Obama n’est pas plus populaire en Europe qu’il ne l’est aux Etats-Unis. Mais au-delà des bons sentiments il y a les intérêts objectifs, qui conduisent à des oppositions et parfois à des conflits. Les divergences portent notamment sur le cycle de Doha. Les Etats-Unis considèrent que ce qui a été négocié jusqu’à présent est très déséquilibré à leur détriment. Ils sont devenus beaucoup plus défensifs. La compétitivité de leur économie, dans l’agriculture comme dans l’industrie, a été érodée. Ils ne voient pas d’un bon oeil la conclusion de Doha dans les conditions actuelles. L’Union européenne a une vision différente. Elle est très attachée à un système multilatéral stable et solide. Elle attend du succès de Doha un renforcement de ce système.

L’UE participe au sommet de Copenhague consacré à la lutte contre le réchauffement climatique. Au moment où l’Europe semble en panne de projet, ce thème ne peut-il pas être pour elle un objectif mobilisateur ?

La lutte contre le réchauffement climatique peut être un objectif mobilisateur, mais elle est aussi source de divisions et de difficultés. C’est un sujet qui sera extrêmement controversé au cours des mois à venir. Déjà il apparaît qu’on se contentera à Copenhague d’un accord de caractère politique, en renvoyant à plus tard la conclusion d’un accord contraignant. C’est un premier recul inquiétant. Il va falloir s’entendre sur des normes de pollution. Or les pays émergents considèrent qu’ils n’ont pas de raison d’accepter les mêmes normes que les pays développés, qui polluent depuis cent ans, et les pays en développement se disent incapables de faire face aux dépenses. Lorsqu’un accord aura été trouvé, il y a le risque que les pays développés veuillent se protéger par des mesures à leurs frontières et qu’ils appliquent des pénalités aux produits venant des pays dont les normes sont plus faibles. Ce sera la source de très grandes difficultés, qui vont s’ajouter à celle de fixer des normes.

L’Europe a réagi en ordre dispersé à la crise économique. Comment jugez-vous aujourd’hui l’état de l’Union ?

Il faut être honnête et dire que l’Europe, en l’état actuel des choses, n’a pas le vent en poupe. Un peu comme l’air qu’on respire, les Européens la considèrent comme un acquis dont ils ne mesurent pas pleinement les bénéfices. J’espère que l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne lui donnera un coup de fouet. Dans la réponse à la crise économique, la Commission a été critiquée pour ne pas avoir assuré une meilleure coordination des plans de relance. Mais il faut dire qu’à l’époque c’était un peu le sauve-qui-peut et qu’il y avait des divergences de vues entre les Etats sur la forme et l’étendue des interventions. Pour l’avenir, la Commission aura un rôle important, qui sera double : veiller à ce que les déficits publics ne viennent pas causer des dommages irréparables et, en matière de services financiers, répondre au besoin de régulation, en dépit des résistances qui s’expriment de différents côtés.