Dans la plupart des cas, on retrouve un mélange détonnant combinant plusieurs éléments : le rejet d’un autocrate vieillissant, qui incarne à travers sa personne tous les maux d’un régime ; une jeunesse éduquée et mondialisée, qui ne trouve pas de travail correspondant à ses aspirations ou à sa qualification ; l’influence des nouvelles technologies de l’information qui sont à la fois des moyens d’information en temps réel, hors contrôle des gouvernements, et un instrument de mobilisation de la population ; une irruption de mouvements spontanés à l’initiative des jeunes, les partis ou mouvements organisés suivant leurs troupes plutôt qu’ils ne les précèdent. Cette spontanéité se révèle à la fois une force mais également une faiblesse.
Des perspectives incertaines en Tunisie et en Egypte ?
Si la vie quotidienne a repris à peu près normalement en Tunisie, les incidents sont encore fréquents et violents, certains partisans de l’ancien régime restent encore nombreux et influents malgré l’épuration en cours et la suspension des activités du RCD. Les revendications politiques se doublent de mouvements sociaux qui auront du mal à être satisfaits : les perspectives difficiles en matière d’emploi contribuent à expliquer ces vagues d’émigration clandestine. Les actions du gouvernement sont encore peu assurées, notamment celles des différentes commissions d’enquête mises en place. Le calendrier politique est encore flottant : l’organisation d’une élection présidentielle en juin prochain suppose que le Conseil chargé des réformes électorales puisse mener à bien ses travaux. Rien n’est encore acquis et la Tunisie peut devenir aussi bien une vitrine de la démocratie qu’un repoussoir au cas où il y aurait un affrontement entre les forces politiques, conduisant à de nouveaux troubles.
Quant à l’Egypte, l’après Moubarak est commencé, même si le président reste en Egypte et entend ne pas quitter son pays. Cependant l’avenir proche est plein d’incertitudes : la population se demande si elle ne risque pas de se faire confisquer sa révolution par l’armée. De fait, le Conseil suprême des force armées a suspendu la constitution et exerce les pleins pouvoirs sans contrôle : l’état d’urgence est maintenu. Si le président a bien démissionné et est écarté du pouvoir, le régime dont il était l’émanation reste en place. Des mesures d’épuration, sans doute limitées, sont probables ; de même une campagne de lutte contre la corruption sera vraisemblablement entreprise pour donner des gages à l’opinion. Certes l’assurance a été donnée que les aspirations démocratiques seraient reconnues : la création d’un comité chargé d’amender la constitution a été annoncé ; un référendum devrait suivre ; des élections législatives et présidentielles devraient intervenir. Cependant beaucoup d’incertitudes demeurent quant aux intentions de l’armée et au calendrier de mise en oeuvre. Il existe des tensions évidentes entre un establishment militaire âgé et une nouvelle génération d’officiers. Mais leur cohésion s’affirmera pour conserver le pouvoir et les privilèges dont ils bénéficient depuis près de soixante ans. Dans l’immédiat, il y a un vide à la fois constitutionnel et politique. Cette période de transition devrait permettre à l’opposition de s’organiser ; elle risque aussi d’être turbulente et de s’accompagner de mouvements sociaux qui interviendront dans une conjecture économique difficile. Le dialogue avec les oppositions permettra-t-il d’organiser une ébauche de démocratie ? Rien n’est moins sûr, même s’il est probable, qu’une ouverture contrôlée sera faite, sous l’autorité d’un nouveau président qui sera vraisemblablement encore un général.
Cependant dans les cas de la Tunisie et l’Egypte, deux points sont acquis : le départ du chef de l’Etat, même si dans le deuxième cas, il n’a pas quitté le pays ; la mise en place d’une concertation déjà bien engagée en Tunisie, plus modeste en Egypte, en vue de promouvoir une réforme politique. En revanche, après l’ivresse de la liberté, le retour aux dures réalités ne peut que provoquer frustrations et déceptions. L’ampleur des attentes politiques mais également sociales risque donc de conduire à des déconvenues et peut entretenir un climat de troubles.
Une nouvelle donne
Dans l’immédiat, l’effet « domino » ne semble pas devoir jouer. Certes des manifestations et des pressions de la « rue arabe » se sont développées dans d’autres pays, notamment en Algérie, au Yémen et en Jordanie, et vont se poursuivre, mais elles paraissent contrôlées par des pouvoirs vigilants. Ceux-ci prennent quelques mesures cosmétiques ou symboliques d’apaisement politique et des décisions d’ordre économique pour atténuer le coût de la vie. Dans le même temps une reprise en mains discrète et efficace est assurée par les services de sécurité.
Cependant il est clair que des leçons seront tirées de ces événements sans précèdent par les pouvoirs en place et que, sinon sur le court, tout au moins sur le moyen terme, des évolutions majeures vont se produire dans le monde arabe. Les « Rapports sur le développement humain dans le monde arabe », publiés à partir de 2002 par le Programme des Nations unies pour le Développement, avaient déjà posé un diagnostic et proposé des pistes d’action qui restent valables.
A cet égard plusieurs points méritent d’être soulignés.
° Le problème de l’emploi, notamment celui des jeunes diplômés, est un défi majeur et prioritaire pour le monde arabe. Selon la Banque mondiale, cent millions d’emplois devraient y être crées d’ici 2030.
° La jeunesse représente, malgré un début de transition démographique, une force en devenir dans la vie politique des pays arabes. Selon les pays, la part des jeunes de moins de 25 ans se situe entre 40 à 55 % de la population. Or c’est à 25 ans que l’on fait la révolution.
° Le rejet des régimes autocratiques ne peut que s’accentuer et vise aussi bien les présidents vieillissant que les dynasties monarchiques ou républicaines qui n’acceptent pas de partager le pouvoir. Leur échec est souligné : ils se voient reprocher tous les maux : une mauvaise répartition des fruits de la croissance, le chômage, la malgouvernance, la corruption, des comportements répressifs, le clientélisme etc…
° La politique américaine, dans ces moments difficiles, a été suivie avec attention et inquiétude par la plupart des gouvernements arabes en place, notamment ceux qui entretiennent avec les Etats-Unis des relations étroites et amicales. Certes, malgré les rumeurs en ce sens, il est difficile de rendre le président Obama responsable du départ précipité de Ben Ali. S’agissant du président Moubarak, le président américain a accompagné plus qu’il n’a provoqué son départ. Cependant son attitude ambiguë et les évidentes pressions exercées sur le haut commandement militaire, peuvent s’apparenter à un lâchage : la référence aux conditions du départ du Shah, il y a plus de trente ans, est dans les esprits. Les gouvernements menacés sont suffisamment lucides pour devoir en tenir compte.
° Compte tenu de l’éradication des oppositions, même légales, qui se trouvent pour une large part en exil ou en prison, la classe politique en émergence est atomisée et dispersée en groupuscules peu représentatifs des nouvelles aspirations. Seuls les mouvements islamistes, malgré leur fin annoncée à plusieurs reprises, représentent une force, légale ou clandestine, organisée grâce à leurs réseaux religieux, caritatifs ou sociaux : ils disposent d’une véritable base populaire. Ceci ne signifie cependant pas qu’ils pourraient prendre le pouvoir. Le péril islamiste, largement exploité, dans certains pays occidentaux et en Israël, mais aussi par les gouvernements contestés eux-mêmes, est largement surévalué et instrumentalisé.
° Les armées, et plus spécialement les services de renseignements, les moukhabarat, continueront d’être les piliers de la plupart de ces régimes. Ils détiennent la force publique, ont une certaine légitimité et bénéficient, sauf exception comme en Algérie, d’une bonne image, même quand elle est parfois surfaite.
° Une nouvelle génération d’entrepreneurs et une véritable société civile, regroupée dans des associations actives dans des domaines politiques, économiques ou sociaux, sont en train d’émerger et revendiquent une participation au pouvoir. Une classe moyenne s’affirme, inégalement selon les pays, et exprime un mécontentement à la fois politique et économique, compte tenu de l’impact de la crise et d’une répartition inégalitaire de la richesse. Une nouvelle classe politique devrait émerger de ces évolutions.
Ainsi le monde arabe change. Ceci ne signifie pas que les régimes autocratiques vont tomber en cascade dans les mois qui viennent. La voie vers la démocratie, sans doute à l’ombre des armées, sera longue, difficile, avec des retours en arrière, mais, à terme, sans doute irrésistible. En dépit des ingérences étrangères, souvent inopportunes et contreproductives, elle viendra des peuples eux-mêmes. La politique étrangère des pays occidentaux, à commencer par celle de la France, parfois trop complaisantes ou trop ingérentes, doivent prendre en compte cette nouvelle donne et se refonder.