Une crise d’identité

Le consensus qui a accompagné la riposte militaire contre Al-Qaïda après les attentats du 11 septembre 2001 n’a pas duré. Le réflexe unanimiste une fois retombé, les Etats-Unis doivent affronter, dix ans après, une véritable crise d’identité. 

Le 10ème anniversaire des attentats du 11 septembre rend un peu plus légitime la question de fond concernant cet événement : s’agit-il d’un tournant historique pour le monde et a fortiori pour les Etats-Unis ? Au lendemain du drame, il a été immédiatement été présenté comme tel par les médias, comme si la diffusion en boucle, si télégénique, de la percussion puis de l’effondrement des Twin Towers suffisait à accréditer cette idée.

Le registre émotionnel a été privilégié et il y avait quelques bonnes raisons à cela : tout d’abord, c’est l’Occident tout entier qui s’est senti visé, comme en a témoigné l’éditorial en une du Monde “Nous sommes tous des Américains”. Ensuite, les chaînes d’information continue et les grands networks restaient avant tout états-uniens, peu avant l’émergence d’Al-Jazeera. Enfin, il était historiquement vrai que jamais (sauf en 1814 par l’Angleterre) les Etats-Unis n’avaient été attaqués sur leur propre sol, pas même durant les deux guerres mondiales. D’où un traumatisme national et inédit pour un pays qui s’est perçu comme en état de guerre après cette sorte de Pearl Harbor hyperterroriste, dont les victimes furent essentiellement des civils.

Le contexte international a joué aussi : pendant les 10 ans qui avaient suivi la fin de la guerre froide, victorieuse pour les Américains, on avait cru à un “nouvel ordre mondial”, selon l’expression de Bush père au moment de la guerre du Golfe de 1991, test réussi dans un climat multilatéral de coopération avec l’ONU. Etait-ce la “fin de l’Histoire” entrevue par Fukuyama dont la vision téléologique faisait de la démocratie libérale et du capitalisme l’horizon indépassable de l’humanité ?

Avertissements des années 90

Les années 1990 avaient pourtant apporté leur lot d’avertissements, voire de déconvenues : pour les Etats-Unis, l’échec piteux de l’intervention militaro-humanitaire en Somalie en 1993, mais aussi pour l’Europe, l’épuration ethnique lors des guerres en ex-Yougoslavie et surtout, pour toute la communauté internationale, le génocide au Rwanda . Les populations civiles devenaient bel et bien des cibles prioritaires. Mais Washington n’a pas vu la privatisation de la violence qui était en marche, ni le nouveau type de conflit qui allait lui être proposé par Al-Qaida : une guerre à l’opposé de la logique Est-Ouest, asymétrique, où le “faible”, une organisation non étatique, est capable d’infliger en quelques heures des milliers de victimes à la seule superpuissance du monde, en mêlant motivation fanatique, financements occultes et réelle imagination.

Le choc est donc considérable pour George W. Bush, fraîchement élu sur un programme isolationniste. Le virage à 180 degrés est alors quasi-immédiat. Le président texan reprend un discours connu depuis Wilson : la défense de la liberté et de la démocratie par l’interventionnisme dans un cas de légitime défense. Mais sa grille d’analyse ressemble à s’y méprendre à celle de la guerre froide : dans cette guerre globale contre la terreur, “si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous”. L’esprit de croisade évoqué et les références à un “choc de civilisations” entre Islam et Occident (piège tendu par Ben Laden ou réalité ?) sont vite mal perçus ailleurs en Occident.

L’intervention en Irak

Après le consensus autour de la légitime et nécessaire riposte contre le régime des talibans de Kaboul en 2001, les divisions apparaissent au grand jour lors de ce qui constitue peut-être davantage une rupture : l’intervention militaire en Irak en 2003. La guerre-éclair, minutieusement préparée par les néo-conservateurs, est un succès mais l’Irak n’est pas l’Allemagne ni même le Japon de 1945. L’idée d’en faire le poste avancé de la démocratie pour remodeler un Grand Moyen-Orient apparaît vite utopique.

Le grand écart de la diplomatie américaine dans cette région, sécuriser les approvisionnements pétroliers tout en protégeant Israël, est repensé. On demande au Pakistan (berceau des talibans) et aux pétromonarchies (15 des 19 terroristes du 11 septembre étaient saoudiens) des gages de loyauté dans la lutte antiterroriste qui s’engage. Le pétrole irakien doit permettre de limiter la prépondérance de Riyad. Mais de nombreuses difficultés prévisibles de l’après-guerre sont négligées, malgré les alertes de la France notamment. Le pays devient un nouveau sanctuaire terroriste et bascule dans une quasi guerre civile. Et surtout, la guerre a été fondée sur des mensonges et des manipulations d’opinion, des armes de destruction massive aux prétendus (et aberrants) liens entre Saddam Hussein et Al-Qaida.

Vague d’antiaméricanisme

La médiatisation par Al-Jazeera des scandales de Guantanamo et d’Abu Ghraib entachent un peu plus l’image et la crédibilité des Etats-Unis, en Occident comme dans le monde arabe et/ou musulman. Imposer la démocratie à l’étranger n’impose-t-il pas d’être soi-même irréprochable quant aux principes de l’Etat de droit ? La vague d’antiaméricanisme est désormais mondiale . En outre, la guerre en Irak coûte des milliards et certains estiment aujourd’hui qu’elle a indirectement conduit à la crise financière et à la récession planétaire. Le budget militaire américain avait en tout cas de fait connu une croissance exponentielle.

Dans ces conditions, c’est à Barack Obama d’endosser le costume du sauveur fin 2008. Mais le nouveau président démocrate ne peut rayer d’un trait de plume tout l’héritage du bushisme. Il a beau faire un discours d’ouverture au monde arabe au Caire, inciter verbalement à la relance du processus de paix dans le conflit israélo-palestinien, tendre en vain la main à l’Iran, qui affirme son rôle de puissance régionale, l’enlisement est patent : en Afghanistan, la reconstruction reste au second plan en compararaison de la lutte contre le terrorisme. Quant au désengagement en Irak, il était déjà amorcé, mais il est riche de périls.

Le bourbier moyen-oriental

Autant de dossiers qui ont conduit l’Amérique à une grande prudence lors des révolutions arabes, par crainte d’une encore plus grande déstabilisation de la région. La traque finalement réussie de Ben Laden pourrait bien être l’arbre qui cache la forêt : l’impuissance des Etats-Unis à se sortir du bourbier moyen-oriental, alors qu’elle y avait accru son influence pendant le guerre froide, au détriment des anciennes puissances coloniales. Signe des temps : sur l’intervention en Libye contre la dictature Khadafi, ce sont la France et le Royaume-Uni, les deux puissances rendues “moyennes” par la crise de Suez de 1956 qui, dans le cadre de l’Otan, ont pris les devants. Lors des révoltes en Iran ou en Syrie, l’ancien “leader du monde libre” est resté largement passif, alors que les pays émergents faisaient de plus en plus entendre la voix des “souverainistes”.

Evénement surinterprété dont les images ont été surdiffusées, le 11 septembre, une fois le réflexe patriotique et unanimiste retombé, a sans doute inauguré une véritable crise d’identité pour les Etats-Unis. Les séquelles, de la surprise à l’engrenage économique et géopolitique, en sont encore visibles. La culture d’espoir constitutive du pays l’emportera-t-elle sur la culture de la peur qui gangrène l’Occident ? Le thème du déclin de l’empire américain, 10 ans après, semble en tout cas plus que jamais d’actualité.