Un commentateur de la National Public Radio a comparé l’importance de l’élection du 5 juin dans le Wisconsin par rapport à l’élection de novembre avec ce que fut la Guerre d’Espagne par rapport au déclenchement de la deuxième Guerre mondiale ! Laissons au journaliste l’hyperbole, mais pour comprendre la portée politique de cette élection, rappelons la distinction, souvent élidée, entre la démocratie directe et la démocratie représentative.
Dans le Wisconsin, il s’agissait d’un « recall », d’un scrutin de destitution du gouverneur de l’Etat, Scott Walker. Il était accusé d’avoir caché, lors de son élection, ses intentions radicales, surtout celle de supprimer la reconnaissance des syndicats et de leur pouvoir de négociation, une mesure qu’il fit voter à la hussarde peu après sa prise de pouvoir. Une forte opposition s’est alors manifestée pour dénoncer un abus de démocratie. Profitant d’une possibilité constitutionnelle dans cet Etat progressiste qu’est le Wisconsin, elle a fait circuler des pétitions demandant un vote de destitution du gouverneur. Le mandataire, insistait-on, doit être le délégué direct de l’opinion populaire, il doit donc être révocable au cas où il s’oppose à celle-ci. Au contraire, les supporteurs de Scott Walker insistaient sur le fait qu’il était le représentant élu par un vote légitime pour une période déterminée pendant laquelle il était libre d’agir à sa guise sans autre contrainte que celles de la Constitution. Le vote du mardi 5 juin devait trancher la question immédiate, mais la tentation de la démocratie directe exprime une fragilité de nos démocraties qui sont et resteront représentatives. Cette tentation est par ailleurs une des racines du Tea Party. Mais le cas de Scott Walker montre aussi les aléas possibles de la démocratie représentative.
Syndicats contre démocratie représentative
Scott Walker s’est dit obligé de réduire les pouvoirs des syndicats afin de diminuer le déficit de l’Etat. Selon lui, les syndicats se seraient servis de leur monopole de représentation — encore ce mot « philosophique » — pour négocier des contrats et des retraites qui n’ont rien de commun avec la condition du citoyen moyen qui, lui, subit des augmentations incessantes de ses impôts. Au lieu de proposer une négociation, le gouverneur — soutenu par une mince majorité législative — a sévi : il a imposé aux syndicats ses restrictions, comme s’il était un PDG et non un homme politique qui doit négocier pour convaincre.
Évidemment les syndicats ont réagi ; ils ont fait circuler des pétitions appelant à un scrutin de destitution, ce qui demandait un grand effort car nous vivons tout de même dans une démocratie représentative qui incite à la passivité. Ils ont réussi, la campagne pouvait démarrer. Or, l’affaire a vite dépassé les frontières de l’Etat de Wisconsin. Du côté Démocrate, les mesures prises par Scott Walker étaient perçues comme un premier pas vers une attaque au niveau national contre les droits syndicaux. Elles feraient partie de la panoplie des propositions Républicaines qui visent toutes à réduire le poids de l’Etat et de toute organisation qui le soutient ou qui en bénéficie (sauf, évidemment, les banques et autres institutions « too big to fail »). À cela s’ajoute le fait que le président national du parti républicain, Reince Priebus, est l’ancien président du parti Républicain du Wisconsin, ce qui éveille encore plus de soupçons chez les Démocrates.
Les armes nouvelles de Guernica
Vous vous souvenez comme tout le monde de la fameuse toile de Picasso : « Guernica » ! C’était la ville où Hitler expérimentait ses puissantes armes nouvelles et jusqu’alors inutilisées pour faire basculer la guerre civile. Alors, quelles sont les puissantes armes nouvelles politiques de nos jours ? Ce sont les super-Pacs. En l’occurrence, la campagne de Scott Walker a été financée par quelques 35 millions de dollars — un record — dont beaucoup venaient de contributions extra-étatiques. Par contre, le candidat Démocrate n’a trouvé que 4 millions de dollars de soutiens… mais, il faut noter qu’il a bénéficié aussi d’une aide importante des militants syndicaux… d’une force de la démocratie directe, peut-on dire.
Dernière remarque à propos de la comparaison avec la guerre d’Espagne : comme l’Espagne de jadis, le Wisconsin est un Etat qui a produit parfois des hommes politiques d’une gauche progressiste — c’était ici que fut créé le parti Républicain anti-esclavagiste qui fit élire Lincoln en 1860 ; et ce même parti a pris la tête du mouvement réformiste progressiste du début du 20e siècle avec son leader Robert Lafollette. Mais c’est aussi cet Etat du Wisconsin qui a élu Joe McCarthy au Sénat et enfanté la John Birch Society, berceau d’une droite radicale. Heureusement, cette fois-ci, la passe d’armes restera pacifique…encore que le poids des super-Pacs puisse devenir une sorte d’arme de destruction massive de la démocratie délibérative qui fait le lien entre la démocratie directe et sa figure représentative !
Le silence d’Obama
Cette bataille sera une sorte de test cinq mois avant les élections de novembre. On voit en effet l’intérêt des syndicats dans cette histoire, mais si la portée de l’affaire est nationale, comment expliquer que la campagne Obama ne s’y soit pas impliquée ? C’est un mystère ! C’est peut-être dû au fait que la campagne d’Obama ne s’est pas encore donnée un thème positif — d’ailleurs, c’est le problème majeur de sa présidence. On peut imaginer plusieurs autres explications, par exemple la cicatrice mal guérie de la rivalité de 2008, où Hilary Clinton jouissait du soutien syndical. C’est ainsi que, dans le Wisconsin, les syndicats ont soutenu leur propre candidat dans les primaires pour désigner un rival à Scott Walker… mais il a été battu. Y a-t-il eu assez de temps pour la formation d’une nouvelle cicatrice ? En tous les cas, Bill Clinton y croit et il s’est engagé dans la bataille. Mais Barack Obama reste aux abonnés absents.
Ce que la campagne du Wisconsin pourrait apprendre aux alliés d’Obama, c’est qu’il vaut mieux mettre en question le projet global du parti Républicain (et celui de ses alliés) — projet qui ne se réduit pas au « capitalisme vampire ». Il faut rappeler les concessions rhétoriques et réelles faites par Romney lors des primaires Républicaines et les dettes concrètes contractées pour remporter la victoire. Romney essayera de retrouver le centre de l’échiquier, mais il restera encombré par un parti qui est ancré fermement à droite, par son idéologie mais aussi par son financement. À la place d’une rhétorique anticapitaliste, Obama ferait mieux de rappeler aux électeurs les dangers pour la démocratie contenus dans le programme Républicain. C’est cela, la leçon du Wisconsin.
Le fait que ce scrutin a eu lieu plaide pour la démocratie directe ; la victoire de Scott Walker est une affirmation de facto de la représentativité… ou simplement de la fatigue d’un électorat mobilisé depuis 15 mois — et qui aura à voter de nouveau en novembre, cette fois pour choisir un président !