Au cours d’un premier temps, qui correspond approximativement aux vingt dernières années, on a assisté à une stagnation des revenus des ménages modestes aux Etats-Unis. Les inégalités de revenus se sont creusées (le salaire médian américain n’a pas progressé durant les vingt dernières années). La progression des revenus aurait dû être insuffisante pour permettre une croissance de 4%. Pourtant cette croissance a eu lieu… Du côté de l’offre, une croissance de cet ordre n’était pas non plus réalisable sans quelque artifice. En termes fordistes/tayloristes, la croissance n’aurait donc pas dû dépasser 1 ou 2%. Pourtant la croissance américaine moyenne est bien restée proche de 4%, donnant des complexes aux Européens, Royaume-Uni exclu… En termes classiques et marxistes on aurait pu s’attendre à une insuffisance de la demande suite à une captation des revenus par les capitalistes (au sens large, incluant les cadres).
Dopage massif
Or ce phénomène n’a pas eu lieu : ce qui a permis de faire l’économie de cette phase de ralentissement, ce sont les merveilleux instruments de la finance mondialisée. Ces instruments ont facilité, favorisé et encouragé l’endettement des ménages. La croissance américaine s’est faite à ce prix. Au prix aussi du déficit américain, acheté par le Japon et la Chine, un phénomène rendu possible par le maintien du dollar comme devise-clé. Il y a eu donc croissance artificielle de la demande.
Mais ces instruments financiers ont également permis un « dopage de l’offre ». Private equity, LBO, etc. On achète des entreprises (en empruntant ici encore par effet de levier) et on impose à l’entreprise achetée de faire des profits élevés, parfois à court-terme et en sacrifiant le long-terme, permettant de rembourser les prêts. On a ainsi visé des taux de return on equity (ROE) de 15%… Entreprises dopées. Le LBO, c’est un peu l’EPO des sportifs de compétition.
En bonne analyse macroéconomique on savait donc que cela ne pouvait pas durer longtemps. 15% de ROE alors que la croissance moyenne ne dépasse pas 5%, pas besoin d’être un prix Nobel d’économie pour comprendre que cela ne peut être que transitoire. Il suffisait d’ailleurs de se souvenir de l’éclatement de la bulle Internet : des entreprises dopées artificiellement, surendettées, avec des PER (price earning ratios) de 80, cela n’a pas duré plus de trois ans.
Cette première phase est importante car c’est avec elle que la crise était programmée. L’atterrissage était inévitable à court terme mais on espérait un « soft landing » : les Etats-Unis avaient réalisé une croissance de 5% au lieu de 2 ou 3%, on allait revenir vers 1%. Dès ce premier temps, le moteur du capitalisme était clair : la cupidité.
Ruée sur le casino
La deuxième phase, c’est l’entrée en scène du « génie financier », entrée en scène spectaculaire. Le jeu a été permis, à son origine, par le crédit hypothécaire américain qui permet à un ménage endetté de s’endetter encore plus lorsque la valeur du bien hypothéqué augmente. Tant que le marché immobilier est orienté à la hausse, tout va bien et l’endettement se poursuit.
Là aussi, on savait dès le début que cela allait mal se terminer. Des ménages dont les revenus dépassaient à peine 10 000 dollars/an endettés à hauteur de 300 000 dollars, tout le monde savait comment cela se terminerait… Mais personne ne savait quand serait sifflée la fin de partie. Tant que cela durait « on » a gagné beaucoup. Les « prudents » on joué le krach inévitable, mais il fallait du sang-froid quand on voyait les gains de ceux qui continuaient à jouer. D’ailleurs certains ont craqué juste avant le retournement (la Caisse d’épargne dit-on a fait ce calcul malheureux).
Pourquoi, au total, l’imprudence l’a-t-elle emporté sur la prudence, pourquoi tant de joueurs autour d’un jeu dont tout le monde savait qu’il se terminerait brutalement et à une date imprévisible ?
Tout simplement parce que ce jeu était, sauf catastrophe, un jeu à somme positive. En effet, il y avait des perdants certains : les ménages américains pauvres ou modestes qui allaient être les « pigeons » de cette affaire… Imaginez un casino, unique au monde, où le zéro de la roulette serait favorable aux joueurs (et non à la banque du casino – ici les joueurs étaient les banquiers et la banque les ménages pauvres) : tous les joueurs du monde afflueraient. Et miseraient des sommes énormes.
Bien sûr, personne ne savait quand le casino sauterait : avril 2007 ? août 2007 ? janvier 2008 ? Un jeu, même à somme positive, si on joue des sommes énormes et qu’on ne connaît pas la date de fin de partie, cela fait toujours très peur aux joueurs. Étaient ainsi en place les deux grands ressorts de l’économie capitaliste : cupidité et peur (greed and fear).
De la crise financière à la crise bancaire
C’est dans cette deuxième phase que le génie financier s’est déployé dans toute son ampleur. Avec l’entrée subreptice d’un autre grand acteur, l’assureur (banquier, hedge fund, broker ou assureur au sens strict, mais un assureur sophistiqué, trop sophistiqué même). On a découvert, un peu tard, trop tard, qu’il avait inventé des instruments subtils pour diffuser, diluer les risques. Sans rentrer dans les détails techniques cela s’appelle la titrisation. On glisse les créances douteuses (encore un euphémisme) dans des véhicules complexes. La titrisation n’était guère transparente, elle interdisait une bonne gestion des risques mais elle rapportait gros à beaucoup d’intermédiaires. Tout cela évoque la tragédie du sang contaminé à l’époque où les échantillons de sang étaient mélangés et interdisaient toute traçabilité. Dans les actifs des banques et des assureurs se sont ainsi glissés des actifs « toxiques ».
Alors le jeu à somme positive, sauf catastrophe, est devenu un jeu catastrophique où tous les joueurs du casino financier mondial, y compris les joueurs qui se croyaient gagnants ou même qui n’avaient pas joué, se sont retrouvés contaminés. On est ainsi passé d’une crise financière programmée à une crise bancaire inattendue. Puisque tous les acteurs étaient ou risquaient d’être contaminés, la confiance s’est évanouie, les banques ne sont plus fait crédit entre elles (credit crunch), la valeur de leurs actifs s’est effondrée, ce qui a encore réduit la confiance… Le casino empoisonné a pris feu.
Incendie généralisé
Mais aujourd’hui c’est une troisième phase qui s’ouvre. La peur devient panique. Et la panique, c’est tout autre chose que la peur car elle ouvre sur des évolutions chaotiques (au sens mathématique) et donc radicalement imprévisibles. Par exemple dans un casino qui prend feu, il suffit que les premières personnes qui s’en aperçoivent restent calmes pour que tout le monde sorte rapidement mais sans bousculade et sans trop de blessés. Si, au contraire, les premiers avertis s’affolent, alors la peur se propage, devient panique, tout le monde se bouscule et se piétine et les victimes sont très nombreuses. C’est peut-être ce qui s’est passé quand le gouvernement américain a décidé de « laisser tomber » Lehman Brothers… Le feu du casino se propage dès lors au dehors de la sphère financière et bancaire et atteint l’économie réelle, c’est toute la ville qui brûle. Car les entreprises anticipent la récession et réduisent toutes leurs dépenses et particulièrement les dépenses d’investissement. Elles savent ainsi qu’elles vont aggraver encore la récession, mais que peuvent-elles faire d’autres pour éviter le risque de faillite ? L’espoir du soft landing n’est plus qu’un souvenir. Cupidité, peur, panique : les jeux sont faits, rien ne va plus !